Partie 2

Par Loutre

 

4.

Voilà une semaine que Sophie rentre un peu plus tard chaque soir. Parfois, Augustin l’accueille, un sourire inquiet sur les lèvres. Sophie en vient à préférer les salutations livides et muettes de son canapé. Elle est fatiguée, un peu découragée ; l’idée, chaque matin, de devoir se rendre à l’école lui serre un peu plus l’estomac. Mais elle fait front, se force, chaque fois que son réveil sonne, à se lever, s’habiller, préparer son sac et traverser les couloirs où elle se sent comme une intruse, une enseignante illégitime et incompétente. Son jeune âge la pourchasse partout, en salle de classe comme en salle des professeurs.

Ça me rajeunit pas, tout ça...

Elle pourrait être ma fille.

Je me souviens, à mes débuts…

Je sortais de l’école normale, j’étais payée une misère,

les jeunes d’aujourd’hui ont été augmentés,

alors qu’ils sont même pas formés,

juste jetés là, devant les classes,

franchement, ce métier, c’est de pire en pire.

Lorsque ses collègues la trouvent, le soir, à photocopier des polycopier, à préparer des séances interminables, ils saluent sa vocation, parlent du feu sacré de la jeunesse.

Ça finit par passer.

Le niveau des élèves baissent chaque année,

sans parler de leur comportement !

Eux aussi avaient eu l’envie de bien faire.

Sophie s’attriste d’entendre parler de son métier comme d’un macchabée qu’on sortirait de la tombe à chaque début d’année, comme pour une énième mascarade. Elle sourit tout de même, hoche la tête, dit qu’elle comprend sans pouvoir effacer le visage de ses élèves qui apparaît dans son esprit — et le décalage entre son envie de les aider, et leur volonté, à eux, de se trouver ailleurs, partout sauf à l’école.

– Ce qui est dur, c’est que personne ne sait me dire c’est quoi, être un bon prof.

Augustin est allongé près d’elle. Elle est rentrée un peu plus démolie qu’à l’ordinaire — c’est la première fois qu’elle faisait sortir un élève de cours. En fin d’après-midi, lorsqu’il lui avait fallu justifier cette sanction auprès de la vie scolaire, elle s’était sentie honteuse.

Juste pour ça ? Ça vaut une exclusion, ça ?

Faudrait quand même pouvoir gérer ce genre de choses, à la longue…

Sans en passer par l’exclusion, quoi.

Débutante…

– Avant, je pensais à ma prof de français. Tu sais, celle qu’on avait en seconde. Je me disais que c’était ça, une bonne prof. Que je voulais devenir comme elle.

Lorsqu’elle avait passé la porte, se croyant seule — Augustin ne se trouvait pas dans la salle de séjour —, elle avait éclaté en sanglots. C’est seulement en l’entendant que son petit ami s’était approché, doucement, pour la prendre dans ses bras. Il était là ? Surprise, un soupçon de honte glissant de nouveau avec un hoquet, Sophie avait voulu se ressaisir. Augustin avait resserré un peu plus son étreinte, sans rien dire. Au bout de quelques minutes, Sophie s’était sentie un peu mieux. On l’avait faite s’asseoir à la table de la cuisine, on lui avait servi un thé bien chaud, de quoi se restaurer, puis on l’avait glissé doucement vers la salle de bain pour qu’elle puisse s’y détendre. Un bon bain chaud, ça lui ferait du bien. Mais Sophie avait demandé à ce qu’il reste. L’eau de la baignoire, avec leur poids, était montée un peu plus haut.

– Et maintenant ? T’as changé d’avis ?

– Je sais pas. Je crois ? Quand je vois mes élèves, je me dis… Que c’est pas de ma prof idéale, dont ils ont besoin. Avec moi, sa façon de faire fonctionnait… Mais parce que j’avais un profil particulier : bonne élève, déjà, puis j’aimais lire. Et j’étais respectueuse, aussi. Des règles, des personnes… Jamais je me serais permis… M’enfin.

– C’est quoi, alors, un bon prof, pour toi ?

