Comme prévu, le lendemain, Épicure se prépare à mettre son plan à exécution. Elle choisit d’agir après ses cours, une heure à laquelle peu de personnes récupèrent leur réserve d’eau quotidienne à la Source, le moment parfait pour dérober un peu d’eau supplémentaire. Il est d’ailleurs temps, car alors qu’elle se prépare à partir, la mère de la jeune fille lâche, d’un air pincé :
- Tu t’es lavée Épicure ? Tu dégages une… forte odeur de sueur. C’est très désagréable.
- Oui, réplique aussitôt l’adolescente sur le même ton. Mais de toute façon, qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Avoue-le, tout ce qui te préoccupe, c’est que si je sens mauvais, ça pourrait nuire à ta réputation.
Puis elle rajoute d’une voix exagérément haut perché en agitant les mains :
- Oh, pour l’amour de Servigne, que va-t-on penser de moi si l’on croise ma fille (hélas), négligée ainsi ! Que je l’ai élevée à mon image ? Oh diantre, quelle horreur !
Sa mère ouvre la bouche, la referme, ne sachant que répondre à cela. Car, ne nous le cachons pas, il s’agit là de la stricte vérité : elle songe à son bien-être avant celui de sa fille. Puis, alors qu’elle s’apprête à riposter avec toute l’hypocrisie dont elle est capable, Épicure la devance et conclut, en appuyant bien sur chaque mot :
- Allez, je te laisse, il faut que j’aille détruire ta réputation.
Et elle laisse l’adulte fulminante plantée devant le rideau d’entrée.
Épicure y repense sur le chemin de l’école. C’est vrai quoi… Elle se fiche royalement de ma vie, mais ça ne l’empêche pas de toujours me chercher des poux.
Une fois arrivée sur le lieu de rassemblement de sa classe, la jeune fille s’installe comme d’habitude sur le sol sec à côté d’Eco et d’Arthur. Bien qu’elle adore apprendre, toute cette histoire d’eau supplémentaire et de non-respect des règles la préoccupe et elle n’écoute que d’une oreille l’Instructeur. Parfois, quelques bribes lui parviennent, puis s’échappent instantanément par l’autre oreille pour laisser la place à divers problèmes bien plus urgents à ses yeux.
- … Autrefois, les femmes et les hommes conservaient leurs aliments dans du sel, bêle l’Instructeur. Avant l’Effondrement, les humains utilisaient ce qu’on appelait des « réfrigérateurs ». Cela fonctionnait à l’électricité. Vous imaginez donc bien qu’aujourd’hui, c’est purement et simplement impensable. De toute manière, conserver des aliments poussait à l’achat sans modération. De nos jours, c’est le type d’invention qui pourrait nous faire à nouveau basculer dans la surconsommation…
Une part d’Épicure, éblouie, ne peut s’empêcher de s’exclamer : Que c’est intéressant ! Absolument passionnant !, et aimerait bien s’interroger un peu plus longuement sur le sujet. Cependant, l’autre part d’elle-même surveille discrètement la course du soleil dans le ciel, pressée que sa journée d’étude s’achève.
Enfin, la cloche annonce la fin des cours, et la jeune fille doit se faire violence pour ne pas se ruer à la Source. Elle essaie de marcher calmement, en prenant son temps, l’air décontracté. Un concept tout nouveau pour elle. Une fois sur place, l’excitation se mêle à la nervosité. L’adolescente sort deux ou trois vieux tissus de son sac et les jette dans le fond de la brouette usée . Elle remplit les sceaux, un à un. Le débit est beaucoup trop lent à son goût, et Épicure trépigne et jetant des regards furtifs autour d’elle. C’est bon. Personne en vue. J’ai plus qu’à espérer qu’un voisin trop curieux ne se pointe pas.
Épicure hisse les sceaux dans la brouette, puis fait couler l’eau jusqu’à la barre limite. Elle se saisit ensuite des chiffons et les imbibe afin de s’approprier un petit supplément d’eau, avant de les replacer dans la brouette et de les cacher parmi les sceaux comme si de rien n’était.
