Partie 1

Notes de l’auteur : J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire ce conte que j'en ai pris à l'écrire.

Elle était née le mauvais jour, de la mauvaise année, dans la mauvaise maison. Deuxième d’une fratrie de cinq, elle n’était pas destinée à être, un unique héritier étant une concession suffisante pour satisfaire au devoir de reproduction et perpétuer par là même le nom. Les suivants ne le furent donc pas davantage mais l’enfant fut la première à contrarier les prévisions. On avait bien envisagé de la noyer comme les chats le jour de sa naissance mais une séquelle de réminiscence de vertueuse conscience, héritage d’une éducation traditionnelle, avait retenu la main des géniteurs. Et puis, il faut bien l’avouer, cette pratique tombée en désuétude risquait fort d’entraîner plus d’ennuis que de profits. Or, dans une famille à la respectabilité convoitée où l’on estimait la conjoncture en pertes et bénéfices, il aurait semblé douteux, voire malséant, de céder à cet élan spontané de facilité. Ainsi, face à l’inévitable et tout en dénonçant une incroyable infortune, on avait dû se résoudre à l’accepter. L’enfant fut donc baptisée avec force génuflexions, prières, chants, eau bénite et huile consacrée. Purifiée du péché originel, elle était désormais parée pour affronter les vicissitudes d’une famille indifférente, dans un monde tout aussi indifférent.

Non sans une certaine dérision, on l’avait appelée Clarine, car de l’aube au crépuscule, des vêpres jusqu’aux laudes, elle braillait à assourdir un oliphant. Cette propension à donner de la voix irritait fort le père, homme de grande impatience. Alors, pour apaiser un irrépressible courroux, aussi tonitruant que les vocalises de sa progéniture ; pour ne point contrarier un voisinage, fort sourcilleux et vite soupçonneux, on bâillonna la mignote faute de mieux la contrôler. Las ! La bouche condamnée, l’enfant se mit à gigoter, donnant du petit poing serré, du vigoureux peton récalcitrant. Après un temps de réflexion rondement malmené, il sembla judicieux de contraindre la rebelle. On enferma donc le minuscule corps dans un linceul de batiste, scellé à jolis points de croix, laissant toutefois une ouverture suffisamment large pour un minuscule bourgeon de nez - si l’on s’était résolu à ne pas la noyer, ce n’était assurément pas pour lui ôter le souffle - et des incroyables yeux pervenches.

Le landau anglais, trop longtemps oublié au fond d’un débarras humide mais qui cheminait encore de guingois, offrit à Clarine un écrin à la mesure de son importance. Elle y vécut les premiers mois de sa vie, naviguant entre la fraîcheur d’une arrière-cour que le soleil s’obstinait à déserter et la promiscuité chaleureusement étouffante de la cuisinière à bois de l’office. On la débâillonnait uniquement pour la nourrir, deux fois par jour, lorsque l’on y pensait.

Cette éducation diligente lui inculqua très tôt l’art du silence et la nécessité de passer inaperçue. Libérée du linceul de batiste cousu à jolis points de croix, la petiote garda bouche close ne l’ouvrant que pour s’alimenter, et développa une propension remarquable à se fondre dans le décor sophistiqué, de l’ostentatoire demeure, de l’outrecuidante famille. Oublier son existence n’exigeant plus un effort surhumain, ses géniteurs lui accordaient le minimum d’attention et encore, essentiellement, lorsque la nécessité l’imposait : les jours de grande parade.

***

Ces jours-là, on la récurait à grande eau de cap en pieds dans la grande lessiveuse de la grande cuisine, jusqu’à ce que ses joues deviennent aussi rouges qu’une paire de griottes confites, aussi brillantes que le parquet ciré de la salle de réception. On la noyait ensuite sous un flot de taffetas et de dentelles avant de nouer ses cheveux d’un ruban de satin bleu pervenche qui réhaussait le bleu de ses incroyables yeux pervenche. Ainsi apprêtée, une servante la conduisait alors aux portes du salon où elle attendrait, dans la plus totale immobilité, qu’on daigna la quérir. Ensuite viendraient les inévitables compliments que sa mère dégusterait l’œil humide et la lippe gourmande ; les immanquables questions sur la difficulté d’éduquer une enfant privée d’élocution ; la fatale complainte de l’insoutenable injustice ; les nécessaires apitoiements qui concluaient invariablement le final de la grande parade. Son père poserait alors sa grosse main sur sa tête, lâchant un commentaire qui enjouerait l’assistance avant de la renvoyer, d’une brève poussée dans le dos, à l’ombre salvatrice du corridor.

