Les sourcils de Rachert se hissèrent d’un seul coup. Sur les dalles, à la lumière enflammée du braséro, le pantalon en toile de jute de l’ouvrier projetait une trace noire… Mais, quelques pouces plus haut, les contours de ce double indistinct disparaissaient tout à fait. Bon sang ! Comment cette diablerie avait-elle pu lui échapper ? Litanie, qui terminait d’inspecter le cadavre d’Édinond, rétorqua de son côté :
« Ici non plus…
— Ventrebleu, s’alarma Rachert. Qu’est-ce que ça veut dire ? Où sont-elles passées ?
— Nulle part. Elles sont détruites. Ces gens n’ont plus d’âme. Elles ont été dévorées… par le revenant. »
Il sentit monter dans son ventre un terrible courroux : la Sceau racontait n’importe quoi, bien sûr. L’âme était immortelle. Tout le monde savait cela. L’enchanteresse n’avait pas obtenu l’attention cinq minutes qu’elle commençait déjà à répandre l’hérésie ! Sans desserrer les dents, Rachert tenta de la ramener à des considérations plus terre-à-terre :
« C’est donc un nécromancien ?
— Je n’ai pas dit cela.
— Mais tu parles de morts-vivants…
— De revenants, le corrigea-t-elle en levant les yeux au ciel. Un mort-vivant est un cadavre réanimé par un maléfice… C’est une créature artificielle qui réclame une intervention humaine ! Le revenant, lui, peut apparaître de lui-même à la suite d’un traumatisme.
— Tu veux dire qu’un mage a causé du tort à un défunt ?
— Mais c’est une obsession, chez vous ! Il n’y a pas de sorcier, s’agaça-t-elle pour de bon. Je vous l’ai dit : il n’y en a jamais eu. Cette basilique est hantée, espèce d’andouille ! Vous vous êtes maudits tous seuls ! »
Ses mots s’étaient décochés telle une gifle. Rachert s’était retenu à temps de lui en rendre une, pour de vrai ; mais avec sa force et son gantelet de fer, il aurait pu la tuer. Non, il avait encore besoin d’elle… Il s’entretiendrait plus tard avec les artisans pour leur rappeler qu’ils rôtiraient dans les flammes de l’Enfer s’ils s’abaissaient à croire ces fadaises barbares… sans parler des soucis que pourrait leur causer l’Inquisition Carréiste.
« L’ombre est une des sept composantes essentielles de l’Être, continuait à pérorer Litanie avec condescendance. Il y a le Corps, bien sûr : c’est la structure, le récipient qui donne sa forme et sa cohésion aux six autres. Viennent ensuite le Reflet, le Souffle, le Discernement, le Nom, la Chance… et enfin, l’Ombre. La mort n’est qu’une étape dans le grand cycle de la vie, mais elle reste une grave crise… Il faut bien la gérer. Un problème, notamment, peut survenir… Lorsque le corps décède, les cinq autres parties de l’Être qu’il retient se désagrègent pour retourner à l’Infini. Toutes, sauf une : l’Ombre. Car un cadavre peut continuer à porter une ombre sur le monde physique, n’est-ce pas ? Ce qui signifie qu’une partie de notre âme subsiste sur Terre, alors qu’elle devrait passer dans l’au-delà… C’est ainsi que naissent les revenants. Les différentes religions du globe sont nées pour pallier ce genre de problèmes. »
Cette fois-ci, Rachert se sentit bouillir. Non, elle n’avait pas le droit de mêler la liturgie carréiste à ses divagations. Se poser en ennemie des Quatre Dieux, en servante du Diable, cela pouvait se concevoir ; mais prétendre que les prières, les rites sacrés, les sacrements du culte constituaient une forme de sorcellerie, un pis-aller aux pratiques des enchanteurs, c’était plus qu’il ne pouvait supporter. Mais Litanie Sceau s’enfonçait dans ses divagations :
« Aussi, les mortels ont inventé des rites spécifiques qui permettent de séparer l’Ombre de sa dépouille… La plupart optent pour une scission radicale et réduisent l’ancien corps en poussière, par une crémation. D’autres l’enterrent ou l’immergent, pour laisser l’Ombre rejoindre ses sœurs dans les ténèbres. Certains, même, exposent les restes sur un rocher béni pour que les oiseaux sacrés les dévorent. Mais qu’on lègue l’enveloppe physique au Feu, à la Terre, à l’Eau ou à l’Air, le résultat est le même ! Ces cérémonies funéraires n’ont qu’un objectif : acter la séparation de l’Ombre et du Corps, au cas où elle ne se serait pas effectuée correctement. Mais certains d’entre nous se perdent, et oublient ces notions élémentaires…
— Assez, l’interrompit Rachert qui commençait à perdre son sang-froid. Garde tes sottises philosophales pour toi ! Nous avons encore notre piété. Qu’est-ce que tu insinues ?
