« Je ne voudrais pas avoir l’air de jouer les impatients ni les malpolis mais faudrait voir à prendre une décision jeune homme, et fissa...
- Ben, c’est que...Je...
- Allez mon garçon ! Secoue-toi la couenne ! On est comme qui dirait dans les emmerdements jusque là. L’aiguille de ma tocante ayant une fâcheuse tendance à jouer les piques au derche, c’est le moment de montrer que t’es ni un cave ni un empafé. »
Un empafé, Fabien ne l’était pas. Le jeune homme n’était peut-être pas un génie, mais un empafé ça non; et un cave encore moins. Il se classait dans la moyenne des gens de son âge, en un peu plus coincé peut-être. Cela dit, quand il était question de ses centres d’intérêts, à savoir l’Histoire et les jeux de rôle, il était capable en dépit de son faciès juvénile de blondinet à lunettes, de tenir en haleine un auditoire. Pour peu que celui-ci fût composé de copains à lui.
Sauf que là, il était ligoté à une chaise en formica jaune dans l’arrière salle crasseuse du bar tabac le Liberté, situé non loin de la gare du Mans. Au sein de ce local exigu, l’univers entier faisait obstacle à sa zone de confort, sous la forme de l’un de ses représentants les plus exotiques. Il s’agissait d’un être à tête de poulpe coiffé d’une casquette de titi parisien. Celui qui venait de s’adresser à lui en parlant comme Lino Ventura dans un vieux polar des années cinquante.
Si le destin ne s’en était pas mêlé, le Liberté n’aurait été qu’une étape dans le parcours hebdomadaire de Fabien. Ce jour-là, un vendredi de Novembre 1991, le jeune homme s’efforçait de meubler comme il pouvait le laps de temps compris entre la fin de ses cours à la fac et le départ du train Corail numéro 6324 à destination de Caen, départ prévu à 16h18, voie B. Soit environ deux heures et demie. Cet interstice entre deux routines, Fabien s’y engluait tous les vendredis depuis bientôt deux mois à la suite de ce qu’il considérait toujours comme une infamie. À savoir, le redoublement de sa licence d’Histoire. La faute en revenait à une valeur de statistiques appliquées aux sciences historiques particulièrement ardue qu'il traînait comme un boulet depuis deux ans. Ce cours devait être obligatoirement validé pour prétendre décrocher le diplôme. Fabien, qui ne décolérait toujours pas, voyait dans cette règle inique la main de mandarins bornés et cruels.
Même s’il n’avait échoué que de peu, Fabien avait préféré l’exil à l’humiliation d’un redoublement à Caen. Sa décision de s’inscrire au Mans avait tenu à la proximité relative avec sa ville d’origine, et à l’absence de statistiques dans le cursus de l’université locale. Depuis, les semaines s’écoulaient avec une lenteur qui plongeait le jeune étudiant dans une demie-vie faite de cours, de lectures studieuses à la bibliothèque et de longues nuits solitaires dans le réduit impersonnel de sa chambre de cité U.
Quand survenait enfin le vendredi, le rituel était toujours le même. Fabien rangeait méticuleusement ses affaires dans son sac avant de choisir de quoi lire durant son voyage. Ensuite, il se rendait à pieds jusqu’au Liberté pour y attendre son train. Ce vendredi, le rituel avait connu un léger accroc sous la forme d’une voisine venue lui demander s’il avait du sucre. L’étudiant avait machinalement accédé à la demande avant de sceller son bagage et de partir.
Au moment où Fabien prenait ses quartiers au Liberté, quelqu’un dont il ignorait tout attendait déjà en face du bar depuis une bonne heure, indifférent à la pluie battante. Un sac pendait au bout de son bras.
Jean-Marc Ligier, dit Marco, n’avait rien du braqueur endurci. Il lui aurait fallu pour cela se donner bien trop de mal. Pour financer son alcoolisme et diverses toxicomanies associées, il se cantonnait aux larcins ordinaires faits de vols d’autoradios ou de sacs à mains.