– Je sais pas. Justement, c’est ça le problème. Je sais pas. Quand tu demandes aux gens, ils ont tous leur avis sur la question. C’est péremptoire. Vindicatif. Y a ceux qui te disent que l’école bride la curiosité des gamins — alors que la plupart, on leur a jamais lu d’histoire, on les a jamais sorti de leur chambre pour aller dans des musées, au cinéma… Y a ceux qui te disent que eux, ils serreraient la vis. Qu’il y a plus de respect, que les valeurs se perdent. Limite, si on revenait au bon vieux temps où on frappait les gosses et où ça filait droit, pour eux, on retournerait sur le droit chemin… Et au milieu de tout ça, moi… Ben je sais pas. Avant de commencer, je pensais savoir. C’est pour ça que je voulais devenir prof ; parce que je voulais transmettre ce que j’aimais, aider les autres, compter pour eux comme certains profs avaient compté pour moi. Sauf que c’est du vent, tout ça. En pratique, ça ressemble tellement pas à… à ce que j’imaginais. Être seule, face à une classe… Cette posture frontale, cette foule de têtes, devant toi. Cette absence de contrôle, aussi. Puis l’impression de servir à rien. Des fois, t’es fier trois minutes parce que le bon élève de ta classe a compris, m’enfin de toute façon, tu lui aurais filé la leçon sur polycopié, ça aurait été la même ; lui, il avait pas besoin de toi. Ceux qui auraient vraiment besoin d’aide, ils sont dans le fond de la classe, ils s’ennuient et n’ont absolument pas l’intention de se mettre au boulot. Parce que ça les gonfle. Que ça les intéresse pas. Et souvent, non seulement la lecture ou l’écriture c’est difficile, mais la gestion des émotions aussi, la concentration, le respect… Autant, je peux aider, quand on parle juste d’enseigner une notion ou une compétence ; mais je suis pas psy. Et souvent, c’est de ça dont ils auraient besoin, les gamins. Je dis pas que l’école leur servira à rien, mais tant qu’ils ne seront pas mieux dans leur bottes, c’est comme si, pour le moment, ben c’était peut-être pas la priorité… Ça fait mal, un prof qui dit ça, non ?

Le lendemain, Sophie retourna à l’école, récupéra ses affaires dans son casier puis y déposa un paquet de copies corrigées la veille avant de s’enfoncer, sans saluer ses autres collègues arrivant au compte-gouttes en salle des profs, dans les couloirs. Non sans songer au cours à venir, elle s’efforça au maximum de lutter contre son envie de raser les murs. Certains élèves la saluèrent. Elle répondit avec un maigre sourire. Aurait aimé s’exprimer avec plus d’assurance. Alors qu’elle allait pousser la porte de sa classe, Éloïse, non loin :

– Sophie ! T’as reçu le mail de la secrétaire ? Faut passer récupérer ses états de service.

Balbutiements. Hésitations.

– Les quoi ?

Quelques minutes plus tard, Éloïse la traînait vers le secrétariat en lui expliquant les us et coutumes administratives du corps professoral :

– On nous en demande toujours plus — comme si on avait pas déjà suffisamment à faire. M’enfin, là, on va dire que c’est pas ce qu’il y a de plus illogique, faut juste vérifier qu’on t’a pas sucré des heures, ce genre de trucs.

Éloïse marchait vite malgré ses hauts talons claquant contre le carrelage. Ce fut elle qui poussa la lourde porte du secrétariat, saluant la vieille femme qui se trouvait derrière le bureau.

– J’ai commencé là. Avant d’être prof, je veux dire. Je sais pas ce qu’il m’est passé par la tête. De quitter un bureau bien chaud et au calme, je veux dire. Salut Patricia ! On se prend un café, à la récrée ?

Et une femme, non loin, de s’arrêter, une pile de feuilles dans les mains :

– Ouais ! Bien sûr !

– Au fait, ça va, ton mari ? Il était en arrêt, non ?

– Oui, ça va mieux. Il a repris hier. Il a encore mal au dos mais, bon, il commençait à tourner en rond, à la maison. Et toi, ta môme, comment elle va ?

