Dans une villa américaine des années soixante, le soleil éclaire la salle de jeu par la baie vitrée. Deux enfants de dix ans, un garçon et une fille, jouent par terre avec un circuit de voitures. Ils se ressemblent beaucoup, tous deux blonds aux yeux bleus, une frange recouvrant leur front ; la chevelure de la fille est longue tandis que celle de son frère descend jusqu’à son col. Un garçon de treize ans se tient assis face à eux. Il porte aussi une frange, ses cheveux de jais couvrent partiellement ses oreilles et ses yeux bridés paraissent noirs.
Lassé par ce jeu, il se lève pour se diriger vers le piano à queue qui trône dans un coin de la pièce. Il effleure silencieusement les touches, pensif, puis se tourne vers les enfants. Quand il rencontre le regard de la fillette, il demande, la main sur l’instrument :
— Je peux ?
— Bien sûr, répond-elle.
Il s’assied donc au piano, prend le temps de se concentrer, puis fait courir ses longs doigts fins sur le clavier avec une dextérité qui laisse ses auditeurs pantois. Il a un niveau nettement plus élevé que la plupart des élèves de son âge. Après avoir exécuté plusieurs pièces, il s’arrête.
— Tu joues encore un morceau ? propose la fillette.
— Je n’ai plus envie.
Puisque le concert est manifestement terminé, elle quitte sa place, s’approche de lui avec de grands yeux admiratifs et le prend par la main.
— Alors viens, je vais te montrer mes poupées.
Il la suit docilement tandis que l’autre garçon va s’asseoir à la table pour dessiner. Elle emmène son invité vers l’étagère où elle saisit une poupée vêtue d’une robe rouge et blanche, représentant une fillette aux longs cheveux bruns.
— C’est ma préférée. Elle s’appelle Wendy.
— Je peux la regarder ?
— Bien sûr, fait la fillette en la lui tendant, toute contente qu’il s’y intéresse.
Il l’observe un moment, la retourne dans ses mains, lisse ses cheveux, arrange ses vêtements puis la lui rend, comme à regret.
— Elle est belle. Et tu es très soigneuse.
*
La statue équestre du général Dufour domine une place plantée d’arbres dénudés. Après une période très froide, le temps hivernal s’est adouci, bien que cet après-midi le ciel couvert offre peu de luminosité. Une jeune femme d’environ vingt ans, plutôt petite et menue, arrive à proximité de l’entrée du Conservatoire de musique en provenance de la bibliothèque du Grütli. Ses cheveux, retenus de manière asymétrique par deux barrettes, jaillissent tout autour de son visage en un foisonnement de frisottis qui cascadent jusqu’au bas de son cou. Par contraste, ses lunettes à monture noire, ronde mais légèrement aplatie sur le dessus, lui donnent un air sérieux. De maigres flocons de neige volent autour d’elle ; certains s’accrochent à ses mèches crépues tandis que d’autres viennent mourir sur le trottoir. Vêtue d’un manteau chiné noir et blanc sur un pantalon foncé, elle rumine des idées aussi grises que ses vêtements.
Non content d’avoir quitté sa mère pour une autre femme, la poussant ainsi au divorce, son père a décidé d’aller s’installer dans un pays d’où il cessera de payer la pension alimentaire qu’il lui doit, contrariant son plan d’études. Blandine se dit qu’on peut toujours critiquer le prétendu manque de fiabilité des Africains, en attendant c’est son père suisse qui se défile alors que sa mère a toujours été là pour elle, faisant en sorte qu’elle ne manque de rien et qu’elle puisse étudier.
— Blandine ! appelle une voix enjouée.
C’est son amie Gladys qui vient de la tirer de sa rêverie. Un sourire illuminant son visage battu au gré du vent par de longues mèches châtain clair, sa silhouette opulente enveloppée d’un manteau rouge, elle s’approche d’un pas vif.
— Salut, fait Blandine, surprise par cette soudaine apparition.
— C’était un petit « salut », ça. Un souci ?
— J’ai reçu une nouvelle qui risque de compromettre mon examen de piano.
Gladys considère le visage morose de son amie avec empathie et propose :
— Si tu as le temps, on peut aller parler un moment à « la Cave ».
Blandine accepte avec plaisir, quoiqu’avec un pâle sourire.
— Oui, bonne idée. Je vais essayer de ne pas trop me plaindre.
Un peu plus tard, assises devant leurs consommations à une table d’un restaurant connu du quartier, elles bénéficient d’un coin calme sur une sorte d’estrade en bois. Dans cette salle de type brasserie, des rideaux et abat-jour rouges, une grande cloche suspendue à une poutre et des tableaux représentant des personnes en costume folklorique apportent une touche typiquement suisse.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’enquiert Gladys avec un intérêt sincère.
Elle porte un tricot blanc dont le faux décolleté présente une découpe en forme de feuillage cousue sur un voile de tulle qui le relie au col. Ses cheveux partagés sur le côté atténuent la rondeur de son visage et descendent jusqu’à sa poitrine sans la couvrir, dans une légère ondulation. Sous des sourcils effilés, ses yeux en amande sourient presque toujours, comme sa bouche aux lèvres fines.
— Mon père est parti à l’étranger. Il ne va plus payer la pension alimentaire et ma mère ne pourra plus financer mes cours de piano. En plus, il n’a même pas eu le courage de me le dire directement. Il a laissé le soin à ma mère de me l’annoncer.
Ses parents ayant dû voyager de ville en ville ces dernières années, déménageant parfois en plein milieu de l’année scolaire, Blandine s’est habituée à prendre des leçons privées, bien plus onéreuses que le forfait semestriel ou annuel d’une école de musique. Elle ôte l’écharpe qui masque son pull-over rouge orné de lignes noires et de broderies en fil d’or.
