– Elle te fait la gueule, Sophie ?
– J’sais pas. Tu sais, Sophie, elle fait la gueule à tout le monde.
– T’as essayé de lui parler ? Si ça se trouve t’as dit un truc qui l’a blessée ?
– Franchement, flemme. Elle est tout le temps comme ça. C’est pas moi le problème,
c’est juste qu’elle aime pas les mecs.
1.
Couloirs du lycée Jacquemart. Murs blancs. Brouhaha. Élèves amassés près des salles de classe. L’humidité d’une fin d’été brouillée par les nuages.
Au milieu, Sophie.
La plupart des garçons la dépassent en taille. Le surveillant ne l’aperçoit qu’à la dernière minute.
– Un problème ?
– Non… Je cherchais juste ma classe. La A21.
– C’est l’étage du dessous. Juste derrière la salle de musique.
– Merci.
Silhouette qui disparaît au milieu des élèves, et ces derniers de s'amasser, nombreux.
– Eh, toi, avec le bonnet ! On court pas dans les couloirs !
L’élève rabroué s'arrête net, penaud, puis repart d’un pas traînant. Un autre, quelques secondes plus tard, a droit à la même remarque. Puis un troisième, après que la cloche a sonné.
– Mais ch’uis en retard, m’sieur.
– C’est ton problème, pas le mien. En classe, mais sans courir !
Et le gamin de marcher vers sa salle, de pousser la porte :
– Pardon, je suis…
Ben elle est où la prof ?
Classe un instant silencieuse. Regards qu’on échange avec le rire qui déborde de la lèvre.
Sophie est dans le fond de la classe.
Elle a quel âge, tu crois ?
Elle se redresse un peu.
T’as vu sa tête ?
– Ici. Si vous voulez bien vous asseoir.
Le gamin écarquille les yeux avant de rougir, de bafouiller, de s’enterrer au troisième rang. Un coup de coude lui adresse un clin d’œil. Sa voisine, derrière lui, se penche en avant pour lui murmurer quelque chose.
– Est-ce que je peux avoir votre attention ?
Sophie est enseignante. Prof de maths. Depuis deux ans.
Ah ouais ? J’ai toujours eu des profs horribles en maths, moi.
Puis de toutes façons, j’aimais pas ça, les maths.
Elle s’est mise à rêver, depuis quelques temps, du brouhaha ; elle est seule devant une classe bruyante, incontrôlable, ne parvient pas à obtenir le silence. Et la honte. La peur.
Elle reprend son souffle. Inspire.
Aujourd’hui, les élèves sont sages. Relativement. Elle distribue les emplois du temps, le règlement, aborde l’année à venir.
T’as vu sa robe ?
Elle est archi maigre, un peu, non ?
Elle se raidit lorsqu’un élève s’exclame ou s’amuse de quelque chose, que le cadre déborde. Plusieurs fois, elle doit ramener un groupe à l’ordre, soit que celui-ci bavarde, rigole d’un point du règlement, s’offusque d’enchaîner deux heures d’histoire.
– Donc ! Je disais…
Elle ramène une mèche de cheveux en arrière — ils ont quelque peu repoussé, durant l’été. Piétine. Lève le ton lorsqu’elle remarque que deux filles n’ont toujours pas rempli leur carnet de correspondance, s’agace de leur façon nonchalante de répondre.
Pff. Elle est chiante.
Ringarde.
Vous avez qui, comme prof principal ?
Nous on a la jeune.
Elle a aucune autorité.
Elle sait pas gérer sa classe.
Je l’aime pas, la prof de maths.
Regrette.
– Donc ! Je vous disais qu’il fallait…
Deux heures plus tard, elle entre en salle des professeurs. D'autres, comme elle, passent la porte avant de rejoindre leur coin habituel. Ils discutent, prennent un café, font quelques photocopies.
Sophie reste un instant figé. Elle finit par choisir une place à l'écart, près de la fenêtre, un sourire poli plaqué sur ses lèvres.
Elle est pas aimable, quand même.
Mais non... elle est juste timide.
Ou alors, elle est coincée.
Elle fait un peu bourgeoise.
Elle pète plus haut que son cul.
Comme elle déballe un paquet de copies, un de ses collègues s’approche par derrière :
– Déjà au travail ? Tu les interroges dès le premier jour ?
Il prend appui sur le dossier de la chaise et se penche légèrement en avant, les yeux plissés, pour mieux voir de quoi il retourne.
– C’est juste des fiches individuelles. Pour apprendre un peu à les connaître.
– Ils étaient inspirés… C’est lesquels, les tiens ?