La grande parade offrait également à Clarine l’occasion de côtoyer l’ensemble des différentes portées issues de la couche parentale et réunies pour la circonstance. Ses quatre frères : l’aîné, les deux cadets et le benjamin, venus grossir les rangs de la postérité, ne bénéficiaient pas du même traitement de faveur que Clarine. Nés garçons, ils possédaient les attributs virils que la nature, dans son infini partialité, accorde à la race des vainqueurs et, même si trois quarts d’entre eux n’avaient point été désirés, leurs particularités les avaient néanmoins élevés au statut suprême d’héritiers reconnus. Elle les connaissait peu, évitant la plupart du temps de croiser le chemin de ces rudes gaillards contrariés par l’existence de ce brouillon équivoque du destin, et qui manifestaient avec une rudesse toute fraternelle leur désappointement réprobateur.

Cependant Clarine n’était pas malheureuse au sens où on l’entend communément. Le malheur se définissant par opposition au bonheur, elle ne possédait aucune référence probante en ce dernier domaine, ce qui la protégeait d’une forme de désillusion. Condamnée à l’ombre, elle bénéficiait de ce fait d’une certaine latitude. C’est dans les combles de l’ennuyeuse demeure qu’elle passait le plus clair de son temps. Accoudée au rebord d’un chien-assis, elle contemplait à l’envi l’univers déroulé à ses pieds : le parc majestueux ; les arbres vénérables, le feuillage ébroué par le vent, les allées savamment dessinées ; les nuances fleuries des massifs d’hortensias, d’astilbes, de lupins et l’éclosion des premiers bulbes de printemps ; l’exhalation capiteuse de la terre après l’orage, les ricochets de la pluie sur l’eau calme des fontaines, la ronde des nuages, le soleil déclinant, la nuit étoilée, la course bondissante d’un lapin, l’écureuil furtif, le chevreuil inquiet, la neige silencieuse couchée en tapis immaculé…

Ce spectacle animé imprégnait son esprit d’une douce harmonie bercée par le chant langoureux des oiseaux qui bousculait son cœur au-delà de l’imaginable. Non, Clarine n’était pas malheureuse au sens où on l’entend communément. Chaque matin, de chaque jour, quel que soit le temps ou la saison, Clarine, installée sur le rebord de la lucarne, assistait au concert des premières heures. Les claquements répétitifs et trilles sonores du rouge-gorge annonçaient le prélude, puis le pépiement complexe du sansonnet, que les nuances variées et profondes du merle déroutaient parfois, enchantait son oreille captive. Les triolets de la mésange invitaient à la fugue tandis qu’en sourdine résonnaient les coucous du coucou. Le chant gai et puissant de la grive musicienne s’envolait et la voix du pinson grimpait dans les aigus jusqu’à l’éveil des premiers rayons du soleil, sonnant toujours trop tôt la fin des réjouissances.

Alors la quiétude revenue, dans l’intimité de sa petite tête, là où personne jamais ne s’immisçait, Clarine se remémorait les chants perdus, décortiquait notes, silences, altérations, variations de rythme. Elle assemblait gazouillis, éclats, cris, pépiements, babils, clameurs, appels. Elle modifiait, enrichissait ces sonorités d’autres tonalités glanées au fil des jours, des heures, des minutes, des secondes : tintamarre de casseroles, soupirs, chuchotements, murmures étouffés de la rue, crissement de pas sur le gravier, craquement des lattes d’un plancher, résonnance d’une course dans l’escalier, frôlement d’une main sur le bois de la porte, goutte à goutte du robinet dans la bassine, tic-tac de l’horloge, crépitement du beurre jeté au fond de la poêle, claquement de porte, froissement des pages d’un journal, carillon impatient de l’entrée, rumeurs vagabondes, écho de l’air courant dans les interminables corridors, ronflement des chiens assoupis, cliquetis d’une serrure crochetée, battement de cœur, impatience des doigts sur le bois d’une table… Tant de bruit, autant de musique… Puis à l’issue de ce fastidieux mais indispensable travail d’identification ; une fois rassemblées, réparties, classifiées, toutes les pièces du puzzle musical ; Clarine élaborerait sa propre symphonie, celle qui distrairait et accompagnerait chaque seconde, minute, heure de l’interminable journée, celle qui occuperait le centre de ses pensées, le centre de sa vie.