— C’était l’affaire d’un trimestre, ajoute-t-elle avec dépit. Il aurait pu attendre les vacances d’été avant de s’expatrier, quand même…
— Ou il pourrait continuer de payer la pension alimentaire de là où il est, aussi.
— Il n’a pas pris la peine de s’assurer une place de travail avant de partir.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? demande Gladys, appuyant sa tête contre sa main d’un air songeur.
Blandine hausse les épaules, le regard dans le vague :
— Je ne sais pas.
Triturant une de ses manches, elle marque un temps de réflexion avant de reprendre sur un ton qu’elle veut plus positif :
— Je vais devoir aller au Conservatoire en septembre en classe non professionnelle et faire l’entrée en supérieure quand mon prof y consentira. À moins d’être capable de préparer mon examen et me présenter toute seule, je vais être obligée de le repousser d’un an ou deux. 1990 a une valeur symbolique pour moi ; je voulais vraiment le passer cette année.
— Je vois, dit Gladys d’un air compréhensif. Tu en es où dans ton programme ?
— Je peux tout jouer à peu près au bon tempo, j’en sais la plus grande partie par cœur, mais il y a certains passages qui me donnent du fil à retordre. Il y a pas mal de choses à améliorer, que ce soit pour l’interprétation ou la technique. J’aurais l’impression de jouer à pile ou face en me présentant toute seule. Et même si je trouve l’argent pour un cours par mois, je crois que ça ne va pas suffire.
— Oui, trois cours avant l’examen, c’est effectivement trop peu, approuve Gladys.
Durant le silence qui suit, chacune réfléchit et retourne le problème dans sa tête, tentant de se représenter la meilleure manière d’y faire face. Gladys, qui étudie la flûte traversière au Conservatoire, pense tout à coup à son accompagnatrice, avec laquelle elle entretient une relation amicale. Peut-être sera-t-elle d’accord de venir en aide à Blandine si elle trouve des modalités acceptables pour toutes les deux. Ne voulant pas risquer de donner de faux espoirs à son amie, elle conclut :
— J’ai peut-être une idée. Je vais voir si elle peut se concrétiser.
Le lendemain soir, le téléphone sonne chez Blandine alors qu’elle travaille sur un morceau de piano. D’habitude, ce genre d’interruption a tendance à l’agacer, sentiment que Gladys fait disparaître instantanément chaque fois qu’elle l’appelle. Malgré ce qu’elle lui a dit lors de leur dernière rencontre, Blandine se laisse surprendre par cette annonce :
— J’ai une bonne nouvelle pour toi : mon accompagnatrice est d’accord de t’aider.
— Mais tu sais que je ne peux pas la payer, prévient Blandine, ennuyée.
— Oui, je sais. Initialement, je voulais te céder des heures : à la place de m’accompagner, elle t’aurait écoutée et elle t’aurait donné des conseils. Mais Mitsuko ne trouve pas juste que mes parents paient indirectement pour tes leçons de piano.
Le simple fait d’entendre son amie donne de l’entrain à Blandine, indépendamment de ce qu’elle lui raconte. Après chacun de leurs échanges téléphoniques, elle se sent animée d’un regain d’énergie et d’optimisme. La voix de Gladys, avec ses inflexions mélodieuses, lui semble aussi rayonnante que son visage, alors qu’elle juge sa propre figure sans grâce et sa propre voix monocorde.
— Elle serait prête à le faire gratuitement, ajoute Gladys. Mais je lui ai proposé une sorte de troc. Tu pourrais faire quelque chose pour elle en échange.
— Oui, des cours gratuits, ce serait gênant pour moi. Tu penses à quelque chose comme quoi ?
Décelant une pointe d’inquiétude dans cette question, Gladys adopte un ton jovial :
— Certainement pas du ménage ! Tu as une idée ? Quelque chose que tu ferais volontiers ?
— Eh ben… peut-être lui tricoter ou lui coudre quelque chose… si ce n’est pas trop nul ?
— Mais non, ce n’est pas nul du tout ! C’est même une excellente idée ! On n’a plus qu’à se fixer rendez-vous pour discuter toutes les trois. Et tu pourras passer ton examen cette année.
Les intonations radieuses de Gladys témoignent du plaisir qu’elle éprouve en rendant service. Tout à la fois ébaubie et euphorique après cette conversation, Blandine se sent reconnaissante d’avoir une amie aussi dévouée et de rencontrer bientôt une personne aussi généreuse que son accompagnatrice. Toute à sa joie, elle ne parvient plus à se concentrer sur ses exercices de piano. Bien qu’elle brûle d’envie d’annoncer ce miracle à sa mère, elle prend sur elle et se retient, préférant attendre d’avoir conclu un marché avec la pianiste qui va l’aider. Elle aurait envie de danser ou de sauter de joie. Sur son petit nuage, elle tente d’imaginer quels vêtements ou accessoires elle pourrait confectionner pour Mitsuko, qu’elle n’a vue qu’à distance sur scène, et s'interroge sur son style vestimentaire habituel.
Les trois femmes sont convenues de se rencontrer dans leur restaurant favori, que Gladys et Blandine surnomment « la Cave » et considèrent en quelque sorte comme leur quartier général. Elles s’installent toujours à la même table quand elles viennent à deux, trois ou quatre, à moins qu’elles la trouvent occupée. C’est le lieu des grandes nouvelles et des grandes décisions, celui où elles peuvent se retrouver entre leurs cours, seules ou en bande, parfois en une grande tablée à la fin d’un concert, d’une audition ou d’une répétition de chœur. Grâce à son amie, Blandine a pu s’intégrer à ces groupes, bien qu’elle ne soit pas élève du Conservatoire.
