Ombres d'un Doute (nouvelle, partie 4/4)

« Quelqu’un va remarquer notre absence, suggéra Siloène. Les soldats de la ville finiront bien par forcer les portes de la basilique.

— L’ombre est toujours en bas, la gronda son frère. Tu veux que les sergents du guet meurent à notre place ?

— Je n’ai pas dit ça, se défendit-elle. Je réfléchis !

— Combien de temps peut durer ce fichu bol ?

— Le feu vestal ? On vient de le réalimenter en bois et en huile… Tel que c’est parti, il durera au moins jusqu’à demain midi. »

Et dès l’aurore, l’ombre gagnerait encore en puissance… suffisamment pour étendre ses masses noires jusqu’au toit. Rachert, croyant bien faire, venait de les acculer dans une véritable impasse. D’ici là, les choses ne feraient qu’empirer.

Comme pour lui répondre, le boucan reprit de plus belle. Des craquements grotesques résonnaient en contrebas. Siloène, interloquée, risqua un coup d’œil vers le sol. Ses traits s’affaissèrent tout à fait, et elle constata d’une voix blanche :

« La chaire… Les bancs… L’ombre est en train de les fracasser.

— Laissez-moi deviner, se lamenta Litanie d’un rire jaune. Ils sont en bois ?

— Je crois… Je crois qu’elle les jette dans la vasque. »

Rachert entendit le bruit de buches gigantesques, jetées dans leur foyer. La mort viendrait encore plus vite qu’escompté : avec tout ce combustible, c’était un véritable incendie qui se déclarerait sous peu. S’ils ne succombaient pas tous trois aux ténèbres meurtrières qui leur léchaient déjà les pieds, ils mourraient asphyxiés par la fumée, ou consumés… à moins, bien sûr, qu’ils chutassent beaucoup plus tôt dans le précipice de la nef : cette charpente cèderait tôt ou tard sous la chaleur, malgré sa solidité.

« Je suis désolé, lâcha Rachert aux deux femmes.

— Tu devrais être content, se plaignit Litanie. J’aurai mon bûcher, en fin de compte. »

Rachert, de rage, frappa le mur de son poing. Le sang coulait sur ses phalanges ; il n’en avait cure. Comment en était-il arrivé là ? Il avait accompli son devoir toute sa vie, les Quatre Dieux ne pouvaient l’abandonner maintenant ! Ils n’envoyaient aucune épreuve que leurs fidèles ne pouvaient surmonter, on l’en avait assuré. L’erreur devait venir de lui, rien que de lui. Il devait simplement modifier son approche.

Ses yeux, mus par une force intuitive, trouvèrent alors Litanie.

S’il s’agissait d’une plaisanterie du destin, Rachert ne la trouvait pas drôle… Mais les voies des Seigneurs Élémentaires étaient impénétrables, et leur humour aussi.

Humilié, Rachert se fit néanmoins violence. S’avançant vers Litanie d’un pas lent, il s’agenouilla. La sorcière jeta sur lui deux yeux médusés tandis qu’il baissait la tête et lui attrapait la main :

« Je suis désolé, récita-t-il d’un ton désespéré. Je suis désolé. Recevez mes excuses, ô sorcière… Je ferai tout ce que vous me direz. Prenez ma vie si vous le voulez, mais faites que tout cela s’arrête. Pitié. »

Litanie gémit de dégoût lorsqu’il lui baisa la main. Elle la retira aussitôt. Rachert resta ainsi prostré devant elle, longtemps, dans cette position de soupirant éconduit. Il ne s’était jamais senti aussi nu et ridicule. Pourtant, au bout d’un moment, sa nouvelle déesse finit par lui donner une directive.

« On ne la vaincra pas, décida Litanie Sceau la tête dans les mains. L’âme défunte, il faut… lui donner ce qu’elle veut. Ce dont elle a besoin.

— Quoi ? Noms de dieux, la supplia-t-il en relevant le chef. Quoi ?

— Des rites. Une fin décente… Vous êtes prêtre, non ? Actez sa fin ! C’est la seule façon d’apaiser ce revenant. Vous trouverez bien quelque chose à psalmodier, un éloge funèbre… Improvisez ! Séparez le cadavre de son ombre… déprofanez-le.

— Le… Le cadavre ?