Soudain, l’adolescente entend un léger bruit de pas, elle fait volte-face et son estomac se noue. Une silhouette gracile, un peu féminine, s’approche d’elle silencieusement, telle un spectre. Épicure se rend rapidement compte qu’il s’agit d’Eco. Le cœur battant, elle se met en route, affichant sur son visage un masque censé être serin et esquissant un sourire un peu trop forcé. Une fois à la hauteur de la silhouette, la jeune fille croise les doigts pour que son ami poursuive sa route et se contente de lui adresser un signe de main, mais il n’en est rien. Eco ralentit, puis s‘arrête.
- Salut, ça va ?
- Oui, pourquoi ? gargouille Épicure avant de se rendre compte qu’il s’agit seulement d’une question de politesse.
Eco fronce les sourcils.
- Tu fais une drôle de tête.
Et voilà. Bravo, médaille d’or de la discrétion ! La jeune fille considère d’un œil inquiet sa brouette. Malgré ses précautions, l’eau contenue dans les tissus commence à se répandre autour des récipients. Son ami suit son regard, et c’est à son tour de faire la moue.
- C’est quoi ça ? Pourquoi ta brouette est remplie d’eau ?
Épicure perçoit un changement presque imperceptible dans sa voix. Un doute. De la méfiance. Elle inspire un grand coup et lui débite d’une traite l’excuse qu’elle a imaginée la veille :
- Oh, tu me connais, je suis maladroite et je renverse de l’eau partout quand je rentre chez moi, à cause des cailloux sur la route. Je me suis dit que c’était dommage de gâcher une denrée si précieuse, alors j’ai essayé d’éponger les dégâts, mais on dirait que ça n’a pas suffit...
La jeune fille s’efforce d’adopter un ton léger et tente même de simuler un sourire contrit, mais elle sent qu’il n’est pas tout à fait convaincu. Épicure elle-même doit admettre que son explication est tirée par les cheveux, mais elle n’a pas trouvé mieux. Et puis, cela aurait pu être pire ! Eco est l’un de ses meilleurs amis, il ne représente aucunement une menace. L’intéressé passe la main dans ses cheveux en épis clairs et blondis par le soleil, coupés à la va-vite. De ses yeux perpétuellement plissés à force de côtoyer trop souvent la lumière du Soleil, il scrute la hauteur de l’eau dans les sceaux. Il hésite, puis déclare :
- OK.
Les lèvres de l’adolescente frémissent, et avant qu’elle n’ait conscience des mots qui sortent de sa bouche, elle demande, baissant la voix :
- Tu… Tu n’as jamais souffert de la faim ? Tu ne t’es jamais dit que si tu pouvais manger un peu plus, juste un peu plus, tu ferais tout ce qu’il faut, même si, disons… C’est…
Épicure pèse sa formulation avec soin, puis opte pour la franchise.
- … Pas vraiment légal ?
Eco la dévisage, interloqué.
- Non. Pourquoi, tu… ?
- Non non non, pas du tout ! siffle-t-elle. Ah ah, qui ferait ça ?
Son ami paraît déstabilisé. Il est clair qu’il a remarqué que la jeune fille n’est pas dans son état normal. Avant qu’il n’ait le temps d’insister, l’adolescente file dans le sens opposé, pressée de mettre de la distance entre eux.
- Allez, je dois y aller, bye !
- …
Non mais qu’elle idiote ! Tu te rends compte de ce que tu risques ? Tu veux faire tout foirer ou quoi ? T’as intérêt à ce qu’il ait gobé ton baratin…
Heureusement, le reste de son plan se déroule à merveille : elle essore les tissus gorgés d’eau au-dessus de ses plants et, satisfaite, reproduit la manœuvre le reste de la semaine sans croiser personne, à son grand soulagement. Ses cultures poussent, et les douches reprennent leur place dans sa vie.
Enfin arrive le lundi, synonyme de récolte. Celle d’Épicure est pour le moins fructueuse : elle a ramassé presque autant de courgettes, pommes-de-terre et pommes que les nombres imposés par la limite, sans pour autant la dépasser. Ce jour-là, la jeune fille se rend fébrile à la Contrôlerie. C’est la première fois qu’elle ne ressent pas d’anxiété ni d’épuisement, et elle apprécie cette accalmie. C’est aussi la première fois qu’elle se montre courtoise naturellement.