Gladys a donné rendez-vous à Blandine un peu plus tôt pour pouvoir parler avec elle avant l’arrivée de Mitsuko. Tandis qu’elles se rejoignent à proximité de l’entrée, une de leurs connaissances du Conservatoire fait irruption entre elles et lance en se tournant vers Gladys :
— Quelle idée de porter un manteau rouge quand on est grosse comme toi !
— Quelle idée de donner ton avis alors qu’on ne te l’a pas demandé !
La réplique fuse, avec une fermeté dépourvue d’agressivité. L’indignation qui saisit Blandine lui donne envie d’affubler cette personne de tous les noms d’oiseaux qu’elle connaît pour défendre son amie. Puis, découvrant avec admiration la manière dont Gladys riposte sans perdre son sang-froid, elle regrette de ne pas savoir en faire autant.
— Oh, c’était juste un conseil, insiste l’importune.
— Un conseil non sollicité. Après toi, ma chère, ajoute Gladys en désignant la porte du restaurant sans se départir de son air avenant.
Les deux amies attendent un instant avant d’entrer à leur tour. Dès que leur camarade a disparu, Blandine s’exclame :
— Ouah ! La manière dont tu l’as remise à sa place ! Moi, je l’aurais insultée. Mais j’aimerais tellement être capable de faire comme toi !
— Question d’entraînement, fait Gladys avec un sourire complice en ouvrant la porte et en l’invitant du regard.
Une fois qu’elles sont assises à leur table favorite, Blandine reprend la discussion.
— Ça ne te fait rien, quand on t’insulte comme ça ?
Gladys lève ses yeux noisette vers la gauche et, après un court instant de réflexion, elle explique :
— En fait, ça ne me touche plus vraiment. Je me sens bien comme ça et ceux à qui ma silhouette ne plaît pas ne sont pas obligés de me regarder. Quand j’étais petite, je rentrais souvent de l’école en pleurant, mais mes parents m’ont toujours soutenue et acceptée telle que je suis. Ils ont toujours cru en moi et ne m’ont jamais fait de reproches sur ma ligne. Il y a quelques années, j’ai décidé de ne plus me laisser atteindre par ce genre de méchancetés. Il y a assez de gens bien pour que je n’aie pas besoin de ceux qui me jugent sur mon poids.
Posant ses mains blanches sur celles, couleur café au lait, de Blandine, les yeux plongés dans l’ambre foncé des siens, elle ajoute :
— Des gens comme toi… et comme Mitsuko.
La douceur de ce contact surprend Blandine, qui lui adresse un sourire timide, ne sachant comment réagir.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre sur une femme vêtue d’un manteau noir. Son épaisse chevelure de jais, raide et lisse, divisée par le milieu, descend jusqu’en haut de ses cuisses.
— Voilà Mitsuko, annonce Gladys en agitant la main au-dessus de sa tête.
Lorsque la nouvelle arrivée s’avance vers leur table, Blandine, qui ne peut voir ses pieds, a l’impression qu’elle se déplace en glissant sur le sol tant sa démarche est fluide. Dès qu’elle monte sur l’estrade qui supporte leur table, Blandine se rend compte qu’elle est grande. Elle s’incline avec un sourire poli lorsque Gladys fait les présentations.
— Enchantée, dit-elle à l’adresse de sa nouvelle élève.
Cette dernière l’observe tandis qu’elle retire son manteau, dévoilant un chemisier rouge carmin froncé en dessous de l’empiècement, puis s’assied. Un maquillage léger rehausse son visage ovale aux sourcils presque rectilignes, une touche de rouge sur ses lèvres et un trait d’eye-liner au bord de ses yeux bridés. Son maintien, ses expressions faciales, toute sa personne exhalent une nature discrète et modeste, jusqu’à sa voix retenue à la tonalité douce et un peu moins haute que Blandine ne l’avait imaginée. Avant qu’un silence timide ne s’installe sur la tablée, Gladys prend la parole en regardant son accompagnatrice :
— Comme Blandine n’a pas les moyens de payer des cours de piano, je lui ai suggéré une sorte de troc et elle propose de tricoter ou de coudre quelque chose pour toi en échange.
— Oh, quelle charmante idée ! répond Mitsuko d’un air ravi.
Sur ces mots, elle sourit en acquiesçant d’un signe de tête convaincu. Puis elle ajoute :
— Mais je pense qu’il faudrait s’occuper de ça après l’examen. Maintenant, ce serait mieux de se concentrer sur le piano.
Son accent, tout comme son attitude corporelle, laisse supposer qu’elle n’a pas grandi en Suisse, bien qu’elle paraisse pleinement au fait des usages locaux.
— Oui, approuve Blandine. J’aurai plus de temps pour la couture pendant les vacances.
Durant la suite de leur entretien, les deux pianistes évoquent le programme d’examen de Blandine et elles se concertent sur leur collaboration. Gladys constate avec satisfaction qu’elles n’ont plus besoin qu’elle anime la conversation.
Le soir de la première séance de travail des deux pianistes, Gladys s’empresse de téléphoner à Blandine pour recueillir ses impressions. Celle-ci la remercie chaleureusement et lui raconte à quel point elle est enchantée de travailler avec Mitsuko. Confirmant la première impression qu’elle lui a faite, elle se comporte davantage comme une conseillère que comme une professoresse. Tout en faisant preuve d’exigence et de perfectionnisme, elle se montre bienveillante et encourageante, la reprenant avec autant de patience que de douceur.
Blandine est aussi agréablement surprise par son interprétation musicale, qui pourrait laisser imaginer qu’elle a été formée en Occident. Elle s’en ouvre à Gladys, qui lui raconte que son père étant diplomate, Mitsuko a passé une partie de son enfance en Europe et aux États-Unis.
