PARTIE 1

Notes de l’auteur : L'amour est une vaste souffrance,
La mort en est l'aboutissement logique.

Je m'appelle Elmer Polakov, émigré russe, vivant en France depuis dix-huit ans. Titulaire d'un diplôme supérieur de droits à l'université de Moscou, ma qualité n'a malheureusement pas été reconnue à l'étranger et je dois me contenter d'un poste d'expert comptable au sein d’une petite entreprise de biens. Ma famille, elle, est restée à Moscou et notre correspondance se fait de plus en plus rare à cause des tracasseries administratives dont mon courrier fait l'objet.

Voilà pour ce qui est de mon état-civil. Celui-ci n'est guère réjouissant et n’a rien d'extraordinaire. En outre, je mène une vie banale, sans heurt et je ne me mêle jamais des histoires qui ne me regardent pas. Rien d’important ou de nouveau dans ma vie ne semblait pouvoir arriver et c’était aussi bien comme cela. Les jours, puis les semaines et les mois, et les années passaient sans que rien de significatif ne vienne perturber le cours tranquille de mon existence monotone.

Et puis, il y a trois mois de cela, une chose étrange est arrivée. Je ne serais dire quand cela a commencé, mais c’est un fait qu’un mal de vivre s'est emparé de moi peu à peu, pas à pas. Une mélancolie lancinante et persistante. Comme je vis seul, j'ai tout d’abord pensé que c'était tout simplement le manque de compagnie qui m'affectait. Mais j'ai toujours aimé la solitude et à bien y réfléchir, je n'aurai pas supporté la compagnie de qui que ce soit, non pas par égoïsme, mais plutôt par timidité excessive. Et puis qui aurait voulu partager l'existence d'un vieux chien comme moi ? Maniaque de l'ordre et de la discipline. Perfectionniste enragé, traditionaliste selon la formule, alimentation diététique, pantoufle, pipe et journal, couché tôt, levé encore plus tôt, travailleur consciencieux et discipliné et incorruptible au fond de l'âme. Un véritable prototype de l'ennui et de la morosité.

Oui vraiment, j'étais fait pour rester seul... et pourtant. Pourtant, il y avait cette tristesse obsédante, ce dégoût qui montait, qui devenait plus fort chaque jour. J'avais trouvé un moyen provisoire pour échapper à cette sombre situation : je dormais !

Malheureusement, la méthode n'était pas infaillible. Le sommeil, ce n'était pas si simple, surtout quand on était comme moi sujet aux fantasmes.

C'était toujours le même ! Une jeune femme se tenait devant moi, nue et souriante. Sans dire un mot, elle me fixait de ses grands yeux verts. Je me demandais qui elle était, d'où elle venait, ce qu'elle voulait... Je ne l'avais jamais vu auparavant, même dans la réalité.

Chaque fois, au moment où je me posais ces questions, elle disparaissait. Je restai seul avec ma curiosité. J'avais beau me triturer la cervelle, je ne trouvais pas de réponse. La naissance du doute. Je me réveillais angoissé. Le restant de la nuit j'avais les yeux collés au plafond. Sans répit, sans trêve, l'incertitude me tenait compagnie. Elle me dévorait lentement. La perspective du lendemain me terrifiait. Alors j'essayais de me rendormir. Je prenais un puissant soporifique. Au début, j'ai eu des scrupules. Avoir recours à ce genre de... dérivatifs me semblait contre nature. J'ai surmonté !

Je ne cessais d'ingurgiter cachets sur cachets. Ma conscience s'était faite une raison et mon sens moral aussi. Pas de jaloux !

Régulièrement, presque avec impatience, je me rendais à ce rendez-vous nocturne et onirique pour la contempler. Moi qui n'avais pratiquement jamais levé les yeux sur une femme, qui n'avait jamais connu que ma défunte épouse, je me surprenais à remplir ma vue des formes sublimes de cette fille qui n'existait pas. J'idolâtrais une vision, un fantasme.

Une fois, juste avant de disparaître selon son habitude, elle fit un signe de la main. En fait, pour être exact, elle me fit un signe de la main. Alors quoi, un signal ? Je n'arrivais pas à en saisir le sens. J'étais dans le brouillard. Comme un bateau perdu dans la brume, je naviguais dans une mer de sensations inconnues.

Deux jours plus tard, ma vision extatique était de retour. Elle avait ouvert la bouche, comme pour prendre la parole, puis, de nouveau elle avait fait ce petit geste de la main droite. Dans ma confusion, j'en arrivais à croire que c'était un appel, une invitation à la suivre... mais où !?