— Rien, le défia Litanie qui croisait les bras en s’avançant vers lui. Je constate, voilà tout. Il s’est passé ici quelque chose de grave, qui bouleverse l’ordre naturel. »
Alors, oubliant peut-être le désespoir de sa condition, elle s’adressa avec sévérité aux travailleurs rassemblés autour d’eux :
« Au vu des dégâts déjà causés, si l’un de vous a quelque chose à vous reprocher… je lui conseille de se dénoncer tout de suite. Lequel d’entre vous est coupable ? Qui n’a pas rendu les derniers hommages à ses morts ? »
Certains se signèrent, les yeux baissés. D’autres reculèrent ; la crainte qu’inspiraient les sorcières semblait revenir, tout d’un coup… Même Siloène avait saisi son chapelet, pour prier à voix basse. Et soudain, une pensée terrible traversa Rachert tel un éclair : l’enterrement de Cathaire ! Il ne s’y était même pas rendu… Non, ce n’était pas possible. Oui, par lâcheté, il n’avait pas osé affronter les larmes de Siloène, sa détresse ; il l’avait abandonnée au moment où elle avait le plus besoin de lui… Il pouvait affronter n’importe quel ennemi avec sa main d’épée ; mais on ne lui avait jamais appris à réconforter qui que ce fût. Mais sa foi, elle, n’avait pas faibli : il avait dit les bonnes prières, allumé les bons cierges, envoyé tout l’argent qu’il pouvait pour les obsèques… Et puis, Siloène n’était tout de même pas seule. Elle avait forcément reçu de l’aide pour la cérémonie. Cathaire avait été pleuré, honoré… Son âme reposait forcément en paix.
« Mais enfin, s’exaspéra Litanie. Bougez-vous, espèces d’inutiles ! Vous voulez continuer à vous faire massacrer, l’un après l’autre ? Tant qu’on n’offrira pas une cérémonie décente au défunt qui s’est senti offensé, les meurtres continueront ! Comment voulez-vous adjurer un esprit dont vous ne connaissez même pas le nom ? Vous êtes stupides, ou quoi ?
— Femme, l’arrêta Rachert d’une main autoritaire sur l’épaule. Arrête tes prêches ridicules ! Tu vois bien que ces pauvres gens n’y sont pour rien. Aucun carréiste digne de ce nom ne laisserait partir les siens sans les rites d’usage.
— Bien sûr que si, s’obstinait-elle en se retournant vers lui avec véhémence. L’un de ces balourds a forcément… mal exécuté les rites funéraires ! C’est la seule explication que je vois à tout cela !
— EH BIEN, TROUVE-NOUS-EN UNE AUTRE ! »
Rachert, hors de lui, lui avait gueulé au visage. Litanie, malgré le choc, plissa ses lèvres de dégoût face aux postillons. Ils s’entreregardèrent, dans une haine réciproque.
« Détachez-moi les mains, lui commanda-t-elle.
— QUOI ?
— J’ai résolu votre affaire, alors libérez-moi. C’était notre contrat.