*
Quelques semaines plus tard, Blandine se rend au Conservatoire du canton voisin pour assister à un concert. Elle fait seule le voyage, s’étant rendu compte au dernier moment qu’un pianiste qu’elle admire devait donner un récital en Suisse romande. Le Conservatoire s’est récemment installé dans les anciennes galeries du commerce rénovées, un grand bâtiment en pierre blanche. En entrant par la porte principale, on se trouve dans un couloir haut de plafond éclairé par des lampes de style moderne, au décor où dominent le blanc et l’anthracite. Des deux côtés, les galeries du premier étage sont bordées de barrières en fer. Sur la gauche, un escalier en colimaçon monte vers le secrétariat alors qu’en face, des escaliers droits entourés chacun de deux volées de marches en spirale mènent au dernier étage, surmonté d’une verrière.
Alors qu’elle erre dans le couloir durant l’entracte, Blandine entend soudain une femme qui s’écrie :
— Masaaki !
— Mitsuko, corrige une voix familière.
— Oh, désolée, répond la première en anglais avec un accent américain. Alors finalement tu l’as fait ? Tu es magnifique !
Blandine se tourne discrètement vers elles.
— Merci, dit Mitsuko dans la même langue, avec sa modestie habituelle. Ça fait des années déjà.
— Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vues ? Presque quinze ans ? Ça passe tellement vite !
Vêtue d’un long pull-over violet et d’un pantalon gris à pinces, l’inconnue porte courts ses cheveux bruns, et son visage manque de finesse du point de vue de Blandine, qui trouve qu’elle a bien peu de classe en comparaison de son interlocutrice. Tandis que celle-ci acquiesce, elle ajoute, en l’entraînant vers un groupe de personnes qui discutent plus loin :
— Viens, je vais te présenter quelqu’un.
Apercevant Blandine, Mitsuko la salue d’un petit signe de la main avec un sourire dans lequel elle croit discerner une certaine gêne.
Ce bref dialogue surpris par hasard l’intrigue au plus haut point. Comment se fait-il que cette femme l’ait appelée « Masaaki » ? En plus de ça, ce n’était pas à Mitsuko d’être gênée après un pareil impair, mais bien à celle qui l’a commis. Ce sujet de réflexion occupe Blandine jusqu’au moment de retourner dans la salle.
À la sortie du concert, elle traîne dans le couloir, espérant que la femme américaine va prendre congé de sa professoresse de piano et lui laisser une occasion de parler avec elle. En observant le groupe par intermittence, elle aperçoit, à côté de Mitsuko, un homme qui attire son attention. Sa stature est telle que toutes les personnes qui l’entourent paraissent petites. Il doit mesurer près de deux mètres. Bien charpenté et athlétique, il porte une tenue de motard qui contraste avec celle, élégante et habillée, de sa voisine. Ses cheveux blonds, dont une frange de côté couvre partiellement son front, bouclent jusqu’à ses épaules. Voyant qu’il l’a repérée et n’écoutant que sa timidité, Blandine s’en va d’un air détaché pour aller consulter distraitement le panneau d’affichage placé au bas des escaliers, d’où elle s’efforce de guetter encore plus discrètement.
Au bout d’un moment qui lui paraît bien trop long, Blandine perçoit du mouvement. Alors qu’elle se rapproche du groupe, Mitsuko se tourne vers elle et vient à sa rencontre en souriant :
— Bonsoir, Blandine. Tu veux venir boire un verre avec nous ?
Bien que les autres personnes lui soient inconnues et que la femme américaine de tout à l’heure soit de la partie, Blandine accepte volontiers cette invitation. Elle est déjà très attachée à sa nouvelle enseignante dont elle est fière. Ne se contentant pas d’être une musicienne talentueuse, elle est dotée d’une personnalité exquise et d’un goût vestimentaire raffiné. Son pantalon noir aux canons larges est très seyant, tout comme son chemisier satiné rose foncé, son rouge à lèvres assorti – quoique d’une nuance plus discrète –, et le parfum subtil qui l’enveloppe.
Dans le train sur le chemin du retour, Blandine réfléchit en se remémorant des bribes de ces moments passés dans un restaurant réputé de la ville. Le décor de cette brasserie produit le plus bel effet avec son parquet, ses boiseries et son mobilier en chêne sous des lustres composés de cinq bougies coiffées chacune d’un abat-jour blanc. Elle ne se souvient pas du nom de toutes les personnes présentes, mais quelques éléments autour de cette tablée l’ont intriguée. D’abord le grand blond que certains appellent Camille et d’autres Camillus : il s’est assis tout naturellement à côté d’elle pour lui faire la traduction simultanée de toute cette conversation menée en anglais, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Il a un léger accent étranger que Blandine n’a pas pu identifier. Puis Meredith, la femme américaine, apparemment douée pour mettre les pieds dans le plat, n’a fait que souligner bien involontairement le mystère qui plane autour de Mitsuko. Lorsqu’elle a évoqué le moment où elle s’était trompée de prénom, Blandine a saisi l’occasion pour demander :
— Pourquoi Masaaki ?
— C’est son frère jumeau, a répliqué Meredith, s’efforçant d’évacuer la question.
En entendant ces mots, Mitsuko a porté sa main devant sa bouche, l’air de ne pas savoir s’il fallait rire ou la reprendre. La maladroite de service s’est alors accrochée du regard à Camille pour insister, en cherchant son approbation :
— N’est-ce pas ?
Mais il n’a émis qu’un « aha », une sorte de « oui » démenti par le ton de sa voix, l’expression de son visage et une lueur qui pétillait dans ses yeux bleus. Étant donné que Meredith a évoqué une « private joke » et que le groupe est passé là-dessus comme chat sur braise, il est clair que Mitsuko n’a pas de frère jumeau, mais pour Blandine, la question reste ouverte.