La veille au soir, il avait bu. Comme d’habitude. Enfin sûrement plus que d’habitude car il n’avait aucun souvenir de ce qu’il avait bien pu faire de sa soirée. À son réveil sur la pelouse d’un jardin qui n’était pas le sien, en plus de sa gueule de bois, il avait senti quelque chose de dur à la base de son crâne ; comme une excroissance. Il avait alors voulu se tâter la nuque pour savoir de quoi il retournait. Au lieu de ça, il s’était levé d’un bond pour se mettre à marcher en direction du taudis qui lui servait de maison. L’allure était très rapide, trop. Marco aurait bien voulu ralentir car il suait comme un bœuf et son mollet commençait à le lancer. Hélas, son corps refusait de lui obéir. Il avait eu beau s’arc-bouter sur le peu de volonté dont il disposait, rien n’y faisait. Il marchait toujours.
Prisonnier à l’intérieur de sa tête, Marco avait assisté durant toute la matinée aux agissements étranges de son enveloppe charnelle. Celle-ci avait commencé par amener dans le garage le fusil Manufrance de son grand-père pour le placer dans l’étau afin d’ en scier les canons et la crosse. Après avoir fourré l’arme dans un sac de sport et dissimulé sa nuque sous une épaisse écharpe, Marco s’était vu quitter la maison. Ce qui le dirigeait devait avoir une idée précise de sa destination car au bout d’un quart d’heure de marche rapide, les jambes de Marco l’avaient porté dans le quartier de la gare, en face d’un café miteux.
Pour sa part, Fabien s’était installé à une petite table ronde en faux marbre cerclée de faux bronze près de l’entrée du Liberté. Il choisissait toujours celle-là car elle offrait une vue sur l’extérieur. Si Fabien avait pris l’habitude d’attendre dans ce café qui semblait baigner dans son jus depuis des décennies, ce n’était pas pour son comptoir aux rebords en vieux laiton patiné en maints endroits par les frottements mille fois répétés de coudes avinés, ni pour sa piste de dés ; et encore moins pour les cartes postales plus ou moins grivoises qui surplombaient la caisse enregistreuse. L’une d’elles provenant de sa région natale, proclamait : en Normandie quand il y a de la moule, on a la frite ! Non, ce qui plaisait véritablement à Fabien dans ce vieux rade, c’était le jukebox. Le vendredi, le jeune homme avait besoin par dessus tout d’un arrière-plan sonore familier pour alléger sa lassitude. Cela, le bavardage incompréhensible des deux vieux au comptoir, fait de marmonnements indistincts dans ce que Fabien supposait être le patois local, ne pouvait le lui apporter.
Ce jour-là, ces deux types, toujours les mêmes, en pantalons de flanelle remontés au-dessus du nombril, chemises boutonnées jusqu’au dernier bouton et casquettes, étaient seuls au comptoir. Fabien avait constaté l’absence du patron au moment où il avait voulu passer commande. Comme il y avait du bruit dans l’arrière-salle, l’étudiant en avait déduit que l’homme était en train de s’y affairer. Alors au lieu d’attendre, il se rendit directement auprès du jukebox pour y fourrer une pièce et lui faire jouer Wind of change de Scorpions. Il choisissait toujours cette chanson. Enfin, le mot choisir était de trop car seul ce morceau trouvait grâce aux yeux de Fabien parmi les nulleries que proposait l’appareil. Au-delà de ses sonorités rock un peu kitsch, il en aimait la dimension historique. On était tout juste deux ans après la chute du Mur.
Une fois assis, il voulut lire en profitant de la musique pour s’enfermer complètement dans sa bulle. Seulement voilà, du fait de l’intrusion de sa voisine, il avait oublié son exemplaire de Conan le Cimérien dans sa chambre. N’ayant rien d’autre à lire pour se divertir, il se leva à nouveau pour aller se saisir du journal chiffonné qui gisait sur le comptoir dans l’indifférence générale. Daté de l’avant veille, l’exemplaire de Ouest-France ne tarderait sans doute pas à servir d'emballage pour le poisson ou les épluchures. Au moment où Fabien s’en saisit, celui-ci ressentit brusquement comme une décharge dans sa main. Il la secoua vivement sous le coup de la surprise plus que de la douleur occasionnée par ce qu’il tint pour quelque manifestation électrostatique. Comme il n’entendait pas rester sans lecture, Fabien revint à la charge. Cette fois-ci, le journal se laissa faire et Fabien retourna s’asseoir pour profiter de la fin de la chanson.