- Mademoiselle, contrôlons votre production pour la semaine. La limite est de vingt-et-une pommes de terre, quatorze courgettes et de vingt-huit pommes. Montrez-moi donc ce que vous avez là.
La sempiternelle rengaine ne l’agace même pas, c’est dire. L’adolescente renverse fièrement son butin sur le bureau.
- Dix-neuf pommes de terre, douze courgettes et vingt-cinq pommes…
L’homme marque un temps, son visage s’éclaire et il lui adresse un immense sourire.
- Très belle récolte ! Épicure, c’est bien ça ?
- Oui, acquiesce-t-elle vigoureusement.
L’homme lui tend son blé et ses œufs, avant de lui souhaiter une bonne journée.
En ce début de semaine, pour la première fois, Épicure ne se prive pas. Mais elle ne s’arrête pas là.
En arrosant avec plus d’eau que la normale, j’atteins presque le quota maximal. Je suis sûre que je peux encore augmenter mes rendements. Et pour ça, rien de mieux que le compost… Autant profiter de l’absence de mes parents pour faire ça discrètement.
Ce jour-là, Épicure verse une première bassine de compost sur ses plants, la quantité autorisée, puis une deuxième et une troisième, repassant une nouvelle fois dans l’illégalité
Alors qu’elle termine sa troisième tournée et qu’il commence à être évident que le tas de compost est plus gros que la normale, elle entend quelqu’un arriver par-derrière. L’adolescente s’efforce de secouer la bassine nonchalamment, mais la voix qui prononce son nom derrière elle n’est pas dupe.
- Épicure...
Eco… Encore lui.
La jeune fille se tourne pour lui faire face. Une drôle de sensation la parcourt à la vue de ses yeux plissés. Quel regard de serpent… Ça file la chair de poule. Un mauvais pressentiment lui glace l’échine. Non, ressaisis-toi, c’est ton ami. Mais le malaise persiste et grandit lorsqu’il balbutie :
- Mais… Qu’est-ce que tu fais ?! Tu… Tu as mis beaucoup trop de compost !
Le jeune homme reporte son attention sur elle. Ce n’est peut-être qu’un effet de son imagination, mais elle à l’impression que toute trace de sympathie l’a déserté.
- Épicure qu’est-ce que tu fabriques ?
Le ton posé qu’il a repris sort l’intéressée de sa torpeur.
- Je… Je… Rien !
Du bout du pied, elle tente de tasser le tas de compost. Mais rien n’échappe à son ami et la panique la gagne.
Mon plan ne peut pas foirer maintenant, si près du but…
- Ne me mens pas, je vois bien que tu mijotes quelque chose, crache-t-il. L’eau, puis le compost… Tu te sers trop n’est-ce-pas ? Tu ne respectes pas les quotas ?
- Tu n’y es pas du tout, couine Épicure, implorante.
- Ne me prends pas pour un imbécile ! s’écrie son interlocuteur. Tu te rends comptes que tu enfreins les lois ? Qu’est-ce que tu cherches, au juste ? Tu ne récolteras que les insultes et les Amendes des Conseils, tu le sais pertinemment.
Épicure soupire. Puis elle souffle doucement.
- Je vais t’expliquer. Mais écoute-moi, OK ?
Eco croise les bras dans un signe d’attente. D’un geste de la main, il l’enjoint de poursuivre.
- C’est… C’est juste une expérience, commence prudemment la jeune fille. J’en ai assez de toujours devoir me rationner. Et je me suis dit que… Que si j’utilisais un peu plus d’eau et un peu plus de compost, pas beaucoup, ça augmenterait peut-être mes récoltes.
L’adolescente s’interrompt. Elle va devoir passer sous silence une partie de la vérité.
- Je ne comptes pas dépasser la limite de production. Juste l’atteindre.Tu comprends ?
- Ce que je vois surtout, c’est que tu surconsommes, soupire Eco.