Une fois dans la rue, après avoir pris congé des personnes présentes, Mitsuko s’est glissée dans une combinaison qui l’a recouverte des chevilles au cou, cheveux compris, avant de cacher son sourire dans un casque intégral pour enfourcher une grosse moto, conduite par Camille, qui les a emmenés et a disparu au coin de la rue en pétaradant. Bien que peu démonstratifs, ils laissent deviner une relation de couple. Blandine compte mener sa petite enquête, mais elle ne sait pas du tout comment s’y prendre.
*
Me voici donc pour découvrir ce texte dont tu m'avais un peu parlé - histoire de poursuivre l'exploration plumesque entamé lors de notre séjour du mois dernier. Et c'est un vrai plaisir ! Pas vraiment une surprise, puisque j'avais déjà eu l'occasion d'apprécier ton style dans ce que tu nous avais lu un soir. Mais un plaisir. Dommage qu'il n'y ait pas plus de passage par ici - personnellement ça me parle beaucoup, des plumes comme la tienne, qui prennent leur temps, décrivent, sont atmosphériques. Tu as un style bien à toi mais qui me plaît, assurément.
On a déjà deux personnages bien campées, en les personnes de Blandine et sa camarade Gladys. J'ai particulièrement apprécié cette dernière, vivante, pétillante, et qui même n'hésite pas à avoir de la répartie - je pense notamment à cette scène où elle reprend une remarque déplacée sur le poids de son amie. (Passage qui m'a beaucoup touchée d'ailleurs, ainsi que les réflexions qui s'ensuivent.)
Si je devais chipoter, je trouve que la remarque sur les Africaine sort un peu de nulle part, dans le sens où on se demande pourquoi ta narratrice pense à eux pour faire sa critique sur les hommes peu fiables - est-ce qu'elle a eu une expérience de ce genre (ou quelqu'un dans sa famille) avec un Africain ? Pourquoi cette association d'idée ? Et au niveau de la scène du début aussi, on sent que ce sont des enfants très sages et discrets (ce que je comprends complètement, c'est une certaine époque, un certain milieu - apparemment très aisé - et l'éducation qui va avec) mais peut-être un peu "trop" sages ? La plume pourrait se permettre d'être un tout petit peu plus légère et pétillante dans la description de ces jeux et de la complicité entre ce jeune garçon et la petite fille - 'fin c'est une impression, peut-être très personnelle. Je ne sais pas, on pourrait imaginer des regards impatients, espiègles, lorsque la petite est toute contente de montrer ses poupées ? Ou des démarches comme en ont les enfants qui jouent et qui ont hâte de faire un truc, un peu sautillantes ou en pas chassés ?
Mais vraiment, je chipote ! Je suis très contente de me plonger dans cette histoire et tu as une plume hyper riche. Cela me fait plaisir de croiser d'autres textes qui n'ont pas peur de prendre leur temps et d'installer toute une ambiance, des décors, des psychologies. Ah et ton choix de deux lignes temporelles me parle aussi, j'aime ce genre de mouvements dans les textes et de relation aux souvenirs. Tisser des liens entre une petite fille e jadis et ce qu'est devenue Blandine.
Je repasserai très volontiers continuer cette lecture.
Bonne journée ! À bientôt =)
Déjà une semaine que tu m'as envoyé ton commentaire et je n'ai pas encore répondu. Je suis complètement à la ramasse.
D'abord merci pour ce commentaire réfléchi et encourageant. Ça me fait vraiment plaisir que mon écriture te plaise. Je me suis faite à l'idée que j'écris pour un public « de niche ». En tant que femme du XXe siècle, je ne peux pas espérer être dans l'air du temps. ;-)
Je dois avouer qu'en créant le personnage de Gladys, je me suis un peu inspirée d'une de mes connaissances qui assume son surpoids bien que la médecine la classe dans la catégorie « obèse ». Moi qui suis complexée par mon physique, qui est pourtant dans la moyenne, j'admire les gens qui arrivent à assumer totalement un physique hors norme.
En parlant des Africains, je ne parle pas que des hommes africains. C'est un pluriel générique relevant de la grammaire classique (puisque je n'emploie ni l'écriture inclusive ni le langage épicène). Blandine est de père suisse et de mère africaine. Alors que le parent suisse est censé être plus fiable que le parent africain selon les préjugés, c'est l'inverse dans son cas. Mais je me rends compte qu'en effet, ce n'est pas bien amené.
Eu Suisse, il semble que c'est difficile pour des personnes africaines de trouver un appartement ou un travail (parce que considérées comme moins propres et moins soigneuses, et aussi moins sérieuses dans le travail que les Suisses). Elles sont tellement minoritaires chez nous que dès que l'une d'entre elles (homme ou femme) ne s'adapte pas bien à nos habitudes et à nos standards, on a tendance à considérer que toute leur communauté se comporte de la même façon. Je ne sais pas si en France, les préjugés sont similaires ou différents.
La description des enfants, je la voyais comme une sorte de tableau. Ce calme vient certainement de ma famille, où il ne fallait pas courir, sauter, ni même sautiller, où il ne fallait pas parler ni rire fort et où les jeux agités étaient vite réprimés. :-) Peut-être aussi que je ne sais pas mettre en scène des enfants. Je n'ai qu'un fils et quand je donnais des cours de piano à des enfants, je n'avais qu'un élève à la fois.
Les enfants blonds qu'on voit dans cette scène sont Camille et sa sœur, qui n'a pas encore été présentée. J'espérais qu'on pouvait facilement reconnaître les personnages de cette scène...
Je n'ai pas mentionné la couleur de cheveux de Blandine, mais au tout début, j'ai tenté de suggérer leur volume et leur aspect très frisé. Je mentionne ses mains café au lait pour donner une idée de son teint un peu avant l'arrivée de Mitsuko.