– Oh, Maëly tu la connais. Sa maîtresse arrête pas de me dire qu’en classe, c’est une vraie princesse. Elle mène ses autres copains à la baguette. Mais bon, du moment qu’elle est sérieuse…

Une paire de lunettes se lève vers Sophie, l’interrogeant du regard. La jeune femme s’arrache du flot de paroles qui fusent à sa gauche, se concentre :

– C’était pour récupérer mes états de service…

Une feuille garnie de chiffres, tous serrés au creux de minuscules colonnes.

– Je dois signer où ? À droite ?

– C’est ça.

– Attends, s’en mêle Éloïse. Tu comprends ce que tu signes ?

La jeune femme de s’amuser lorsque Sophie secoue la tête, de s’approcher d’elle, de pointer du doigt les lignes qui s’entremêle, d’en expliciter le sens.

– Ça, c’est ton échelon. T’as pas le concours, encore ?

– Non…

– Faut que tu le passes. C’est dommage de rester vacataire. Tu t’es penchée sur la question ? Je crois que cette année ils ont un peu rallongé la période des inscriptions.

– Je…

– Tu fais comme tu veux, hein. C’est ta première année, c’est ça ?

– Pas vraiment. J’ai fait un remplacement, l’année dernière. Mais juste sur une petite période.

– Vacataire, reprend la paire de lunettes, ça reste très précaire. Et y a pas d’avancement.

– Déjà qu’on gagne pas grand-chose… Puis passer le concours, ça coûte rien. Pleins de gens l’ont pas du premier coup, de toute façon. Au moins tu vois à quoi ça ressemble ; ça te laisse le temps de te décider. Si tu veux rester prof ou non, je veux dire.

Éloïse lui aura expliqué le reste des encadrés, mais ce sera ses premières remarques qui accompagneront Sophie chez elle. Le soir, une fois sa journée de travail terminée, elle s’installera devant son ordinateur et ouvrira quelques pages web. Son regard parcourra les pages qui défileront devant ses yeux, et avec elles, des questions plus profondes.

– Oui allô ? Augustin ? Je te dérange ? Je… Je voulais te parler d’un truc. Mais si ça doit attendre, je… Oui ? T’es sûr ? Parce qu’on peut se rappeler plus tard, hein. Ok… Merci. C’était pas urgent mais c’est vrai que ça me travaillait un peu. Je… J’hésitais à… ’Fin c’est qu’on m’a parlé du concours, aujourd’hui. Pour être prof. Et je me disais que peut-être, je pouvais peut-être tenter… T’en dis quoi, toi ? Non, je sais bien que tu peux pas décider à ma place. Mais j’avais envie d’avoir ton avis. Attends, une seconde, je te mets sur haut-parleur, avec le bruit derrière, je t’entends mal.

La voix d’Augustin résonna dans son salon : « T’es sûr que tu veux devenir prof ? »

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Cléooo
Posté le 08/01/2025
Coucou Loutre ! Lecture de ce second chapitre, j'accroche bien à cette histoire.
Je vais commencer par la fin mais : j'ai beaucoup aimé la chute. J'arrive bien à ressentir le point de vue d'Augustin. La voir pas bien, pleurer quand elle croit être seule... Forcément que ça l'inquiète qu'elle veuille continuer. Et franchement, à sa place, j'aurais aussi tendance à dire qu'il faut sérieusement se poser la question. C'est un métier important, il en faut, mais de là à se détruire, je ne sais pas. Bon je suppose qu'elle va pas répondre qu'okay elle arrête, sinon l'histoire se finit un peu vite, mais bon !

Quelques remarques diverses :
- "que personne ne sait me dire c’est quoi" -> ce que c'est, que d'être un bon prof ? J'ai trouvé la tournure un peu pauvre.
- "Je sais pas. Je crois ? Quand je vois mes élèves, je me dis… Que c’est pas de ma prof idéale, dont ils ont besoin. Avec moi, sa façon de faire fonctionnait… Mais parce que j’avais un profil particulier : bonne élève, déjà, puis j’aimais lire. Et j’étais respectueuse, aussi. Des règles, des personnes… Jamais je me serais permis… M’enfin." -> j'ai beaucoup beaucoup aimé cette réplique. Qui couvre très bien les différences entre les élèves et la difficulté de s'adapter à chacun.
- "à la récrée" -> je pense pas qu'il faille mettre le e. C'est une abréviation de récréation.
- "T’es sûr que tu veux devenir prof" -> t'es sûre*