— Il ne peut pas être loin, décréta-t-elle. Les meurtres se sont tous déroulés dans la basilique… C’est sa zone de hantise, les morts sont plutôt territoriaux.

— Il n’est quand même pas dans les fondations ?

— Non, ça ressemblerait trop à un enterrement… Si la dépouille avait été ensevelie, elle n’aurait jamais engendré un être aussi tourmenté ! Le corps doit forcément se trouver dans les parages… mais où ? Peut-être dans les murs, ou… »

Litanie ne termina pas sa phrase ; perdue, un doigt sur la bouche, elle zieutait chaque recoin de l’église qui s’offrait à son regard entre les arcades et les balustrades sans rien trouver… Car elle avait pourtant raison : la basilique ne contenait pas trente-six cachettes. Dissimuler un cadavre dans un chantier aussi fréquenté aurait de toute manière été difficile. Peut-être avait-il été emmené dans un récipient quelconque : une caisse, un coffre, ou…

« Non, s’exclama soudain Rachert d’un air indigné. Pas ça, non.

— Quoi, s’enquit Siloène à leurs côtés. Qu’est-ce que tu as ? »

Rachert n’eut pas un regard pour sa sœur.

Ses yeux s’étaient fixés sur la statue de Saint-Pyrrhus … le bronze de Saint-Pyrrhus, plus exactement, que son aînée avait dessiné et fondu pour la basilique. Une représentation humanoïde, mais plus grande que nature… et creuse, pour économiser le cuivre.

Dans un cri muet, il reconnut le visage de la figure ailée. C’était celui d’un homme qu’il avait connu, plus vrai que vrai, évident comme le nez au milieu de la figure.

« Non, déblatéra Rachert en se levant d’un bon. Non, non…

— Attends ! Qu’est-ce tu fais ? Reviens-ici ! »

Il n’aurait pas dû poser ses mains gantées sur l’effigie du saint. C’était un geste sacrilège… Mais il ne pouvait plus s’arrêter. Déjà, Rachert trouvait sur l’épiderme métallique des interstices, des vis et des agrafes qui n’auraient jamais dû s’y trouver. Quelque part sur la gorge d’airain, on devinait un opercule… comme une tête amovible. Il n’osa pas la desceller. Il devinait trop bien ce qui se trouvait derrière, ce qu’elle cachait… Qui elle cachait.

« ARRÊTE, rugit alors Siloène avec une énergie qu’il ne lui connaissait pas. Ne touche pas à ça, c’est instable… Tu vas l’abîmer !

— Oh, seigneurs », suffoqua-t-il.

Lorsqu’elle comprit à son tour, Litanie s’étouffa elle aussi d’une main sur sa bouche. Désemparé, Rachert se tourna vers sa sœur et l’invectiva d’une voix pathétique :

« Mais qu’est-ce que tu as fait ?

Siloène était méconnaissable. Ses traits doux s’étaient comme durcis, ses pupilles étrangement fixées. Une lippe aigrie et acerbe avait déformé ses lèvres ourlées. Après un temps, elle lui concéda :

« Je ne pouvais pas m’en séparer.

— Hein ?

— Je ne pouvais pas m’en séparer. Cathaire restera toujours avec nous, ainsi. Tu n’es pas content ? Tu l’aimais, toi aussi. Il nous protégera tous… comme Saint-Pyrrhus, qui veille sur nous. »

Si l’ombre n’avait pas continué son impitoyable vacarme de meubles arrachés, la basilique aurait pu sombrer dans un silence sépulcral. L’odeur de brûlé commençait à monter vers les étages. Avec ces flammes qui grandissaient à vue d’œil en dessous d’eux, Rachert se sentait tout à fait en Enfer. Ce n’était plus sa sœur qu’il avait devant lui, mais une démone… une folle qui les conduirait tous deux sur le chemin de la perdition.

« Madame de Castelbanat, intervint Litanie à distance sur un ton mesuré qui trahissait une pointe d’horreur. Je ne suis pas croyante, encore moins carréiste, mais ce genre d’hommage ne me paraît pas… très orthodoxe. À en juger ce qui se passe ici, je crois que votre défunt mari ne l’apprécie guère.

— Tu n’es pas de la famille, lui jeta Siloène. Reste à ta place, créature !

— Je ne comprends pas, balbutiait Rachert. Cathaire, tu… Tu m’avais dit que tu l’avais enterré.