On dit qu'il faut éviter les pavés descriptifs, mais je crains qu'une description trop éparpillée ne soit pas assez évocatrice. Pour moi, écrire un paragraphe de description, c'est comme dessiner le personnage avec des mots. Si on ne se fait pas rapidement une idée de l'apparence d'un personnage, on aura de la peine à relier entre eux les éléments de description parsemés dans le récit pour en faire un portrait.
Je suis contente que le choix de deux lignes temporelles te plaise : je fais ça dans tous les textes plus longs que des nouvelles. Et chez moi, le personnage principal n'est pas celui qui donne son point de vue, mais celui vers qui les regards convergent.
Merci pour tes remarques et tes compliments.
Bonne soirée et à bientôt.
Après être tombé plusieurs fois sur des commentaires soigneux que tu avais faits sur d'autres textes, et aussi après être tombé sur nombre de tes messages sur le forum que j'ai apprécié, il était temps que je te lise.
J'ai fouillé un peu. Je ne sais jamais quoi dire sur les textes courts, j'ai donc choisi le texte le plus long qu'il semblerait que tu aies publié ahah. Et me voici.
Alors déjà la lecture était claire et fluide. Il y a un ou deux paragraphes ou peut-être des adverbes en ment se succédant, on un peu alourdie le texte, mais dans l'ensemble je l'ai lu d'un trait.
J'aime bien l'histoire et comment elle se présente. Je suis d'ailleurs déjà déçu qu'il n'y ait que 3 chapitres ahah. Pour l'instant ma théorie est que Mitsuko était une ancienne musicienne célèbre avec comme nom de scène Masaaki et qui a tout arrêté pour une raison que je ne connais pas ahah. Je me fais peut-être des idées, mais il est impossible pour moi de me plonger dans un texte sans anticiper les évènements.
La scène avec Gladys se faisant traiter de grosse m'a pris à contre-pied. En fait, j'ai été tellement étonné qu'elle soit traitée de manière si froide, que j'ai pensé à une blague venant d'une amie. D'habitude, j'ai l'impression que les gens se contentent de mauvais regard. Du coup, le fait d'aller jusqu'à commenter oralement m'a étonné. Elle a bien géré la situation cela dit.
En revanche quand elle évoque la question de son poids, elle dit que ses parents ont "toujours cru en elle". Je ne suis pas sûr que ce soit parfaitement adapté. Ils l'ont soutenu oui, mais ils ont cru en elle pour quoi ? Pour qu'elle maigrisse ? Pour qu'elle reste grosse ? Pour qu'elle ignore les remarques ? J'ai trouvé cela un peu bizarre dans le contexte. Généralement on croit en quelqu'un quand on attend un résultat précis.
Il y a ce paragraphe également :
Il s’assied donc au piano, prend le temps de se concentrer, puis fait courir ses longs doigts fins sur le clavier avec une dextérité qui laisse ses auditeurs pantois. Il a un niveau nettement plus élevé que la plupart des élèves de son âge. Après avoir exécuté plusieurs pièces, il s’arrête.
J'ai été un peu déçu que tout s'arrête si subitement. Par une simple phrase. J'aurais bien aimé que sa musique soit décrite et s'arrête progressivement au cours du paragraphe pour faire une transition fluide. Mais c'est très subjectif.
De manière générale, j'ai trouvé le texte bon. Quoiqu'un peu trop décrit par endroit, mais ça c'est la plume de l'auteur, c'est son choix. Je passerai lire la suite demain.
Bon courage dans tes écrits !
Coucou, Louis.W ! Ça fait plaisir de te voir chez moi. :-)
Depuis un certain temps, je me demandais la raison de cette chasse aux adverbes dont j’ai entendu parler maintes fois. De toute évidence, la profusion d’adverbes est un défaut courant et ma foi bien présent ans ce texte, ce qui m’amène à me poser des questions. Je crois que ça vient du langage parlé, où on en utilise tout le temps. Comme ça me paraît naturel, je suis allée lire divers passages dans plusieurs livres de grands auteurs à la recherche d’adverbes et devine ce que j’ai constaté… Ils en emploient très peu. :-D
De nos jours, on a peut-être l’impression que la puissance d’expression des verbes ou des adjectifs s’est émoussée et on veut les renforcer ; ailleurs, au contraire, on veut atténuer leur sens. Bref, cette question vaut la peine d’être étudiée et j’ai déjà commencé à faire des corrections, mais pour le moment, c’est du bricolage. Il faudrait que je trouve une façon d’écrire dans laquelle j’aurais moins besoin d’adverbes ou de locutions adverbiales. Merci de me l’avoir signalé.
Tu as été surpris par la scène où une camarade reproche à Gladys de porter un manteau rouge alors qu’elle a une silhouette opulente. Ce n’est pas une amie, c’est juste une élève que Gladys côtoie au Conservatoire. C’est une façon de tordre le cou à l’idée selon laquelle les personnes en surpoids doivent s’habiller en noir pour avoir l’air plus minces. Je voulais aussi montrer que Gladys s’assume, qu’elle ne se laisse pas démonter et qu’elle ne se vexe pas non plus ; elle est au-dessus de ça. (Le dialogue qui suit montre qu’elle a surmonté le problème.) Si sa camarade avait fait cette remarque avec finesse, je pense que ça aurait eu moins d’impact.
C’est marrant : pour ce qui est de soutenir une personne ou croire en elle, je ressens l’inverse de toi. Pour moi, croire en quelqu’un, c’est le croire capable de réussir sa vie, de réaliser ses rêves. Si on soutient une personne, c’est dans une situation précise (difficultés, maladie, session d’examens, que sais-je). Les parents de Gladys l’ont toujours crue capable de concrétiser ses ambitions et de s’épanouir, qu’elle maigrisse ou non.