Et de nouveau, elle s'évaporait. Le temps de cligner des yeux et plus rien. Mais il fallait absolument que j'aille jusqu'au bout de mes hallucinations. Si, comme je le pensais, c'était moi qui créais ces apparitions, je devais être en mesure de les contrôler ?

Oui, mais ce n'était qu'une simple supposition ! J'avais besoin de savoir, d'être sûr !

À cette époque, je voyageais tellement que je n'avais plus besoin de narcotique pour m'évader. Il suffisait que je me concentre quelques secondes pour rejoindre l'univers paradoxal de mes songes.

Son apparence ne changeait pas, mais elle semblait devenir plus attirante à chaque nouvelle rencontre. Sa beauté mûrissait. Autour d'elle, des volutes de fumées orangées tourbillonnaient dans l'espace indéfini de l'illusion.

Je n'arrivais pas à poser la question qui asséchait mes lèvres. Était-elle réelle ou n’était-ce que fantasmagorie façonnée par mon imagination vagabonde ? Le doute me reprenait plus violent, comme une nausée. Je me réveillais en vomissant sur mon lit. Le fard macabre accroché aux joues, les yeux écarquillés par la peur, je distinguais dans l'obscurité de ma chambre une forme aux contours imprécis et flous. C'était elle. Elle était debout devant moi et je ne dormais pas ! Plein d'appréhension, j'écartais les draps et posais les pieds au sol... mais le plancher avait disparu ! Je flottais dans la pièce ! Le plafond était aussi haut qu'une cathédrale !

Un éclair bleu. Il traversa mon cerveau de part en part !

La souffrance était intolérable. À mes cotés, la lampe de chevet se balançait doucement. Avec un rythme de métronome, elle oscillait de gauche à droite. Les aiguilles de la pendule tournaient sur leur axe à une vitesse vertigineuse. Je devais rester calme, réfléchir. Dans un rêve, le contact physique n'existe pas. En tout cas, je le croyais. Je m'accrochais à cette idée comme on s'accroche au mât dans la tempête. Rassemblant ce qu'il me restait de courage, j'avançais mes doigts jusqu'à effleurer la toile de soie de mon abat-jour. Mon index s'arrêta à un millimètre à peine de la toile hypertendue et se mit à trembler. Je sentais les vibrations de l'électricité statique imprégner l'atmosphère.

Un frisson amer fit vibrer chaque cellule de mon corps comme les cordes d'une harpe. Je luttais de tout mon être pour échapper à cet engourdissement croissant qui tétanisait mes sens.

Et elle... elle dansait au milieu de ma chambre, virevoltant comme un papillon sauvage, la tête renversée, ses longs cheveux d'ébène en désordre sur ses épaules, et elle riait, elle riait à s'en étouffer. Des larmes d'écume roulaient sur son visage, sa bouche palpitait, ses seins se gonflaient et s'animaient d'une vie propre. Même aujourd'hui, je ne peux expliquer le sentiment qui m’animait à cet instant présent. Un impossible mélange de terreur et de désir, d'émerveillement et d'aversion. Tout cela semblait si réel et si... absurde ! Ma raison finit par vaciller et je m'effondrais dans un néant plus noir que le plus noir des cachots.

Les bras en croix au pied du lit, c'est ainsi que je me suis réveillé le lendemain au matin avec, dans la bouche, le goût âpre du sang et les membres tuméfiés. En prenant mon petit-déjeuner, je repassais en mémoire les événements de la veille. À la lueur rassurante du petit jour, mon aventure nocturne semblait s'être dissipée, chassée par le vent froid d'hiver.

Il ne restait qu'une question, simple en apparence et pourtant lourde de signification. Est-ce que je n’étais pas en train de devenir fou ?

Je me posais cette question très sérieusement. Tellement sérieusement que je dus admettre que non. Mais tout cela m’avait peut-être affecté plus profondément que je ne le pensais ? En tout cas, il subsistait un doute et cela suffisait pour que je sois sur mes gardes et me forcer à me surveiller.

Mais ce raisonnement logique à propos de ma santé mentale me prouva que je n'avais rien à redouter de ce coté là, et c'est l'esprit plus libre que je sortais de chez moi pour me rendre à mon travail.

L'autobus était bondé, impossible de trouver une place assise. Je dépliais mon journal et m’apprêtais à prendre connaissance des nouvelles du jour lorsque, soudain, une horrible impression de malaise me gagna.