– Les troisièmes vertes.
Sophie se ratatine un peu plus, tripote nerveusement la anse de sa tasse de thé ; son collègue vient d’attraper une copie d’élève :
– Oh mais c’est Mathis ! C’est un chouette gamin, lui. J’ai sa sœur, en histoire.
Éloïse, non loin, relève les yeux. Un jour, elle sera assise à côté de Sophie et bavardera, un café à la main, de sa future inspection ; elle cherchera des conseils, rira, racontera des potins.
Pour cette fois, elle confirme les dires de son collègue, car tout de même, on aimerait en avoir plus, des comme ça. Autonomes, respectueux, dégourdis.
Éloïse est brune — un long carré volumineux qui tombe sur ses épaules comme un triangle qui s'évase —, elle parle fort et s'exprime avec de grands gestes, mimant nombre de ses dires.
C'est pas elle qui vient de quitter son mari ?
Parait qu'elle l'a trompé. Pendant plusieurs mois en plus.
Quelle honte.
Elle aurait pu penser à ses gosses, quand même.
Ils ont quel âge, déjà ?
Le dernier rentre en CP. Déjà que ça se passait mal, pour lui, à l'école...
C'est pas sérieux, tout ça.
C'était un gars bien, son mari. Il était sacrément amoureux.
Tu verrais la pension qu'il lui verse...
Quelle princesse.
Et son grand ? Qu'est-ce qu'il devient ?
Pourquoi, elle a un troisième enfant ?
Oui. D'un premier mari.
Elle a dû l'avoir jeune !
Trop jeune. A vingt ans, on peut pas être mère.
D'ailleurs ça lui a pas réussi ; t'as vu comme elle s'occupe de ses gosses ?
On devrait toujours faire passer les enfants en priorité.
Elle impressionne un peu Sophie par sa façon d'être, sa manière de parler, et celle-ci se renfrogne légèrement — épaules qui se voûtent, voix qui porte moins —, et Éloïse de la rabrouer, de dire « M'enfin ! Faut se détendre un peu ! C'est qu'le début d'année ; si t'es déjà raide comme ça en septembre, qu'est-ce que ce sera à Noël ! ». Et Sophie de forcer un rire, de détourner le regard.
L’est bizarre, un peu…
Quand même…
Pourquoi elle est raide, comme ça ?
Elle a un problème avec les gars ?
Si ça se trouve, elle est encore vierge…
2.
Sophie pousse un long soupir. La porte de son appartement claque derrière elle, et par devant, dans le salon, une voix la salue.
Les cris des collégiens l’ont suivie sans qu’elle ne s’en aperçoive — elle entend toujours, dans un coin de sa tête, les remarques de certains élèves, le brouhaha des salles de classe.
L’école l’a raccompagnée chez elle.
– Comment ça va ?
Sophie relève la tête. Souris.
– Fatiguée… Un peu. Et toi ?
– Pareil.
Elle s’approche.
– Tu me fais une place ?
– Attends, tu prends tout le plaid, là ! Tiens décale-toi juste un peu, comme ça.
– Dis-le tout de suite, si je t’écrase…
– Ben tu m’écrases.
– De toute façon je l’ai toujours dit qu’il était trop petit ce canapé.
Sophie se blottit contre Augustin et pose sa tête contre sa poitrine.
– Ça a été, ta rentrée ?
– Les gamins m’ont épuisée… Les cinquièmes sont vraiment pas autonomes. Ils arrêtent pas de poser des questions sans lever la main, de demander dans quelle couleur faut écrire, ce genre de trucs à la noix. J’aime vraiment pas les petits…
– Allez, cette année tu vas avoir des lycéens, ça va être chouette.
– Ouais. Je les vois demain, en deuxième heure. J’espère que ça se passera bien.
– Et tes collègues ?
– Je les ai pas vus tant que ça.
– Même pas pendant les pauses ?
– Si… M’enfin tu me connais. J’ai pas pris de pause déjeuner — j’avais des trucs à imprimer, des séances à préparer… Puis les gens se connaissent déjà depuis longtemps. Moi, je débarque. Ils mangent ensemble, se retrouvent en salle des profs pour papoter bébés, poucettes et gosses à récupérer à l’école.
– C’est ta façon de me dire que t’en veux un ?
– De quoi ?
– De gamin.
– T’es bête…
– Ben quoi ?
– J’en ai déjà 30, des gamins. Multipliés par le nombre de classes.
– Tu sais, les familles nombreuses, ça revient à la mode…
– Pourquoi… T’aimerais en avoir un, un jour ? Un enfant ?