Pour le petit concert, je suis en train de réfléchir à une manière de décrire un peu la musique choisie et la manière de la jouer, ce qui révèle des traits de caractère du pianiste. Mais elle ne peut pas s’arrêter progressivement parce que ce n’est pas de l’improvisation. Il joue des partitions de grands compositeurs.
Merci pour tes remarques, qui vont m’être utiles.
C'est seulement au début, en lisant la pique, que j'ai cru qu'elle provenait d'une amie à elle. Je me suis dit "personne n'est assez effronté pour balancer ça en étant sérieux", et en fait, si ahah.
Je comprends du coup la réflexion derrière le "croire en quelqu'un". C'était croire en son épanouissement, peu importe l'état de son poids.
Pour revenir aux fameux adverbes, j'ai deux trois choses qui peuvent t'intéresser ahah.
Je m'étais, en commençant à écrire, moi aussi posé la question sur cette chasse aux adverbes et j'ai donc fait plusieurs recherches.
En fait, de ce que j'ai compris et qui a du sens, c'est que la présence d'adverbe en ment souligne souvent une situation qui aurait pu être mieux raconté (donc mieux ressentit) si l'écrivain avait pris la peine de le faire.
Un exemple tout bête serait par exemple : Il l'a gifla subitement => Avant qu'elle ne le réalise, la gifle était partie, sa joue était brûlante.
Si elle ne l'a pas réalisé, ça veut dire que c'était subit. Et de cette façon ça permet de donner plus de détails et de caractère au texte. Le lecteur peut mieux voir et pas juste comprendre.
J'avais ouvert un sujet sur le forum (les statistiques de vos écrits), dans lequel, à la dernière page, j'explique comment j'ai trouvé un moyen de calculer sont taux d'adverbe ou d'adverbe en ment grâce au logiciel antidote.
J'ai aussi, si cela t'intéresse, c'est le pourcentage d'adverbe en ment dans les textes des auteurs les plus connus :
Hemingway: 80 => 0.8%
Twain: 81
Melville: 126
Austen: 128
J.K. Rowling: 140
E L James: 155
Stendhal : 0.4% (calculé approximativement moi-même).
Selon Antidote, mon texte compte 6,6 % d'adverbes pour 5,5 % d'adjectifs (et 16,7 % de verbes, 13,7 % de noms, autant de pronoms). J’ai compté 67 adverbes en « – ment ». En effet, c’est à revoir. En corrigeant, j’en laisse au maximum deux par page pour le moment (sauf s’ils se trouvent uniquement dans les dialogues). Pour vraiment rééquilibrer, il faudrait une réécriture complète. On verra si j’en ai le courage un jour.
La scène d’ouverture avec les enfants est intrigante, mais j’ai trouvé qu’elle manquait un peu de vie. Malgré les descriptions, j’ai eu du mal à voir les enfants et à entrer dans la scène. Peut-être est-ce voulu, cette qualité un peu lointaine, si c’est une scène dans le passé ? On a l’impression en effet de voir une carte postale animée du passé plus qu’une scène au présent.
Concernant la suite, j’ai eu du mal à comprendre exactement de quel examen il s’agissait. Est-ce l’entrée au conservatoire ? ou autre chose ?
C’est une opinion personnelle (et prend-là comme telle), je trouve que tu en fais quelquefois un peu trop dans les descriptions physiques au sens où cela rend tes phrases descriptives longues et un peu surchargées. Vouloir donner trop de détail peut être contre-productif, en rendant le texte moins fluide.
Par exemple : Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre sur une femme vêtue d’un manteau noir et dont l’épaisse chevelure de jais, raide et lisse, divisée symétriquement par une raie, descend jusqu’en haut de ses cuisses. Pour moi, ici, la phrase est trop longue, peu fluide, avec trop de compléments. Tu pourrais la couper en deux, ou l’alléger (raide et lisse par exemple me semble superflu car on a compris rien qu’à son prénom qu’elle est d’origine asiatique). Encore une fois, c’est une opinion personnelle, peut-être ai-je trop l’habitude des phrases courtes, mais j’ai été arrêtée plusieurs fois au milieu de descriptions car j’avais perdu le fil…
Détails
son père a décidé d’aller s’installer dans un pays d’où il cessera de payer la pension alimentaire qu’il lui doit, contrariant son plan d’études : un peu étrange ce futur. Elle sait déjà qu’il va cesser, il l’a annoncé ? ou c’est une supposition ? parce qu’elle énonce cela comme une certitude, mais sans l’expliquer. Et par la suite, je n’ai pas trop compris pourquoi il cessait de payer. En particulier les phrases « Il aurait pu attendre les vacances d’été avant de s’expatrier » et « il n’a pas pris la peine de s’assurer une place de travail avant de partir » ne m’ont pas trop éclairci les idées. En fait, on a l’impression d’une sorte de fatalité, alors que c’est bien la décision du père de ne plus payer ? Dans ce cas, Blandine ne devrait-elle pas être plus amère dans son ressenti ?
Elle porte un tricot blanc dont le faux décolleté présente une découpe en forme de feuillage cousue sur un voile de tulle qui le relie au col : je trouve cela peu évident à visualiser.
d’accord de t’aider : pour t’aider ?
Tandis qu’elles se rejoignent à proximité de l’entrée, débouchant de deux directions opposées, une de leurs connaissances du Conservatoire fait irruption entre elles et lance en se tournant vers Gladys : je trouve que « débouchant de deux directions opposées » alourdit la phrase sans rien apporter de très intéressant.
Itchane a également relevé le côté particulier de mon écriture qui, à mon sens, explique que les lecteurs ne se bousculent pas au portillon. Mais c’est comme ça que je vois ces histoires : je ne me les représente pas écrites autrement. (Mes deux projets en cours, dont j’ai parlé dans mon journal de bord, sont présentés à peu près de la même façon.)