Les épaules d’Épicure s’affaissent et elle réplique :
- Tu ne vas pas me dénoncer, n’est-ce pas ? Je ne fais rien de mal, en soi…
- Bien sûr que si, c’est mal, la coupe-t-il. Mais je ne dirai rien… En revanche je te conseille de cesser ton manège.
Sur ce, il quitte le jardin, laissant son amie tremblante. La jeune fille lâche sa bassine et tombe à genoux. Il ne comprend pas… Si j’arrive à obtenir plus de résultats, j’aurai des réserves pour les jours où mes cultures produiront moins, et je pourrai donner une partie de ma production à des personnes qui en ont besoin… Pas question d’arrêter. En revanche je vais devoir me montrer prudente avec lui, histoire qu’il oublie un peu cette affaire.
Encore chancelante, elle s’empresse de dissimuler le surplus de compost en l’éparpillant autour de ses plants.
Le reste de la semaine, Épicure ne reparle pas beaucoup à Eco, ce qui n’est pas plus mal. Elle poursuit ses expériences et, le lundi suivant, son labeur porte ses fruits.
- Vingt-trois pommes de terre, quinze courgettes et trente pommes, grogne le Contrôleur.
Tiens, il me semble moins amical que la dernière fois, pense l’adolescente, sarcastique, sans se départir de son sourire.
- Mais c’est trop ! Vous dépasser la limite, là, ça ne va pas du tout ! poursuit l’homme. Faites attention jeune fille, la surconsommation n’a jamais profité à personne. La prochaine fois, vous n’échapperez pas à une Amende. Pour aujourd’hui ce ne sera qu’un avertissement.
Le visage d’Épicure se ferme.
- Monsieur, je ne comprends pas pourquoi dépasser les quotas est un problème. Mon but n’est pas la surconsommation, mais constituer des réserves pour ne pas souffrir l’hiver et aider ceux dont les plants sont morts…
- Il suffit, cessez d’être insolente ! Les règles sont les règles ! s’agace l’homme.
- Monsieur, expliquez-moi ! En quoi est-ce mal ? Pensez-vous sincèrement que les lois sont infaillibles ? Je…
- AMENDIERS ! beugle le Contrôleur, prenant une teinte rougeaude.
Un homme et une femme surgissent immédiatement aux côtés d’Épicure.
- Cette jeune fille n’est qu’une… Qu’une… Qu’une Autruche ! Amendez-là !
L’adolescente n’a pas le temps de riposter que les deux Amendiers s’emparent de son surplus de nourriture et lui demandent de les suivre. Une fois devant chez elle, les Amendiers clouent les produits en trop au-dessus de leur rideau d’entrée et lui expliquent avec condescendance :
- Voilà, tout le monde verra que t’es partisane des Autruches, ça t’apprendra à désobéir. Et on va diminuer ta ration d’œufs et de blé. T’avise plus de recommencer.
Une petite foule commence à se former autour d’eux. L’homme et la femme s’en vont et Épicure reste seule au milieu des chuchotements réprobateurs.
Je savais ce que je risquais, se dit-elle en sentant les larmes embuer ses yeux, mais je ne pensais pas que notre peuple était aussi aveugle. J’ai été naïve de croire qu’ils pourraient comprendre. Mais tant pis… cette Amende n’est pas si catastrophique, mon écart sera vite oublié.
Tout faux. Les jours qui suivent, Épicure se voit adresser moult regards suspicieux de la part des habitants du village. Néanmoins, la jeune fille n’est pas prête à abandonner.
Je dois redoubler d’efforts. Je finirai bien pas leur ouvrir les yeux...
J’adore ce chapitre, Épicure a un caractère intéressant, je me demande comment elle va évoluer… L’histoire est très intéressante et j’ai vraiment hâte de lire la suite !
Merci :))
J'ai trouvé très drôle la première scène de ce chapitre !
Encore une fois, je suis tiraillée et je n'arrive pas à comprendre si Épicure est du " bon côté " et si il y a un " bon côté ". J'ai l'impression que tu n'as pas délimité un " côté des gentils " et un " côté des méchants ", et c'est très réussi !
À bientôt !