– Peut-être…
– J’serais nulle, comme maman.
– Moi pas.
– T’es vraiment bête…
– Mais je t’aime. Ça compense un peu, non ?
3.
Dans la nuit, septembre a été crocheté avec un filament de soleil.
Lorsque Sophie passe le haut portail, l’établissement, derrière les arbres, a ses plus hautes fenêtres nimbées de lumière — elles les reflètent, disques dorés —, et le ciel bleu, au-dessus, gagne en intensité à mesure que le jour se lève.
Aujourd’hui, il fera beau.
Sourire. Sac qu’on serre contre soi.
Dans la clarté du petit matin, alors que le collège n’a pas encore été évidé de son calme par l’arrivée massive des élèves — seuls quelques uns sont déjà arrivés, déposés très tôt par un parent ou par un bus scolaire —, Sophie s’avance, pousse la porte, s’éloigne de la salle des professeurs pour regagner la classe où elle aura cours en première heure.
Les couloirs sont presque vides. Un collégien, parfois, referme son casier avant de retourner dans la cours, un autre sort des toilettes, un dernier se cache dans un recoin, espérant qu’un surveillant ne le trouve pas, qu’il pourra, ainsi, profiter un peu plus longtemps de la chaleur des murs, à l’abri de la brise fraîche qui souffle au dehors.
Sophie monte les escaliers. Sa classe est là.
Serrure qui cliquette.
Porte qui grince.
Le tableau noir, les tables nettes, et les arbres, par la fenêtre.
Le silence.
Sophie sort ses affaires, son ordinateur, s’assoit au bureau.
Quelques secondes, elle observe les rangées de chaises, s’imagine ce que cela lui faisait, d’être assise là-bas. Regrette de ne pas y penser plus souvent.
Puis son travail l’accapare, l’immerge dans une concentration paisible : les titres de séquences et les activités se juxtaposent dans son esprit, viennent se figer dans des tableaux, des fiches de préparations, et elle se surprend à avoir hâte de faire telle ou telle séance — elle imagine la réaction des élèves, se plaît à se demander quelles seront leurs remarques, leurs réponses, leur appréciation, s’ils comprendront, aussi, s’ils ne seront pas perdus, et pourquoi ils le seraient —, et lorsque les couloirs s’animent, un pincement au cœur.
Le bruit, déjà. La sonnerie, bientôt. La porte qui s’ouvre en grand, les élèves qui débarquent, remarquent la présence dans le fond de la salle :
– Oh ! Bonjour Madame !
Elle est déjà là ?
Elle a pas de vie, ou quoi ?
Elle est ponctuelle, elle, au moins…
– Bonjour !
– Bonjour Madame !
Et de répondre, de répéter, inlassablement, le même mot, sur le même ton, pour saluer, sans savoir si cela convient ou non.
– Bon. On commence ? Est-ce que je peux avoir votre attention ? Bien… Timéo, s’il te plaît ? Timéo et Gabriel, on vous attend. À droite, vous écoutez ? Donc ! Aujourd’hui, nous allons… Timéo !
– Z’avez qu’à commencer, Madame. C’est comme ça qu’ils font, les autres… Ils vont finir par se taire.
Elle a vraiment aucune autorité.
– Faut crier, Madame.
– Non.
– C’est comme ça, qu’ils font, les profs.
– Eh bien moi, je n’aime pas crier. Ce n’est pas à moi de crier, c’est à vous de vous responsabiliser. Vous êtes des troisièmes ; vous n’avez plus l’âge qu’on vous materne ou qu’on fasse la police.
– Ça marche pas comme ça, Madame.
– Valentin, tu me fatigues. Tout le monde ! Nous allons faire le point… Il y a des règles de savoir-vivre !
Elle fait pitié, un peu…
À la récréation, elle est dans le bureau d’un responsable de niveau, un de ses élèves en face d’elle, braqué, la lèvre boudeuse, les yeux baissés. Lorsqu’elle fait un mouvement vers lui, l’autre recule, jette un regard — il calcule quelque chose ; Sophie s’efforce de deviner quoi. Elle parle, n’obtient pour toute réponse que des hochements de têtes, des grognements. Alors qu’elle demande à cet adolescent qui, un instant, paraît redevenir enfant, sa collègue entre dans le bureau, s’étonne :
– Mathis ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Un problème ?
Sophie agite la main, confuse — gênée qu’on la voit dans ce qu’elle pense être une position de faiblesse, conséquence d’une potentielle erreur, d’une insuffisance.
– Non, non. Un accroc. Rien de grave. Tu peux y aller, Mathis.