— Et comment aurais-tu pu t’en assurer, sale égoïste ? Je l’aurais fait, l’injuriait son aînée sur le ton du reproche. J’allais le faire. Mais je n’ai pas pu. Au dernier moment, je… je l’ai déplacé et j’ai enseveli un cercueil vide. C’était facile. Il n’y avait pas grand-monde, à l’enterrement. Quant à la logistique… Je devais me charger de tout, comme d’habitude avec toi ! J’ai dû tout faire moi-même. La toilette mortuaire, la paperasse, la dépose, l’inhumation… Tu m’as tout laissé gérer tout seul ! Non pas que ça m’étonne. Quand Père nous a quittés, tu m’as sorti les mêmes excuses… Toujours occupé à tes fonctions, toujours absent ! Ah, ça ne sert pas à grand-chose d’avoir un frère dans le clergé… Tu nous as abandonné, Rachert. Au moment où on avait le plus besoin de toi. Alors, par pitié… Ne nous fais pas la morale. »

Les poings de Siloène se serraient de rage, mais ses yeux restaient secs. Elle avait débité sa diatribe d’une traite… comme si elle la préparait, la retenait depuis des mois.

Rachert ne lui connaissait pas cette hargne, cette rancœur… À quand remontait leur dernière conservation véritable ? Il avait toujours fui Siloène, dans les moments difficiles. C’était après tout son aînée, l’héritière du nom des Castelbanat, celle qui lui disait quoi faire, qui croire, où aller. Les rares faiblesses de Siloène l’avaient toujours révulsé, terrorisé. Ces émois déplorables représentaient l’envers de son univers, une anomalie contre-nature, niaient chacune des certitudes auxquelles il se raccrochait.

La réalité de la situation le transperça de part en part. Ce qu’il avait en face de lui, c’était bien Siloène, le vrai Siloène… Il n’avait rien voulu voir. Quand avait-elle bousculé dans la folie, exactement ? On n’en aurait sans doute jamais la réponse.

« Saint-Pyrrhus, murmura Rachert de guerre lasse. Pardonnez-moi pour ce que je m’apprête à faire…

— Qu’est-ce que… LÂCHE-LE, hurla alors Siloène en le voyant à l’œuvre. Enlève tes mains de là ! »

De ses bras puissants, Rachert enlaça le sinistre chef-d’œuvre de son aînée pour tenter de le soulever. Il aurait sans doute dû enlever son armure auparavant, mais le temps lui manquait…

« Faites miséricorde, Seigneurs, à Votre servant défunt, récitait-t-il entre deux poussées.

— Je t’ai dit d’arrêter, feulait Siloène à ses côtés. Tu vas lui faire mal ! »

Rachert avait à peine hissé la statue d’un pouce que sa sœur s’était déjà jetée sur lui. Il tenta de la repousser d’une épaule, mais Siloène revint aussitôt déjà à la charge. Elle happait ses poignets, les frappait, tentait de délivrer l’effigie de bronze. En temps normal, Rachert l’aurait étalée au sol de toute sa force… Mais il craignait de provoquer la chute fatale de son aînée : les poutres sur lesquelles ils se tenaient restaient étroites… D’ailleurs, il y avait tout juste eu assez de place pour le saint. Un faux mouvement, un déséquilibre, et les deux adelphes se fracasseraient le crâne vingt toises plus bas.

« Qu’il n’ait pas… à subir… le châtiment de ses actes, car il a désiré garder… Votre volonté, baragouinait Rachert.

— Tais-toi, pleurait Siloène qui le martelait de ses poings. TAIS-TOI ! »

Rachert pleurait lui aussi… à cause de l’effort. Cette horreur pesait aussi lourd qu’un cheval ! Jamais il ne s’en débarrasserait. Ses muscles, pourtant bien entraînés, semblaient s’écarteler. Il n’était arrivé à déplacer ce scaphandre que de quelques pouces. Si seulement il pouvait atteindre ce coin, histoire de s’assurer une distance suffisante… Pourtant il devait persévérer. Il fallait continuer, ignorer Siloène qui tentait désormais de lui crever l’œil…

« Et comme la vraie foi… l’a unie ici-bas… à la foule des fidèles, grinça Rachert entre ses dents. Que Votre miséricorde… l’associe là-haut aux chœurs des anges…

— CRÈVE », hurla sa sœur en plantant ses dents dans son oreille.