Je rajoute une chose : j'ai beaucoup apprécié le côté choc de générations aussi.
C'est pas propre à l'enseignement je pense : dans tous les métiers, il y a toujours des gens qui disent "à mon époque"...
Moi en l'occurrence, j'ai plutôt vécu le contraire, des boulots dans lesquels on demandait plus de diplômes par rapport à avant, et où il y avait davantage de responsabilités, davantage de choses demandées (qu'à ces plus anciennes générations) et à des salaires moindre que pour l'époque. Et les "anciens" plaignaient plutôt les générations à venir. Je sais pas si c'est mieux, m'enfin, on se sentait soutenus par les collègues au moins.

À bientôt ! :)
Loutre
Posté le 12/01/2025
Hello !

Contente que tu accroches ! Je t'avoue que relisant ton premier commentaire, j'ai noté pas mal de pistes pour voir comment améliorer tout ça et... En fait, j'ai recommencé le début. x) Je m'explique : j'avais peur que ce roman ait quelque chose de trop argumentatif. Les dialogues sont plus des monologues, et quelque part, c'était voulu, d'avoir Sophie ou d'autres qui parlent un peu tout seul, mais au final, je craignais que ça donne quelque chose d'indigeste et pas plaisant à lire. D'autant plus que j'avais du mal avec la suite. Donc j'ai retapé le début à la façon du roman sur Emile : une narratrice qui raconte son histoire avec une alternance futur/passé pour créer un récit rétrospectif. Je ne sais pas du tout laquelle des deux versions est la meilleure...
Mais je ne sais pas non plus s'il ne serait pas plus agréable pour toi de ne pas trop avancer dans cette version. Au risque que je change tout. ^^' Si tu préfères directement passer à la nouvelle version, dis le moi et je change ce qui est déjà publié.

En tout cas, comme d'habitude, tes retours m'aident énormément ; j'ai toujours un mal fou à me demander ce que va pouvoir penser un lecteur, comment est-ce qu'il va s'investir, qu'est ce qui va le toucher ou le rebuter. Ton commentaire me permet d'avoir un regard extérieur qui, dans une période d'écriture pas évidente, est une vraie bouée de sauvetage. Un grand merci, donc !

Tout ça me fait penser qu'il faut que je repasse dans la section commentaire de ton histoire. Pour tout t'avouer j'ai pas mal avancer, mais je lisais sur téléphone et j'étais tellement dedans que je n'ai pas laissé de commentaire. Il est grand temps de te faire un retour, eh eh ! Surtout qu'il s'en est passé des choses...

A bientôt, donc !
Cléooo
Posté le 12/01/2025
Et coucou !

Alors déjà rassure-toi : c'est très facile de rentrer dans l'histoire et de sentir les enjeux, et j'ai trouvé le début très franc. Le côté monologue ne m'a pas tellement frappé, c'était important d'avoir le ressenti de Sophie pour bien se glisser dans son personnage et comprendre ses problématiques.

Je dirai aussi que : c'est très plaisant à lire. Bon, tu prêches un peu une convaincue parce que j'ai adoré à peu près tout ce que tu as écrit et que j'ai pu lire. Je pointe certaines choses parfois, qui mériteraient selon moi d'être davantage précisées, mais dans l'ensemble je trouve que l'énorme qualité de tes écrits, c'est qu'on se glisse très facilement dans les ressentis de tes personnages.

Je peux tout à fait attendre que tu aies publié la nouvelle version ! Je ne suis pas trop loin dans l'histoire, ça ne me gêne pas de lire la version corrigée de ces deux premiers chapitres :) n'hésite pas à me tenir au courant quand tu auras fait ta mise à jour !

Et ça marche pour Délos ^^ T'inquiète, même si tu ne me fais qu'un retour final, il n'y a pas de souci ! C'est vrai que ça n'est absolument pas pratique de commenter sur téléphone xD À bientôt !
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