Pourquoi la foule me dévisageait-elle ainsi ? J'avais la désagréable sensation d'être un étranger. Heureusement une place se libéra et j'échappais, momentanément, aux regards hostiles et pesants. A peine installé, je fus pris de picotements dans la nuque. Instinctivement je me retournais. Derrière moi, une femme volumineuse au teint farineux, semblait accaparée par une boite en métal à la curieuse constitution géométrique. A l'intérieur de celle-ci, se trouvait une bille d'acier qui devait, suite à de nombreux mouvements ordonnés par les doigts boudinés de la grosse femme, se frayer un chemin parmi le réseau complexe des multiples veinures cannelées, pour arriver à la fin en son centre, où trois trous de diamètres différents et de valeurs différentes l'attendaient pour l'engloutir. Le tout ne dépassant pas en grosseur une boite d'allumettes. Assis à ses côtés, un enfant chétif et glapissant s'agitait sur la banquette. Je lui souris... Il me tira la langue et donna des coups de coude à la matrone en me montrant du doigt. Juste au moment où cette dernière allait atteindre son but après une heure de combat acharné et silencieux. Alors, entrant dans une furie démesurée, elle administra au pauvre gamin une beigne de titan qui le colla au siège. Cet incident, plongea la foule des curieux dans la plus sombre consternation.

Bizarrement, c'est moi qui fus l'objet des critiques. On m'apostropha, on me demanda des explications. La masse se fit compacte autour de moi. Les pleurs de l'enfant firent boules-de-neige et tout le monde se mit à pleurer. Le chauffeur s'effondra en larmes sur son volant. L'autobus fit une embardée. Dehors, il neigeait... c'était la veille de Noël ! Après un bref dérapage, le bus se stabilisa devant une vitrine de jouets. Je profitais de la confusion générale pour me faufiler hors de ce véhicule des lamentations. Avançant sur le trottoir verglacé, quelques minutes plus tard, je repensais à cette scène pour le moins étrange. Avait-elle un rapport avec mes visions ? Dans quelle mesure étais-je impliqué dans une situation à laquelle j'étais totalement étranger ? Est-ce que, incidemment, j'étais le manipulateur de forces en présences ? Est-ce que le fait de me trouver à un endroit impliquait que quelque chose de différent de la normale devait obligatoirement s'y produire comme c'était le cas présentement ?

Malheureusement, oui ! La suite des événements allait en apporter la confirmation, et de manière éclatante.

Tout d'abord, l'absence ou plutôt la disparition de Mlle Rachel, la jeune et jolie standardiste. A sa place, à mon grand étonnement, une dame sans âge, aux allures de chouettes et aux lèvres pincées, m'observait derrière des verres épais comme la bêtise humaine. Je me sentais comme un os du quaternaire sous l’œil avide de l'anthropologue. Son examen terminé, elle tendit un doigt décharné en direction des ascenseurs et, d'un mouvement sec de la tête, me signifia mon congé. Je remerciais le cerbère avant de m'engouffrer dans les entrailles de l'immeuble.

Si l'enfer existe, alors il doit trouver ses racines à la compagnie Schurtz § CO où je travaille depuis quatre ans. J'étais seul dans l’ascenseur central, quand celui-ci, au milieu de sa descente, freina brusquement avant de se stabiliser. Les lumières de secours s'allumèrent automatiquement, baignant la cabine d'un éclat rouge sombre. Un grondement sourd se fit aussitôt entendre, venant de la machinerie juste au-dessus de moi. Cela dura quelques secondes et l’ascenseur reprit sa marche normale. Mais cela suffit à me mettre mal à l'aise et je pressentais le pire.

Le directeur, M. Lebon, surnommé par le personnel « triste mine » m’accueillit froidement, me faisant remarquer que mon retard d'une minute était intolérable et que la ponctualité était un précepte moral auquel je devais me plier de bonne grâce et sans discuter. Je subis sa litanie pendant plusieurs minutes avant de pouvoir rejoindre mon bureau. La matinée se passa agréablement, si tant est que l'on puisse qualifier d'agréable la gestion d'opérations d'hypothèques dans un réduit cloisonné situé au quinzième sous-sol. A midi, la pause déjeuner me trouva tout disposé à lui rendre les honneurs qui lui étaient dus. En tant que cadre, j'avais l'avantage d'une table isolé ce qui me permettait de prendre mes repas sans avoir à supporter l'habituel remue-ménage qui caractérise les cantines d'entreprises, bien que celle-ci ne fut guère importante, une quinzaine de personnes en tout.