Quand l’élève a refermé la porte derrière lui, Carine s’assoit à son tour. Sophie se ratatine.
– On t’a dit, pour Mathis ?
– De ?
– Son trouble de l’opposition ? Il est TDAH. Il a même un PAI. Mais il prend pas toujours ses médicaments, donc…
Les lettres tournent, Sophie tente de se raccrocher à celles qu’elle connaît, celles qu’elle comprend. Elle se ramasse sur elle-même.
– Son dossier est dans mon casier, si tu veux.
– Ok, je regarderai.
– Y a un Google doc, dans le drive de la vie scolaire. Je sais plus où il se trouve… Mais tu devrais avoir la liste des élèves à problèmes.
– Mathis, ça va bien, avec son père ?
– Bien sûr, pourquoi ?
– Je sais pas. Il… Il en parlait bizarrement.
– Non, tout va bien, de ce côté-là. T’as qu’à lire son dossier, si besoin.
Sophie hoche de nouveau la tête — elle aurait aimé qu’on lui parle du dossier avant ses premiers cours, aurait aimé qu’on ne la voit pas ainsi, confuse, ignorante. Le regard de l’élève lui colle à la peau, sa fragilité, son opiniâtreté, sa colère.
Elle est jeune.
Elle va pas se mettre à pleurer, quand même ?
Elle y repense encore, le soir, lorsqu’elle rentre chez elle. Sur le trajet, dans le métro, dans la cage d’escaliers, sur le pas de la porte.
– C’est moi. Je suis rentrée !
Augustin n’est pas chez elle, ce soir. Il a laissé un mot sur le frigo, expliquant qu’une de ses missions humanitaires risquait de finir tard, qu’il rentrerait directement chez lui, qu’il a laissé un plat et un dessert dans le frigo, qu’il lui souhaite bon appétit, qu’il espère que sa journée s’est bien passée, qu’il l’aime.
Sophie sourit, regrette, aussi, de devoir garder en elle, amalgamées et lourdes, toutes les émotions, pensées et péripéties de la journée, et c’est dans le silence de son appartement qu’elle s’installe, son plat réchauffé sur les genoux, à son bureau. Des copies l’attendent, des préparations de cours — tout ce qu’elle a préparé durant l’été lui semble hors de portée des élèves qu’elle a découverts ces derniers jours. Elle les imagine un instant, entend de nouveau leur brouhaha, revoit leurs expressions tantôt lasses, tantôt peinées, tantôt moqueuses.
Au travail.
L'entrée en matière est rapide est incisive. Certains passages, en mode "bruits de couloir" m'ont parfois un peu perdue, je n'étais pas toujours certaine que ça se rapportait à Sophie ou si d'autres personnages mangeaient au passage. Par contre j'adore l'idée, c'est incisif, des mots qui peuvent paraître anodins mais qui sont incisifs et qui cumulés, atteignent une certaine violence.
Aussi, j'ai repéré du futur, j'ai un peu le sentiment que c'est ta marque de fabrique à présent xD J'aime toujours.
Très touchante, la scène du retour à la maison. Très naturelle et elle pose bien les contours de la relation et les personnalités du couple. C'était d'une douceur agréable, comme un interlude au sein du chapitre.
J'ai trouvé un peu bref le passage sur Mathis, et un peu obscure la raison de sa présence dans le bureau. Aussi, je n'ai pas compris qui lui indique qu'il peut partir alors qu'il ne s'est rien réellement passé en sa présence.
Une petite coquille :
- "retourner dans la cours" -> la cour
À bientôt ! :)
Un plaisir de te croiser ici ! Cette histoire tranche un peu avec le style de celle que tu as lu avant ; c'est un peu plus froid et moins narratif ? Et Tâtonnant, aussi : j'avais envie de tenter autre chose.
Merci, en tout cas, d'avoir pris le temps de me lire et de me faire un retour ; ça m'aide beaucoup à me faire une idée de ce qu'on perçoit à la lecture. Je vais voir ce que je peux faire pour essayer de rester assez sommaire dans les explications sans que ça ne perde personne pour autant !
Je me demande ce que tu penseras de la suite !
J'espère que tu as passé de bonnes fêtes ! J'en profite pour te souhaiter une belle année et pleins de réussites dans tes projets littéraires ! ;)
A bientôt !
Pour en revenir à ce chapitre, je ne sais pas si le style est plus froid et moins narratif, je crois qu'un seul chapitre c'est trop court pour vraiment me faire une idée ! Mais je compte bien continuer, dès que je peux ^^
À bientôt :)