C’est alors que depuis les tréfonds mystérieux de l’arrière- salle, surgit la masse imposante du patron. Clope au coin du bec, casquette, on aurait dit un colossal sosie de Jacques Prévert. Il tenait une drôle de matraque torsadée dans sa grosse main ; un nerf de bœuf. Avisant d’un regard dur l’étrange machine qui venait de se tourner vers lui, dressée sur ses pattes arrières, il abattit puissamment son arme sur la carcasse de cette dernière. La chose à l’agonie gisait maintenant sur le dos, les pattes l’air. Son enveloppe défoncée d’où jaillissait des étincelles, émettait de sinistres grincements. Ses yeux n’étaient plus qu’un clignotement vacillant, quand dans un dernier spasme l’engin fit s’ouvrir six orifices situés sur son abdomen. Il s’en échappa une substance gazeuse jaune fluo qui emplit rapidement l’espace confiné du bar. Mû par un réflexe de survie, Fabien retint sa respiration et se cacha le visage en fermant très fort ses paupières. Il ne put conserver son apnée plus de quelques secondes mais garda les yeux fermés pour tenter de s’abstraire du bazar auquel il se trouvait mêlé. En vain, car il ne put échapper à la voix de stentor du patron :
- Nom de d’là, cette saloperie a bousillé notre camouflage avec sa fichue bouillabaisse ! Confinement !
Fabien, les paupières toujours closes, essayait plus que jamais de penser à n’importe quoi d’autre. Il ne vit donc pas la vitrine s’opacifier pour se revêtir à l’extérieur d’une illusion montrant un bar vide, un panonceau « Fermé » accroché à la porte.
Marco lui non plus, ne vit pas ce changement car, le corps toujours piloté par il ne savait quoi, il était déjà entré. D’où il se tenait, il observait malgré lui une créature violette à casquette flanquée de deux êtres filiformes qui lui firent penser à des poupées de chiffons en toile de jute sans yeux. Les trois créatures en entouraient une quatrième, celle-ci avait l’air humaine avec deux bras, deux jambes et des habits. En revanche, sa peau violacée était constituée d’écailles parcourues d’un frémissement frénétique. En v’là un qui va pas fort compatit Marco en voyant cet être prostré au pied du comptoir. Une seconde durant, il en aurait presque oublié que sa propre situation n’avait rien d’enviable. Le sac qui pendait au bout de son bras le lui rappela. Toujours prisonnier de son propre corps qui trimballait depuis des heures un fusil à canon scié, il n’osait songer à comment tout cela pourrait bien finir. Mais pour l’instant, il semblait passer totalement inaperçu au sein de ce chaos.
Fabien n’allait effectivement pas fort du tout. Toujours prostré les yeux fermés, il se contentait de répéter putain, putain, putain, en se balançant d’avant en arrière.
- Allez petit ! S’agit pas de moisir ici ! Y a la Régul’ qui nous colle au train ! l’exhorta le patron de sa voix bourrue.
Fabien ignorait ce qu’était la « Régul’ » mais il ouvrit tout de même les yeux. Il découvrit que si le patron du Liberté portait toujours sa casquette, il avait maintenant l’apparence d’un poulpe violet. Crier « HAAHAAAAHH !» très fort fut la première réaction de Fabien. Alors, il voulut se re-cacher les yeux mais ce fut pire lorsqu’il vit ses doigts sans ongles à la peau zébrée de violet recouverte d’écailles. D’un bond, il se leva en hurlant de plus belle pour se mettre à courir droit vers la sortie.
- Vacherie ! J’vous fiche mon billet que c’est un non-conscient ! Manquait plus que ça ! éructa le patron.
L’un des piliers de comptoir, à présent poupée de chiffon, approuva d’un trille aigu.
Marco sentit d’un coup qu’il bougeait mais sans parvenir à voir ce qu’il faisait, non pas qu’il fît noir, mais parce qu’il était invisible. Quand il sentit ses bras brandir le fusil, il ne vit rien d’autre que le décor environnant. Voilà pourquoi personne ne s’occupait de lui, et pourquoi personne n’empêcha son corps de se faufiler vers l’arrière-salle dont la porte était restée ouverte.
Fabien n’avait pu courir que quelques mètres avant d’être littéralement happé par une étrange matière gélatineuse pour se retrouver collé au mur à un mètre du sol, comme une vieille croûte chez un brocanteur.
« Bien joué Poupette, bonne fifille ! » complimenta le poulpe à casquette en s’adressant à la chose visqueuse qui semblait recouvrir le mur tout entier. En réponse, le mur frémit tout en émettant une vibration qui évoqua à Fabien le ronronnement satisfait du chat de ses parents. Ce fut la dernière pensée du jeune homme qu’une douce chaleur envahit avant de sombrer dans l’inconscience.