— Mais c’est HORS DE QUESTION, s’insurgea une fois de plus Rachert. Je t’ai demandé qui a commis ces meurtres… Termine d’abord ce travail ! Ou sinon, c’est le bûcher ! Tu n’es plus en position de parlementer… C’est compris ? »
Les bras de Litanie, qui cherchait quelque chose à répondre, retombèrent le long de son corps. Ses yeux avaient perdu en assurance. Il n’y restait plus qu’une peur pure. Sa respiration s’accélérait. Ce fut sur une tout autre voix qu’elle finit par l’implorer, les larmes aux yeux :
« Monsieur de Castelbanat… je suis herboriste ! La nécromancie n’est pas ma spécialité… C’est de la magie noire, ma mère s’est toujours refusée à me l’enseigner ! Je n’y connais rien.
— Eh bien tant pis, décréta-t-il tout en se saisissant d’elle par le bras. On se débrouillera sans toi.
— NON, hurla Litanie alors qu’il la traînait vers le fiacre. LÂCHE-MOI, ESPÈCE DE MONSTRE ! »
Elle n’était pas de taille à lui faire face ; d’ailleurs, des fers retenaient toujours ses bras. Comme elle tentait de se débattre, il passa un bras autour de son cou et l’emporta, toujours plus brutalement. Aucun des ouvriers rassemblés dans la basilique ne s’était opposé à la décision de Rachert, à son autorité de chevalier-abjurateur… personne, à part Siloène. Cependant qu’il ramenait sa captive vers le fiacre, la contremaîtresse se précipitait vers son cadet, tentait de le raisonner :
« Attends ! Il y a sûrement d’autres solutions. On devrait peut-être…
— AaaaaaaaaaaaaAAAAAAH ! »
Le trio se figea sur ce hurlement.
En se retournant vers l’arrière de la basilique, ils virent la femme qui venait de le pousser : une mosaïste… Les gens s’étaient déjà écartés d’elle.
Au milieu de sa poitrine, une main noire comme la nuit surgit. Cette poigne serrait entre ses doigts informes une masse molle qui palpitait encore… Et derrière l’ouvrière se dessinait une trace sombre : non pas la sienne, mais celle d’un homme…
Le bras fantomatique, dans un bruit horrible, lâcha son butin et rentra à l’intérieur du torse qu’il venait de transpercer. Le cœur retomba par terre, rebondit dans la flaque de sang qui commençait à se former sous la blessure. Aussitôt, le reste du cadavre retomba dans une éclaboussure.
Derrière lui, sur le mur de pierre taillée, l’ombre se mit à grandir.
« FUYEZ », hurla Rachert qui relâchait Litanie tout en dégainant son épée.
Personne n’avait attendu son ordre. Mais que fichait-il, au juste ? Contre ce monstre, sa lame lui servirait autant qu’un boulet de canon face à un orage. Tandis que la forme obscure triplait de volume, les ouvriers s’éloignaient à toute berzingue…
« J’ai fait fermer les portes du chœur, s’affola Siloène en arrière. Ils sont piégés ! »
L’un d’entre eux trébucha sur une dalle descellée. Le spectre se saisit alors de lui… Rachert n’eut pas la force de regarder. Au mur, comme sur l’écran d’un théâtre de marionnettes, la silhouette de la femme jouait avec sa proie. Il entendit ensuite un bruit de fruit écrasé…
« Je crois qu’on devrait battre en retraite, osa souffler Siloène.
— Oui, ânonna Rachert qui se sentait défaillir. Ça vaut mieux… »
Ils se retournèrent, abandonnant les autres hommes à leur sort, pour courir jusqu’au porche monumental.
À mi-parcours, néanmoins, ils durent s’arrêter : devant eux, sous l’orgue, l’ombre gigantesque s’était déplacée avec une prodigieuse rapidité. Celle-ci les dominait, leur barrait le chemin ! L’arc lumineux dessiné par le braséro circulaire, au centre de la nef, lui avait permis de traverser d’une traite la basilique…
Dans un réflexe stupide, Rachert dressa vers elle son arme : les contours de la femme obscure se hérissèrent alors, comme les poils d’un chat… Il voulut s’écarter, mais la peur paralysa ses jambes.
« ATTENTION », cria Litanie en le poussant du poids de son épaule.