Quand le journal lui parla, Fabien venait à peine d’entamer la lecture des nouvelles du mercredi précédent. L’article consacré aux travaux de voirie suite à un échauffement de la chaussée d’origine indéterminée advenu sur la commune de Coulaines devint soudain autre chose. Sous les yeux incrédules de Fabien, les lettres capitales noires du gros titre se mirent subitement à bouger pour former un tout autre texte :
- REPOSE-MOI SUR LE COMPTOIR !
Fabien cilla puis considéra la feuille de chou avec perplexité. Il mit d’abord ce phénomène sur le compte de la fatigue de la semaine mais le texte se transforma à nouveau :
- VITE !
L’injonction eut l’effet inverse. Fabien restait tétanisé, les deux mains crispées sur les bords du journal. Une seconde décharge vint frapper l’étudiant qui laissa échapper un petit cri aigu. Du coin de l’œil, il vit les deux piliers de bar se retourner comme un seul homme pour le scruter de manière appuyée, sans prononcer le moindre mot. Gêné, Fabien tenta de se faire oublier en se cachant derrière le paravent dérisoire que lui offrait le journal déplié. Un message s’y afficha encore :
- CALME-TOI ET VA ME REPOSER !
- Mais putain ! Qu’est-ce qu…
À deux doigts de perdre complètement les pédales, Fabien n’avait pu s’empêcher de s’exprimer à haute voix. La réponse en lettres capitales ne se fit pas attendre :
- TAIS-TOI ! TU VAS NOUS FAIRE REPÉRER ! DANGER !
Les raclements de deux tabourets en provenance du comptoir indiquèrent à Fabien qu’il avait à nouveau attiré l’attention. Le jeune homme ne comprenait toujours rien de ce qui se tramait mais il saisissait parfaitement le sens du mot « danger ». Il se leva et offrit un timide sourire d’excuse aux faces impassibles qui l’observaient toujours avant de trouver un truc à bredouiller :
« Désolé... Les nouvelles... C’est fou ce truc avec la chaussée à Coulaines... »
Fabien n’avait pas l’impression d’avoir été particulièrement éloquent mais cela avait dû suffire car les deux vieux reprirent leur position initiale. Bien joué, se dit Fabien qui avait besoin de ce modeste triomphe pour se donner du courage, avant de replier le journal et de se lever sur ses jambes flageolantes de trouille. En dépit du stress intense auquel il était soumis, le jeune homme traversa la salle sans encombre. Il avait presque rallié le comptoir, lorsqu’un bruit étrange en provenance de l’arrière-salle détourna son attention, l’empêchant de voir qu’un reste de sandwich rillettes-cornichons abandonné sur le carrelage sale n’attendait que le moment où un pauvre couillon poserait son pied dessus. Ce fut Fabien. Il glissa.
Dans un geste désespéré pour tenter de se rattraper au bord du comptoir, Fabien lâcha le journal. Alors qu’il se retrouvait le cul par terre, l’objet s’envolait en cloche pour aller percuter le verre de Pastis de l’un des deux piliers de comptoir. Sous l’effet du choc, le verre se renversa et son contenu se déversa sur l’exemplaire de Ouest France. Au contact du liquide jaune, l’objet fut parcouru d’une série de petits arcs électriques accompagnés de grésillements. Le phénomène dissipa alors ce qui n’était qu’une illusion : ce n’était plus un journal qui se tenait sur le comptoir mais une sorte d’araignée mécanique faite de métal sombre d’où brillaient deux rubis rouges que Fabien supposa être des yeux.Incrédule, Fabien s’immobilisa fixant, les yeux écarquillés, la chose qui se mit immédiatement à émettre un bip-bip aux accents menaçants. Les deux piliers pour leur part, se mirent à s’agiter en braillant des trucs toujours aussi incompréhensibles.