En franchissant la porte de l’arrière-salle, Marco aurait écarquillé les yeux s’il avait pu. Son enveloppe charnelle venait à peine de franchir la porte fatiguée de l’arrière-salle quand il se retrouva face à la chose la plus fabuleuse qu’il eut jamais vue de toute sa minable vie de poivrot. Une lumière d’un bleu profond parcourue par une infinité de scintillements minuscules rayonnait depuis la surface du miroir de porte d’une vieille armoire. Soudain, depuis un angle mort, surgit une des poupées de chiffon. Marco fit un pas en avant pour l’éviter. L’être ne le remarqua pas, mais à l’instant même où Marco posait son pied, un éclair blanc envahit la pièce, suivi du hululement d’une alarme. Quand il s’aperçut qu’il n’était plus invisible, le corps de Marco avait déjà mis en joue un boîtier couvert de boutons étranges situé à droite de la lumière bleue. Voyant cela, la poupée de chiffon s’interposa en travers de la ligne de tir. Le corps de Marco arma le chien. La créature tenta vainement de se saisir du fusil lorsque le coup partit. L’être reçut la décharge de chevrotines en plein thorax. Une multitude grouillante s’échappa de son enveloppe perforée pour aller se réfugier sous un range-bouteilles tout en poussant de sinistres glapissements. Marco revint vers sa cible initiale et arma le second canon du Manufrance. Un choc violent lui percuta l’arrière de la tête alors qu’il pressait la détente. Le tir fut dévié vers une étagère dont le contenu fait de fioles aux formes bizarroïdes, fut presque entièrement pulvérisé par la volée de plombs. Marco était à terre quand l’être à tête de poulpe lui asséna un deuxième coup de nerf de bœuf avant de marmonner « désolé, pas le choix ».
Fabien n’avait rien vu du chaos qui venait de s’abattre sur l’arrière-salle. Quand il s’éveilla légèrement nauséeux, il était ligoté à une chaise en formica jaune. À côté de lui, un homme qu’il ne connaissait pas, était lui aussi attaché, inconscient. Étrangement, Fabien ne ressentit pas de peur quand la créature violette apparut dans son champ de vision en brandissant une tenaille dont elle usa pour retirer de la nuque de l’autre prisonnier une énième chose monstrueuse. Celle-ci ressemblait à une limace mécanoïde dotée de longs flagelles qui fouettaient encore l’air quand l’homme-poulpe l’écrasa d’un coup de talon. Sa besogne accomplie, le patron du Liberté se tourna vers Fabien :
- Te voilà réveillé !
Fabien demeura mutique.
- Tu dois être encore un peu dans le cirage. C’est à cause des sucs analgésiques de Poupette, ma gélate apprivoisée. On a été obligé de te calmer un bon coup car t’étais en train de dérailler sévère.
Fabien se fichait de ce que lui avait fait la créature qui tapissait le mur car seule sa nouvelle apparence le préoccupait.
- Vous m’avez fait quoi ? Pourquoi je ressemble à ça ? interrogea Fabien en désignant du menton ses mains pleines d’écailles.
- Oh moi, rien. T’es né comme ça, petit. C’est juste que personne t’as mis au parfum.
- Mais non, vous faites erreur, je suis humain !
- Ah ça non, tu viens pas d’ici. T’es un Gledk. Enfin, une version hybridée pour pouvoir vivre ici. Pour ce qui est de ton apparence humaine, c’est un camouflage symbiotique qui permet de faire illusion sur le pékin moyen. Mes amis et moi, on en avait un aussi. Mais cette saloperie de drone d’infiltration a tout fichu en l’air.
Fabien fit le rapprochement avec le journal qui s’était transformé en araignée-robot. Puis, commençant à prendre au sérieux ce que lui disait cette créature, il posa la première question qui lui vint à l’esprit :
- Mes parents ? Ils sont comme moi ?
- P’têt bien, mais y a peu de chance. Il en reste pas des masses des comme toi. T’as sûrement été adopté par de vrais humains après camouflage.
Le calme artificiel dans lequel Fabien était encore plongé ne l’empêcha pas de ressentir un désarroi profond en entendant cette révélation sur ces origines. Et ce d’autant plus que ses parents ne lui avaient jamais rien dit à ce sujet.
Quand Marco ouvrit les yeux, il avait à nouveau un mal de tête pas possible et il était attaché. Cependant, il avait retrouvé la maîtrise de son corps car il put tourner la tête. Il s’aperçut qu’il n’était pas le seul à être ligoté. L’autre captif était en train de converser avec l’être à tête de poulpe :
- Moi c’est Monsieur Paul, j’ai un autre nom mais pour le prononcer, il te faudrait des organes que t’as pas en magasin.
- Fabien, se présenta simplement l’autre.