 

 

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Arod29
Posté le 02/11/2022
Hello Hortense!
J'adore ton style! Tu rends Clarine attachante en quelques mots. Bravo!
"Elle braillait à assourdir un oliphant"
En tant qu'admirateur de Tolkien, ma première pensée fut le barrissement du gigantesque Oliphant! ;-)
A bientôt! :-)
Hortense
Posté le 03/11/2022
Bonjour Arod et merci pour ton commentaire. Ah l'oliphant ! Bien sûr on pense à Tolkien, mais aussi au cor de Roland à Roncevaux, mais c'est moins parlant.
A bientôt
Arod29
Posté le 03/11/2022
Oui en effet c'est moins parlant mais tout aussi épique! La brèche de Roland ouverte par la légendaire Durandal!
Baladine
Posté le 29/05/2022
Superbe ! Derrière le style pompeux et l'ironie des premiers paragraphes se dessine l'enfance désolée de la petite Clarine, cachée au milieu du faste de la vie mondaine. Sa sensibilité aux sons, sans pour autant remplacer son besoin d'affection, finit par nourrir sa vie intérieure. On imagine que la musique sera comme une pluie fraiche sur son âme désertée.
Hortense
Posté le 05/07/2022
Bonjour Claire,
Désolée de te répondre si tardivement, je n'avais pas vu passer la notification. Merci, merci beaucoup de ton commentaire qui me touche. J'ai un faible pour ma petite Clarine et de voir qu'elle peut plaire aussi, vraiment, ça me fait chaud au cœur.
A très bientôt
H.Monthéraut
Posté le 23/09/2021
Coucou !

J'ai bien aimé cette première partie. Je suis curieuse, il me tarde de voir ce que va devenir Clarine.
J'apprécie particulièrement la description des bruits et des sons, qui rend le récit bien vivant.
Je suppose que tu développes plus tard le "Elle était née le mauvais jour, de la mauvaise année, dans la mauvaise maison".
Je vais continuer ma lecture !
Hortense
Posté le 23/09/2021
Merci à toi pour ce gentil commentaire. Heureuse que Clarine t'ait touchée . J'espère que la suite te plaira tout autant.
A très bientôt
Lohiel
Posté le 12/09/2021
Coucou, je passais par hasard 🙂, ayant repéré ton commentaire sur la page d’Édouard Parle... Voilà un texte écrit avec beaucoup de virtuosité dans un style classique de la plus belle eau. Bravo !

Je dirais qu'il a seulement le défaut de ses qualités, qui sont trop nombreuses pour les détailler.
Le grand nombre de tiroirs dans chaque phrase, s'ils ne grincent pas, puisqu'ils sont parfaitement ajustés... nuisent parfois un peu à la légèreté de l'ensemble (" une séquelle de réminiscence de vertueuse conscience" par exemple, le début de la phrase confine à la redondance, même si on en perçoit l'humour). Ceci dit, je fais partie de ces gens bizarres qui placent la simplicité au pinacle de l'art romanesque, quand l'auteur s'efface derrière le texte, pour le livrer entièrement au lecteur (Stephen King, par exemple). Donc tu peux considérer que c'est une affaire de goût personnel et mettre ton mouchoir dessus.

Quelques broutilles :

"la nécessité de passer inaperçu", on parle d'une petite fille : inaperçue.

"elle braillait à assourdir un oliphant" : oliphant est un mot inventé par Tolkien, il n'est employé nulle part ailleurs, sinon en référence.

"un ruban de satin bleu pervenche qui réhaussait le bleu de ses incroyables yeux pervenche" donne plus une impression de répétition sensible que de répétition stylistique calculée (la notation ne rentre d'ailleurs dans aucune de ces catégories aux noms compliqués).

Et surtout :

"Elle était née le mauvais jour, de la mauvaise année, dans la mauvaise maison. Deuxième d’une fratrie de cinq, elle n’était pas destinée à être."

En fait, tu n'expliques par clairement pourquoi... mais ça a l'air grave, puisqu'on envisage de la noyer, ce qui est quand même plutôt violent ^^. Comme on se situe dans l'incipit, ce n'est sans doute pas le meilleur endroit pour glisser sur une information aussi essentielle.
Hortense
Posté le 13/09/2021
Bonjour Lohiel,
Tout d'abord un grand merci pour la pertinence de ton commentaire. J'aime quand on cherche la petite bête. Tu as raison sur le fait que j'en fais parfois un peu trop, c'est mon défaut, je me laisse emporter. L'humour, la dérision associées au côté dramatique de l'histoire c'était ici toute la difficulté, je vais retravailler mes excès,
En parlant d'oliphant, je faisais plutôt référence au cor de chasse évoqué dans la chanson de Roland et non à Tolkien.
Quand à l'incipit, maintenant que tu mets le doigt dessus, cela semble une évidence, je vais préciser le pourquoi.
Encore un grand merci et à bientôt
Lohiel
Posté le 13/09/2021
.../...
Ah oui, il m'était sorti de l'esprit, cet oliphant-là 😊 Voilà, donc petit hiatus bizarre possible... bonne journée et merci de ta réponse ! 🐞
Chrys
Posté le 09/09/2021
Bonjour

