Où l'on me voit faire trois fois le même trajet

Par DB18

– Votre carte, s'il vous plaît. me demande la conductrice du bus .

Je m'exécute en frissonnant dans mes habits trempés par la pluie. Elle acquiesce, je fourre ma carte de bus au fond de mon sac avant de m'installer sur un siège libre.

Cette journée au lycée m'a épuisé, mais ce n'est rien en comparaison de ce qui m'attend dès demain matin. Nos journées seront chargées à bloc durant les vacances. Nous allons fêter Noël avec mon cousin, rendre visite à des amis de mes parents... Mais au moins, je suis en vacances maintenant que les cours sont finis, c'est déjà ça.

Je cligne fortement des yeux et fronce les sourcils à cette évocation de ce qui vient de se passer il y a cinq minutes. Pourtant j'ai tenté d'éprouver la même confiance en soi que Flore. Mais ce qui est arrivé fut encore pire que lorsque je n'essayai pas de changer. Voici ce qu'il est advenu:

 

Raphaël mange à la cantine (accompagné de ses amis, pour une fois) et savoure le goût chaud et fondant du gratin de Noël. Mathieu et Romain font du trafic de papillotes avec Aziz, assis à la table derrière. Raphaël aperçoit alors Cora, qui souhaite passer dans l'allée entre les tables, mais les trafiquants de sucreries lui bloquent le passage sans le savoir. Au lieu de rester dans l'ombre, Raphaël décide d'intervenir. Il hèle ses amis:

– Romain, Mathieu, laissez passer Cora.

Personne ne se retourne. On lui a souvent dit que sa voix ne portait pas loin, aussi est-ce avec gêne qu'il répète, un peu plus fort:

– Hé, Romain, Math, laissez passer Cora!

Ceux-ci se retournent enfin, permettant à la jeune fille de passer. Elle sourit à Raphaël pour le remercier. Heureux d'avoir été utile, il lui adresse un signe de la main. C'est la voix rogue d'Aziz qui le ramène à la réalité:

– Alors, pourquoi tu nous déranges?

 

Peut-être parce qu'il n'a pas l'habitude qu'on lui montre de la reconnaissance, ou peut-être parce qu'il gagne en confiance en lui, Raphaël a envie de se rapprocher de Cora. Ils ne se sont jamais parlés depuis la rentrée, mais il ne l'a jamais vu se moquer de lui, et il l'a toujours trouvé intéressante. Elle adore la musique disco, a travaillé l'été pour une chaîne télévisée, et vit avec sa famille dans une kerterre. Une minuscule maison écologique et biodégradable. Toutes ces informations, il les a collectées sans le vouloir parce qu'il l'entendait en parler à ses amies en cours d'anglais.

Après deux heures de réflexion en histoire, il se résout à aller lui parler. Juste avant les vacances, c'est une très bonne idée. Comme ça, elle pensera un peu à lui pendant ces deux semaines qui les sépareront. Il décide de sortir avant Cora du lycée (ils ne se trouvent pas dans la même salle de classe) et de faire mine de sortir en même temps qu'elle. Quand ils marcheront côte à côte, il aura l'occasion de discuter avec la jeune fille.

Cinq minutes avant la fin du cours, Raphaël range discrètement ses affaires une à une. Il est excité, il va enfin devenir l'acteur de sa vie. Une minute avant la leçon ne soit finie, il a déjà bouclé sa doudoune, la main sur sa carte de bus; il va oser lui parler! La sonnerie retentit, et Raphaël court hors de la salle de classe, sans même songer à ce que ses amis vont penser de lui.

Une fois devant le portail du lycée, il attend Cora pour se mettre à marcher en direction du parking trempé par la pluie de décembre. Il sait qu'elle passe souvent avec ses amies par ce côté-là de l'établissement pour quitter les lieux. Ah, la voici! Raphaël accélère et s'attend à la voir le dépasser sur les dalles humides. Mais il est déjà quasiment arrivé au parking et toujours personne. Malgré la pluie glacée qui lui fouette le visage, il fait volte-face pour la trouver.

Raphaël la situe alors dans cette pluie grisâtre, froide et acérée. Cora s'est abritée sous un parapluie avec trois amies. Après évaluation de leur allure de tortue, il décide de faire demi-tour, de la saluer en la croisant (pour qu'au moins elle le remarque) et de repartir par l'autre côté. Certes cela lui fera faire un détour pour attrapper son bus, mais après lui avoir souhaité de bonnes vacances en venant en sens inverse, il ne va tout de même pas repartir avec elle et ses amies. Ce serait lui accorder trop de valeur ouvertement, toutes comprendraient qu'il l'aime bien...

A grands pas marche Raphaël entouré par l'odeur de la pluie d'hiver. Il croise Aziz qui lui demande pourquoi il repart en arrière, mais il décide de l'ignorer. En passant devant le parapluie octopède, il s'exclame d'un air jovial peu convaincant vu son visage froid et trempé:

– Passes de bonnes vacances, Cora!

Le parapluie se relève, découvrant le visage surpris des quatre lycéennes. Ses amies fronçent les sourcils, mais Cora répond d'un air perplexe:

– Toi aussi...

Raphaël poursuit sa route comme si de rien n'était mais intérieurement, il se sent ridiculisé. Il entend une des lycéennes rire, et se sent encore plus honteux. Cora ne l'avait sûrement même pas calculé ce midi. Elle avait dû lui sourire par politesse, c'est tout. Il l'a bien vu dans son regard qu'elle ne comprenait pas pourquoi il lui parlait.

Une fois au bout de la ruelle, l'adolescent est indigné en découvrant un véhicule qui bloque le passage. Des ouvriers qui autopsient le trottoir, mais bien sûr... Il ne lui reste plus qu'à rebrousser chemin une fois encore afin de passer par le parking. "Espérons que Cora soit déjà partie. Si elle me voit revenir dans sa direction elle va commencer à me trouver insistant."

Désespéré par cette horrible fin de journée, Raphaël tourne les talons une fois encore et marche une nouvelle fois sous la pluie clapotante, ses longs cheveux dégoulinants sous son pull. Malheureusement pour lui Aziz l'attend près du parking, sa caquette sur la tête.

– Aha, j'ai compris pourquoi tu fais trois fois de suite le même trajet ! s'exclame triomphalement le trafiquant de papillotes. C'était pour pouvoir espionner Cora afin de connaître son adresse!!!

– Mais non, n'importe quoi... répond Raphaël en accompagnant sa réponse d'un rire gêné.

– C'est ça, c'est ça... J'ai compris ton p'tit jeu, moi!

 

Ainsi, en plus d'avoir raté mon plan je me retrouve harcelé au téléphone par Aziz qui se paie ma tête. Espérons que lui oubliera ce qui vient de se passer aujourd'hui pendant ses deux semaines de vacances...

 

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