Nous sommes le premier janvier. Enfin une nouvelle année qui commence, où je compte tenir les ragots et moqueries à distance. Quand nous échangions des embrassades durant les premières secondes de cette année nouvelle, j'ai trouvé mes résolutions pour les douze prochains mois: ne plus me laisser faire par les autres, ignorer les critiques mal intentionnées, et oser afficher ma personnalité au lieu de m'attacher les cheveux et de me cacher des autres.
Cependant, je ne suis toujours pas entièrement convaincu par cette méthode. Aziz a prévenu Romain et Mathieu que j'avais tenté d'engager la conversation avec Cora, m'harcelant désormais tous les trois chaque jour afin d'en savoir plus. Si à chaque nouveau acte courageux je dois supporter des camarades indiscrets ou moqueurs, tout le lycée me prendra pour cible au bout de trois jours. Néanmoins j'ai choisi de changer, pour avoir une vie qui me satisfasse. J'agirais donc selon ma résolution, malgré les risques.
En sortant de la chambre de ma soeur après deux heures où je l'ai aidé sur ses mathématiques, je trébuche sur un étui de guitare. Je me rembrunis en découvrant l'instrument et ne ralentis pas l'allure...
Pour les vacances, le cousin de Raphaël était invité avec ses trois filles à passer Noël avec eux. Jamais Raphaël ne l'a accepté comme cousin à cause de leur trop grand écart d'âge. La plus âgée des filles de Jacques a deux ans de moins que lui, alors il se considère plutôt comme son neveu. En sa présence, Raphaël est un peu intimidé, parce que Jacques parle fort, paraît sévère avec ses filles, et connaît beaucoup trop de choses pour quelqu'un de son âge. Il est doué dans pratiquement tous les domaines: le jardinage, la cuisine, la santé, l'ornithologie, la philosophie, les langues (il en parle quatre couramment et en apprend six autres) et la musique.
Le 24 décembre au soir, après un excellent festin, toute la famille se réunit dans le salon aux duveteux canapés. Les trois filles et Jacques se placent sur le canapé noir, Raphaël, sa soeur et ses parents de l'autre côté de la table basse en bois.
– Je me souviens de cette table basse! s'exclame Jacques en l'examinant de près. C'est celle que je vous ai offert après mon concert à Montpellier!.. Vous n'avez pas nettoyé la marque, là. C'est fou, elle date d'il y a trois ans, lorsque j'avais fracassé ma guitare dans le coin à cause du stress.
– Mais oui, il est vrai que tu es guitariste, se souvint le père de Raphaël. Raph s'y est mis, lui aussi. Un de ses camarades lui prête son instrument une fois par semaine et se charge de lui donner des cours.
De l'autre côté de la table, Raphaël supporte les huit yeux qui s'intéressent soudainement à lui. Jacques dévisage son petit cousin avec intérêt:
– Tiens donc, tu nous joues quelque chose, pour voir?
– Sans guitare ce ne sera pas possible... objecte Raphaël.
Il n'a aucune envie de se produire en public. Devant son ami il a déjà suffisamment honte à chaque fausse notes, alors devant un guitariste professionnel, de sa famille en plus...
– Raph, tu n'écoutes jamais, soupire sa mère. Je t'ai dit pourtant que mon amie a oublié sa guitare sur la terrasse la dernière fois et qu'en attendant de la revoir, tu pourrais l'utiliser pour t'entraîner. Je vais la chercher.
Il sourit pour ne pas montrer sa gêne. Ces adultes, toujours si obstinés, ne veulent pas comprendre qu'il n'en n'a pas envie. Si il proteste, ils vont profiter de chaque occasion pour lui redemander de jouer une petite chanson. Puisqu'il n'a plus le choix, Raphaël passe en revue tous les morceaux qu'il a appris avec Romain.
Une porte claque, et sa mère revient, l'instrument rutilant dans ses bras. Elle le lui tend avec un grand sourire, et tous font silence tandis que Raphaël se prépare à jouer.
La guitare, plus grande que celle de Romain, n'est pas du même style non plus. Il a seulement appris à jouer sur une classique, et on lui passe une acoustique. Raphaël a les doigts glissants de par le stress. Sa soeur tousse à ses côtés à cause de la bataille de neige matinale. Une des filles de son cousin le filme, il entend le "bip" de l'appareil.
– Heu... je vais jouer Petit papa Noël...
– Parfait, on t'écoute. répond Jacques, assis en face de lui.
Raphaël n'est pas prêt, mais ses doigts décident de jouer avant son cerveau. Mentalement, il se répète les notes en même temps qu'il les joue. "Sol dododo ré dooo... Mais, elle n'est pas accordée cette guitare!" Le son sonne faux, les cordes se distendent. Quelle honte! Excepté son cousin, aucun des autres membres de la famille ne doit comprendre que le son disgracieux n'est pas de sa faute. Malgré tout Raphaël continue, mais s'emmêle les pinceaux un moment donné. Ses doigts de la main droite trébuchent sur les cordes, et il se trompe d'une note à la fin. En relevant les yeux, il dévisage sa famille membre par membre. Sa mère arbore un sourire crispé; son père est profondément absorbé par la table basse; sa soeur tousse encore; ses cousines ne filment plus et semblent songeuses. L'une d'entre elle baîlle. Jacques sourit en croisant le regard de Raphaël et ment:
– C'est très bien Raphaël.
Il a dû mal à répondre à son sourire. C'était un fiasco total. Il se sent victime des attentes des autres, mais également de lui-même. Il n'a pas su refuser ce qu'il ne voulait pas faire et maintenant Raphaël s'est ridiculisé. Quand sa mère lui a passé la guitare, l'adolescent avait inconsciemment espéré époustoufler Jacques et ses cousines, leur montrer qu'il pouvait être bon à quelque chose. Si seuemlent la discussion ne s'était pas orientée sur ce sujet-là...
J'en ai assez de me plaindre sans arrêts des autres, alors que tout est de ma faute. Si j'avais refusé et changé de sujet, je ne me serait pas senti ridicule. Si j'avais détendu l'atmosphère par une bonne blague, Jacques n'aurait pas menti en disant que je jouais bien. C'est après cette soirée que j'ai voulu continuer à m'affirmer et que j'ai décidé de ne plus faire les choses seulement pour plaire à mon entourage. A la rentrée, je serai un autre homme. Je vais montrer au lycée que je n'ai pas besoin de leur approbation pour faire ce qu'il me plaît.