Votre nouvelle a un ton très particulier et original avec ces phrases longues , votre style très ourlé et Clarine cette héroïne silencieuse et contemplative. Il doit y avoir beaucoup de travail pour arriver à créer une ambiance à la fois lourde, feutrée et tellement vivante avec le personnage de la petite fille qui garde tout en elle.
Un joli moment de lecture, merci
Bonne continuation!
Hortense
Posté le 09/09/2021
Un grand merci Chrys, je suis vraiment touchée par la bienveillance de ton commentaire. L'histoire est arrivée assez spontanément, un peu comme ces histoires que l'on porte longtemps en soi et qui fleurissent un matin alors qu'on ne l'espérait plus.
Ma plus grande difficulté est le point de départ, il donne l'idée, il donne le ton. Après le reste suit.
A bientôt
robruelle
Posté le 06/09/2021
He ben dis donc!
Chapeau
Tous les mots sont choisis avec le plus grand soin
C'est de la broderie ton texte
C'est bien agréable de lire ça
Merci
Hortense
Posté le 07/09/2021
Un grand merci à toi, je suis très heureuse que Clarine te plaise. J'aime les mots mais j'ai parfois tendance à me laisser entraîner par eux. Toujours une question de juste dose.
J'espère que la suite te plaira.
A très bientôt
Maud14
Posté le 05/08/2021
Ton écriture a d"abord happé mon attention, puis l'histoire a fait le reste. Merci pour ce moment délicieux, lyrique et agréable à lire! J'aime beaucoup ta façon d'écrire, et la trouve très inspirante!
Hortense
Posté le 05/08/2021
Merci beaucoup Maud pour ton passage chez Clarine. Tes compliments me vont droit au cœur.
J'ai vu que tu avais un roman en cours, j'irai faire un tour du côté de chez toi.
A très bientôt
nicanette
Posté le 10/07/2021
Bonjour Hortense,

Je découvre de nouveaux mots en te lisant, ou alors je les vois manier d'une manière à laquelle je n'aurais pas penser. Le sort de Clarine est cruel, une petite momie enfantine négligée dont on a même envisagé la mort à la naissance. Clarine serait-elle une musicienne qui s'ignore? J'ai bien aimé le passage avec les oiseaux, ce n'est pas facile de décrire leurs chants sans se répéter. Il y a quelque chose qui me trouble en elle, mais peut-être veux-tu nous laisser avec une impression de malaise à son égard, Clarine difficile à saisir et à comprendre, se suffisant à elle-même puisque condamnée au mutisme... et offrir le paradoxe d'un éventuel talent musicien avec le peu de mots qu'elle prononce... Je réfléchis sans avoir lu la suite, peut-être que je me trompe ;)
Dans tous les cas, tu as une écriture très riche.
Hortense
Posté le 11/07/2021
Bonjour Nicanette et merci pour ce gentil commentaire plein d'interrogations auxquelles je ne répondrai pas tout de suite. J'attends que tu aies lu la suite pour en reparler avec toi si le cœur t'en dit.
A très bientôt
Laure Imésio
Posté le 08/07/2021
Merci Hortense pour ce joli moment d'écriture. Clarine est une héroïne originale et attachante. J'aime beaucoup le passage où elle communie avec la nature, c'est plein de poésie et de finesse. Tu espérais que ton lecteur éprouverait autant de plaisir à te lire, que toi à écrire, le contrat est rempli.
Hortense
Posté le 08/07/2021
Merci beaucoup Laure, je suis heureuse que ce conte t'ai touchée, je redoutais un peu que le phrasé particulier mais volontaire décourage.
Zultabix
Posté le 15/06/2021
Clarine ! Ah Clarine !
Eh bien, chère Hortense, bravo pour cette entame ! Écriture ciselée et majestueuse sont au rendez-vous ! Je n'en attendais pas moins de toi ! C'est un très beau portait, empreint de classicisme et néanmoins faisant montre de singularité.
"Elle était née le mauvais jour, de la mauvaise année, dans la mauvaise maison."
J'aime ces incipit simples, efficaces qui ne tortillent pas du croupion, mais vont droit au but ! Le tien donne vraiment envie de goûter au plat.
Y a du taf ! Je le sais, je le devine ! Mais cela est englobé dans les replis de l'offrande. Surtout ne lâche rien ! Ma mère me disait : si tu continues comme ça, tu auras un p'tit vélo !

Bien à toi !
Hortense
Posté le 15/06/2021
Merci Zultabix pour ce compliment qui me touche beaucoup. C'est une petite histoire que j'ai écrite d'un jet et que j'aime bien, sans prétention aucune.
A bientôt
Zultabix
Posté le 15/06/2021
Erreur, il faut être prétentieux pour bien écrire, prétentieux envers soi-même pour écrire le mieux possible !
Hortense
Posté le 15/06/2021
Je dirais exigeant et perfectionniste, avec le risque de n'être jamais totalement satisfait.
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