En écrivant la scène d’ouverture, je n’ai peut-être pas eu conscience de son aspect un peu statique, mais je la visualisais. (La salle de jeu est celle de la maison où j’ai habité aux USA quand j’avais entre 3 et 5 ans, aménagée à ma sauce). Ça vient probablement du fait que c’est un passé lointain et que les jeux calmes étaient encouragés chez nous. Je dois avouer aussi que je ne sais pas vraiment écrire les scènes animées, que ce soient des bagarres, des jeux d’enfants, des fêtes ou un marché.
À l’époque, le Conservatoire de ma ville avait une section non professionnelle et une section professionnelle. Pour progresser dans les classes non professionnelles, il suffisait de réussir l’examen de fin d’année. En revanche, pour entrer en division professionnelle dite « supérieure », il fallait se présenter à un examen d’entrée, même si on était déjà élève du Conservatoire. C'est pour ça que les filles parlent d'« entrée en supérieure ».
Dans les descriptions, il faudrait que je voie comment faire des phrases plus courtes tout en évitant les répétitions. Mine de rien, ce n’est pas un exercice facile. Je me refuse à m’arrêter sur des caractéristiques ethniques pour décrire un personnage. Dire qu’il est asiatique ou lui donner un prénom asiatique n’est pas suffisant ; je trouve même que me contenter de ça reviendrait à dire que tous les Asiatiques ou tous les Africains ont la même tête. Si tu regardes par exemple Seiji Osawa ou Yoko Ono, ils n’ont pas la chevelure raide et lisse qu’on a tendance à attribuer aux Asiatiques. (Je ne sais pas dans quelle mesure ce site est fiable, mais j’ai trouvé une page intéressante ici : https://piloupilou.fr/2019/02/08/briser-le-mythe-sur-les-cheveux-asiatiques/.) Quand je parle de cheveux raides et lisses, pour moi, ce sont deux caractéristiques différentes : ils peuvent être raides sans être lisses, ou lisses et ondulés.
Pour ce qui est de l’habillement, je trouve qu’il est révélateur, qu’il suggère un style de personnage. Mais je devrais sans doute trouver une manière plus générale de le décrire. Ça a l’air bête, mais pour décrire les vêtements, j’ai dû passer des heures à faire des recherches, parce que je ne me souviens pas vraiment de la mode de cette époque.
Concernant le père de Blandine, j’imagine qu’il a brièvement averti sa mère. Il s’en va dans un pays où ce serait difficile, voire impossible, de le poursuivre pour qu’il paye la pension alimentaire. (J’avoue que je n’ai pas décidé lequel.) Et comme il part dans une totale insouciance, il ne s’est pas assuré un travail sur place. Je ne me suis pas attardée là-dessus parce que ce n’est pas vraiment le sujet et que le nombre de caractères était limité.
Finalement, j’aurais eu un peu de marge pour ajouter des précisions çà et là ; mais une fois arrivée au bout, c’est le temps qui me manquait. Je n’ai même pas pu me relire avant d’envoyer ma nouvelle à Renarde pour une BL de dernière minute et j’y avais laissé pas mal de coquilles. (Eh oui ! :-D)
Je profite de cette coupure - certes artificielle - dans le texte pour te faire un retour sur ce premier tiers : )
Je découvre ta plume sur un récit non autobiographique (j'avais lu ta bouleversante nouvelle "Sonia"). Eh bien je la trouve très très belle !
C'est assez particulier, il faut le dire, ce n'est pas une manière d'écrire que l'on rencontre souvent. Tu as un style très présent, surtout dans les descriptions qui sont très posées, neutres, très intellectualisées, presque chirurgicales parfois, mais je trouve cela très réussi ! Cela crée une ambiance vraiment unique qui me convient très bien. Là ou d'autres auteur.es seraient plats ou ennuyeux avec la même intention, chez toi c'est étrangement élégant et beau, j'aime beaucoup !
On se rapproche presque des didascalies de théâtre, mais en plus littéraire et esthétique, je ne sais pas si c'est souhaité ou inconscient, mais j'adhère parce que c'est parfaitement fait ^^
À la limite, peut-être la toute première description de "La Cave" était un poil trop documentaire peut-être ? ("...le décor comprend des éléments typiquement suisses, comme une grande cloche suspendue...") Mais c'est la seule qui m'ait fait tiquer. Celle-ci m'a fait sortir un peu du texte, sinon je suis tout à fait dans l'ambiance.
J'irai bientôt découvrir la suite ; comme Blandine j'ai très hâte d'en savoir plus sur Mitsuko : )
Quelle agréable surprise de trouver ton commentaire ! Merci pour ces compliments, qui me touchent beaucoup. Tu vas me faire rougir. :-) Les choses que tu exprimes m’indiquent aussi pourquoi cette histoire n’attire pas beaucoup de lecteurs : c’est de la littérature de niche, quelque chose qu’on a probablement de la peine à associer à une catégorie connue.
Ces sortes de didascalies viennent de mon écriture primitive, qui était justement du dialogue ponctué de didascalies. Par la suite, j’ai commencé à développer la narration, notamment avec les descriptions, ainsi que l’aspect esthétique. Pour moi, ces phrases qui s’insèrent dans les dialogues font partie de la narration ; elles servent à visualiser la scène et à rendre le dialogue plus vivant. Je ne veux pas poser mes personnages là et débiter leurs conversations comme s’ils étaient statiques. Tant mieux si c’est réussi. :-)
Je vais voir ce que je peux faire avec la phrase à l’allure documentaire. J’espère que tu apprécieras la suite. Merci encore de t’être attardée ici.