Partie 1

– Bon sang, je suis vraiment content de vous voir. Vous savez pas à quel point, les amis.

Avec la lumière tamisée, je vois à peine les autres, juste H. Même mon propre corps disparaît dans son ombre. Recroquevillé sur lui-même, il a les bras cachés sous la table. Ses yeux mornes traînent par-devers moi avec un sourire d'une sincérité qui m'atteint en plein cœur. Pourtant personne ne lui répond. J'en ai mal pour lui. Après tout, il n'est pas bien méchant.

– Nous aussi, H. Tu nous as manqué, dis-je à mon voisin.

Il baisse la tête vers l'appareil brûlant et, de la main gauche, fait couler le fromage fondu sur une énorme pomme de terre qu'il a laissée toute entière. Ce type aime la raclette comme personne. J'étouffe un rire devant son assiette recouverte de charcuterie et de fromage. On voit tout juste une fleur d'un bleu délavé qui dépasse sur le côté, sous un morceau de graisse devenu transparent.

Son autre main reste sous la vieille table de Jeanne. Octogonale, en chêne, gravée de branches de vignes et de grappes de raisin, elle trône en plein milieu de la salle à manger, dix fois trop grande, depuis que Jeanne l'a récupérée de sa famille où elle servait à poser des plantes et à recueillir le vomi du chat obèse qu'ils avaient adopté à ses seize ans. Je le sais parce qu'elle nous raconte cette histoire dès qu'elle en a l'occasion.

Dans un silence absolu à l'exception de H qui mâche et déglutit, je fixe le fromage qui se raffermit sur la porcelaine. Les émanations me donnent à présent la nausée et la chaleur s'accroche à moi. En nage, j'essaie de m'éventer avec ma serviette de table mais Robert fronce les sourcils. Il n'est pas content alors j'arrête.

Qu'importent les vingt-deux degrés Celsius à l'extérieur en plein mois d'avril, H avait froid alors Jeanne a mis le chauffage à son arrivée. Il lui a fait fermer les fenêtres et baisser les volets électriques aussi. Aucun courant d'air ne vient tempérer la chaleur qui s'accumule.

– Vous avez fait quoi ces derniers temps ? Hein, Margot ? dit-il en regardant ma mère.

Elle se raidit et cherche Robert du regard. D'un très léger signe de tête, il lui fait comprendre qu'elle peut parler. Elle s'éclaircit la gorge et débite quelques phrases à toute vitesse.

– Heu... j'ai eu pas mal de réunions et de copies à corriger ces deux, trois dernières semaines. Tu sais ce que c'est avec la fin du trimestre à l'école. Du coup, rien de passionnant. Et toi, Jeanne ?

Pas plus heureuse que ma mère, Jeanne ouvre et referme la bouche plusieurs fois avant de trouver le courage de parler.

– Tu sais bien. Le boulot, les enfants, les devoirs, l'entretien de la maison au début du printemps... Rien non plus d'intéressant.

H donne un grand coup de poing sur la table. Les verres vacillent et se renversent à moitié sur le bois. Jeanne ne réagit pas, si bien que l'eau tombe au goutte à goutte entre les planches trop écartées. Sam, son chat, s'enfuit en courant à l'étage.