Mais ce jour-là, j'avais envie de me mélanger avec les autres employés, de sentir leur présence. Bien m'en pris ! A peine étais-je installé, qu'un pan entier de plafond s'écroulait à l'endroit où j'aurais dû me trouver. Ce fut la panique. A l'instar des mineurs, nous autres travailleurs souterrains redoutions le tremblement de terre ou bien encore la défaillance du circuit de climatisation, synonymes tous deux d'une mort inéluctable. Dans ce cas précis, c'est évidemment à la première solution que nous pensâmes, mais le phénomène ne se reproduisant pas, nous fûmes obligés de conclure à un défaut de fabrications dans les matériaux de construction et l'affaire fut classée.

L'après-midi fut fébrile. Chaque craquement était aussitôt interprété comme un signe avant-coureur de la catastrophe. La phobie ne tarda pas à s'installer et à prendre ses aises. Quant à moi, j'étais dans un état d'hébétement quasi total. Si j'avais encore des doutes quant à ma responsabilité sur les événements, ils venaient de s'effondrer en même temps que le morceau de plafond. Mais je n'arrivais pas à comprendre comment... et pourquoi.

Tout se mélangeait, le passé, le présent, les faits survenus pendant et après mon sommeil, le lien entre cette femme si belle et la monstrueuse mégère de l'autobus et aussi de la standardiste ? A quel moment étais - je encore dans le monde des songes et à quel moment revenais-je à la réalité... et quel genre de réalité ? Celle que j'étais en train de vivre ou une autre, plus sournoise ? Une nouvelle réalité dont on ne parviendrait pas à faire la différence avec celle de tous les jours. Un léger décalage qui ferait place à un univers subjectif, qui varierait suivant les jugements, les goûts, les habitudes ou les désirs de chacun ? Un monde en équilibre sur un fil que chacun secouerait afin de le faire tomber de son côté.

J'étais effrayé par ses pensées. Je n'entendis même pas la sonnerie annonçant la fin de la journée et c'est M. Lebon qui vint me tirer de ma léthargie.

En remontant vers le hall, je vis la lumière de secours se mettre à clignoter. Autour de moi, personne ne semblait y prendre garde et je pensais que c'était peut-être seulement pour moi qu'elle clignotait ; sorte de clin d’œil complice me promettant encore beaucoup de choses à venir.

Dehors, il faisait déjà nuit et les boutiques affichaient fièrement leurs enseignes au néon ; racoleuses flamboyantes. Chacune se targuait d'avoir les meilleures affaires au meilleur prix et nous étions comme des insectes, attirés par ce miroitement de couleurs et d'étincelles.

Je relevais le col de mon manteau et traversais la rue en direction du métro. Mon attention fut attirée par un magasin différent des autres. Différent dans le sens où sa vitrine était vide. Apparemment, ce magasin ne proposait ni ne vendait rien et pourtant une foule nombreuse se pressait vers les portes d'entrées. Je trouvais cela singulier et je restais un peu pour suivre ce va et vient. Toutes les personnes qui pénétraient dans cette boutique en ressortaient les bras chargés d'un paquet gris de taille moyenne. Tous, sans exception, avec un paquet identique ; même couleur, même format. J'étais très intriqué, vous devez vous en douter par leur contenu. Je battais du pied sur le pavé enneigé, sans pouvoir me décider à entrer. Bien entendu, dans les circonstances actuelles, je ne pouvais m'empêcher de d'associer l'événement présent à tous ceux, survenus depuis maintenant presque un mois. La raison me dictait de ne pas entrer et la curiosité me murmurait le contraire. Finalement, c'est le hasard qui décida pour moi. Un groupe d'Italien bruyant et surexcité passa près de moi, m’emportant dans son sillage, me bousculant. Une femme, me prit par le bras en riant aux éclats et m'abandonna aussitôt au milieu du trottoir près du métro. Je n'avais eu le temps que de voir le reflet sauvage de ses immenses yeux verts et d’entendre le crépitement de son rire qui résonnait encore dans ma tête. J'avais oublié l'étrange magasin et je rentrais chez moi sans perdre une minute. Je n'avais qu'une seule hâte, me coucher et m'endormir.

 

Ce soir-là, elle ne vint pas ou peut-être... que je ne la fis pas venir ? Toujours est-il que cette nuit-là, je dormis d'un sommeil profond et réparateur. Ce fut une des dernières fois où je pus profiter de cette chance.

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