Rachert, cette fois-ci, gueula. Sa tempe diffusait mille particules de souffrance dans son corps… Si insistante qu’il sentit ses mains faiblir. Le bronze faillit lui écrabouiller les pieds en retombant. Mais alors qu’il s’attendait à recevoir de nouveaux coups, il vit soudain Siloène reculer. Une autre femme l’avait happée : Litanie s’était avancée sur la poutre à son tour, avait profité de son inattention pour l’attraper par le col. Elle tenta de la tirer vers l’arrière, mais elle ne faisait pas le poids. Siloène la fit dégringoler : les deux femmes s’étalèrent toutes deux sur la poutre, dans un bruit sourd… Par miracle, elles avaient atterri sur l’exacte ligne droite du bois, et n’étaient pas tombées dans le vide.

Rachert savait qu’il tenait là sa dernière chance : il s’autorisa une grande inspiration. Puis, les coudes contractés, il prépara son ultime assaut et délivra sa sentence :

« Par les Quatre Dieux, donnez-lui, Seigneurs, le repos éternel… »

D’un coup d’épaule étudié, il bouscula la statue.

Saint-Pyrrhus décrivit un arc-de-cercle au-dessus de sa plateforme… puis le mouvement s’accéléra vers le socle.

Il y eut un effroyable bruit de bois brisé.

Rachert recula de quelques pas juste à temps : l’homme métallique, échoué, venait de pulvériser une partie de la charpente… La poutre se brisa : l’œuvre d’art tomba dans le vide… vers le grand braséro. L’espace d’une seconde, Rachert vit ses contours s’estomper au sein des flammes… Une crémation de fortune pour son beau-frère. Il avait réussi. Tout était fini.

« CATHAIRE », hurla dans son dos Siloène qui se relevait déjà.

Brusquement réveillé de sa rêverie, Rachert vit sa sœur bondir vers l’avant… Ses bras, apeurés, s’animèrent alors pour tenter de la rattraper.

Ils ne l’atteignirent pas.

Une seconde trop tard, ses mains gantées happèrent le vide tandis qu’Siloène s’y précitait. La contremaîtresse chuta elle aussi vers le grand feu, pour rejoindre son bien-aimé. Dans le bruit infernal de la basilique, Rachert ne l’entendit même pas s’écraser dans la vasque du feu vestal. Les deux figures humaines y disparaissaient, consumées…

La basilique s’emplit alors de mille cris.

Rachert, pris d’une violente douleur aux tympans, se recroquevilla les mains sur le crâne. C’était une cacophonie de voix déchirantes, de pleurs languissants et terribles… Il savait d’où elles provenaient. Les sons de leurs complaintes firent trembler les murs cependant que l’Enfer, hilare, ouvrait et refermait ses portes. Une bourrasque démentielle traversa alors l’église, manqua de faire s’effondrer Rachert. Le feu vestal s’aplatit, dansa sous le vent… mais tint bon. Aussi rapidement qu’il avait débuté, le concert de hurlements s’arrêta. La tempête retomba en même temps que le silence.

Sur les murs, l’ombre démentielle avait disparu.

Rachert, au fond de la vasque qui s’était remise à flamber, ne vit rien, rien que les flammes : pas une particule d’airain fondu ni de corps calciné…

Alors, il s’effondra à genoux et se mit à gémir.

Les souvenirs mélangeaient dans sa tête, bons comme mauvais : les anniversaires, les baptêmes, les sourires radieux lors du mariage de Cathaire et Siloène, les dragées que celle-ci avait glissé dans sa poche lorsqu’il était parti au séminaire, leurs courses effrénées dans les champs de blé du domaine Castelbanat, et la peste, la guerre… tout, sauf le deuil.

Litanie Sceau ne disait rien. L’air exténué, elle s’assit sur la plateforme aux côtés de Rachert. Entre deux sanglots, il lui beugla :

« Tu es libre. Laisse-moi. Pars !

— Je ne peux pas. »

Elle resta là, un moment, tandis qu’il pleurait sa sœur. Au bout d’un moment, Litanie lui posa une main timide sur l’épaule.

Rachert n’eut pas la force de la repousser.

FIN

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