- Écoute Fabien, ça doit s’agiter dans ton ciboulot comme des poiscailles dans de l’eau bouillante, et tu dois avoir une foule de questions à poser. Mais hélas, on est plutôt pressés car on a ces messieurs de la Régul’ aux miches.
- La Régul’ ?
- La Régulation. C’est la maison Poulaga. Les flics de chez nous. Ils nous ont retrouvé. Comme ils peuvent pas poser le pied ici bas avant d’avoir pris officiellement contact avec votre espèce, ils ont envoyé des indépendants. Ces ringards ont foiré leur coup mais ce qui les dirige ne va pas jeter l’éponge comme ça. Notre répit sera bref.
- Mais alors, vous êtes des criminels ? Interrogea Fabien, de nouveau affolé.
- Des criminels ! Tout de suite les grands mots ! Des hors la loi sûrement, des criminels non. Et si jamais tu te posais la question, il n’est pas dans nos projets d’envahir cette planète. Elle est un refuge. Quand je suis arrivé, j’avais déjà la Régul’ aux miches pour diverses bricoles. Quand j’ai repris ce rade, c’était pour me mettre au vert sur une planète paumée. Puis dans les années quarante, y a eu l’Occup’. Les premiers que j’ai aidés à se faire la malle étaient des humains, ceux à qui les Boches collaient des étoiles jaunes...
- Des juifs, précisa Fabien par souci de l’exactitude historique.
- Oui, et depuis nous continuons, mes amis et moi, à aider tous les parias, les persécutés et autres damnés de l’Univers d’où qu’ils viennent. Car tu vois gamin, l’Univers c’est un peu comme la Samaritaine, on trouve de tout. Il est peuplé, en proportions malheureusement inégales, de gens bien et de salauds. Grâce au portail derrière moi, dit M. Paul en désignant l’armoire illuminée de bleu, nous permettons aux premiers d’échapper aux seconds afin qu’ils puissent vivre leur vie peinard, quelque part. N’en déplaise à ceux qui tracent les frontières et à ceux qui les surveillent.
Fabien acquiesça en silence, l’air grave.
- Voilà, tu sais à peu près tout ce qu’il y a à savoir. En tout cas assez pour faire un choix, conclut M. Paul.
- C’est à dire ?
- Partir avec nous ou rester ici car ce monsieur qui est attaché à ta droite a fort malgré lui détruit notre stock de camouflage symbiotique, expliqua M. Paul en désignant l’étagère jonchée de bris de verre dégoulinants.
- Il n’en reste qu’une dose. Elle est pour toi si tu choisis de rester. Comme il y en a plus pour nous autres, on prendra la tangente via le portail.
Durant un long moment, Fabien resta muet. Les pensées s’entrechoquèrent dans sa tête à un point tel qu’il eut à peine conscience de ce qu’il bredouilla lorsque M. Paul le somma de faire son choix, sous peine de passer pour un cave ou un empafé. Malgré cela, Fabien prit le temps d’examiner sa situation en évaluant chaque paramètre. Après quoi, il parla :
- Je reste.
- T’es sûr ?
- Oui. Je ne sais plus qui je suis ni d’où je viens mais ici c’est chez moi. Ma vie était loin d’être géniale avant tout ça, elle était même merdique. Mais je sais qu’où que j’aille, je devrai me bouger pour changer ce qui déconne. Alors, autant que ce soit sur une planète que je connais.
M. Paul jaugea Fabien du regard avant de le gratifier d’un hochement de tête approbateur.
- Ok petit. Alors je te souhaite bon vent, fit la créature à tête de poulpe avant de détacher ses deux captifs.
Peu après, portant sous le bras une boîte à chat où ronronnait la masse gélatineuse de Poupette, l’extra-terrestre s’avança vers le portail. Il laissa d’abord passer son acolyte de chiffon qui tenait une énorme bonbonne en verre contenant la multitude grouillante de son semblable privé d’enveloppe corporelle. Puis, il s’engouffra à son tour dans la lumière bleue. Le portail l’avait presque entièrement absorbé lorsque que Marco lança :
- Dites, si vous partez... Le bar... Je peux le garder ?
En réponse à cette demande, un bras violet lança depuis le portail un trousseau de clés qui atterrit pile devant les pieds de Marco. Ensuite, l’engin s’éteignit définitivement pour céder la place au fond poussiéreux d’une armoire.
Après que Fabien fut parti vivre une vie qui ne serait plus la même, Marco demeura seul dans l’arrière salle du Liberté. Il y contempla longuement, des étoiles dans les yeux, l’infinité de bouteilles pleines que recelait son nouveau domaine.
tu viens de la pubier mais est-ce que tu l'as écrite récemment ?
j'aurais aimé que ça continue.
jai encore plein de questions mais je vais m'abstenir.
merci encore de m'avoir une fois de plus procuré un moment d'évasion riche en contenu hautement visuel de par tes descriptions :)