Rachert, surpris, s’écroula sur le sol ; juste à temps pour lui permettre d’éviter le bras spectral qui venait de fondre vers lui. Retrouvant la mémoire du combat, il évita derechef un second assaut d’une roulade, puis un troisième… Puis il se remit sur pied, tenta un coup d’épée. Celui-ci ne réussit qu’à trancher l’air chaud. Rachert lâcha avec rage cette arme qui lui faisait défaut, pour la première fois de sa vie. La lame clinqua sur le sol de l’édifice. Il tenta de saisir un des membres tentaculaires et informes du revenant, mais ses doigts se refermèrent sur du vide… Cela pouvait durer encore longtemps. Rachert affrontait un adversaire sur lequel il n’avait aucune prise.
« La charpente, cria-t-il à ses deux compagnons. Réfugiez-vous le plus haut possible ! Je vais la distraire…
— Monsieur de Castelbanat, l’implora Litanie une seconde fois. Les menottes…
— Tudieu, râla-t-il en détachant le mousqueton à sa ceinture. Tu ne perds pas le nord, toi ! C’est bien parce que tu m’as sauvé… Siloène, détache-la. »
Il lança le trousseau de clefs à sa sœur. Puis il bondit, pour éviter une autre attaque. Siloène et Litanie, sans demander leur reste, coururent vers les escaliers qui menaient aux galeries des travées supérieures. Rachert, de son côté, tentait de résister aux attaques répétées du monstre. Leur combat rappelait davantage l’entraînement à la lutte que Rachert avait subi dans sa prime jeunesse qu’à un véritable affrontement : il en était réduit à encaisser les coups, poings serrés, ses coudes au-devant de lui. Il était plus rapide que ce spectre, certes… mais de peu. Et, contrairement au spectre, il se fatiguerait tôt ou tard.
« Je déclare forfait », lui annonça-t-il.
Puis, d’un coup de pied, il envoya valser son épée vers le porche. Sa lame, en sifflant, tournoya au loin. Cette ruse déconcentra l’ombre, qui se courba l’espace d’un instant vers cette étrange toupie : suffisamment de temps pour permettre à Rachert de lui tourner le dos. Il se mit à courir de toutes ses jambes, lui aussi, vers les escaliers. Tout en montant les marches quatre à quatre, il entendait derrière lui des bruit secs et fracassants. Des pierres se brisaient, s’éclataient : l’ombre frappait le carrelage en s’élançant à sa poursuite… Mais ces coups, peu à peu, ralentirent et s’espacèrent.
Lorsqu’il parvint aux balcons de l’étage, Rachert eut le soulagement de retrouver Siloène et Litanie intactes. Essoufflé, il s’abaissa un moment pour risquer un coup d’œil en contrebas… L’ombre, toujours démesurée, continuait à agiter ses bras terribles le long des bas-reliefs ; mais elle semblait s’être étendue jusqu’à sa taille maximale, et n’arrivait plus à happer ses victimes.
« La lumière, expliqua Rachert en essuyant la sueur sur son front. Elle a besoin de la lumière pour se prolonger… pour exister. »
De leur perchoir, Rachert apercevait la toiture nue et vide : et entre ses croisements, les collines de Maillefort, les toits de ses maisons. Au loin, le soleil s’était tout à fait couché : la seule source lumineuse de la basilique était donc l’immense réceptacle enflammé du vestibule, tout en dessous. La forme noire restait donc clouée au sol, en dépendait pour sa subsistance.
Ils étaient parvenus à proximité du socle surélevé où reposait la statue de Saint-Pyrrhus. Dans l’abri de cette charpente, Rachert pourrait réfléchir à un meilleur plan.
Son calcul avait payé.
« C’est bien beau tout ça, se plaignit Litanie. Mais comment on redescend ?
— On est à vingt toises d’altitude, admit Siloène. Tous les murs sont à pic ! »
Son calcul se payait cher.
Siloène et Litanie suaient à grosses gouttes, tout comme lui. Autour d’eux, les larges poutres de la basilique formaient un réseau rectangulaire… S’ils sautaient, en visant bien, ils pourraient peut-être progresser vers un autre bout du bâtiment. La descente en rappel, néanmoins, s’annonçait difficile ; c’était risquer de se rompre le cou. De toute manière, ils n’avaient rien à leur portée pour fabriquer une corde solide, aucun grappin.
Ils ne pouvaient qu’attendre.