PARTIE 1 - Chapitre 2

Par Lysamé

Épicure quitte le coin qui leur sert de cuisine et laisse son dîner mijoter. Elle saisit un seau d’eau et sort dans le jardin à l’arrière de leur abri. Elle rejoint alors pour la deuxième fois de la journée son carré de plantations et y dépose brusquement le lourd récipient. Quelques gouttes giclent pour venir asperger sa tunique. Cela n’est pas désagréable, considérant l’étouffante chaleur qui règne en cette fin d’après-midi. Puis la jeune fille se dirige vers la massive construction de bois pourri qui renferme le compost. Épicure soulève le couvercle, attrape la vieille louche en métal cabossé accrochée au bord et remplit une bassine réservée à cet usage.

De retour à ses cultures, elle saupoudre équitablement chaque plantation avec un peu de compost, puis elle reprend le seau d’eau. Elle le soulève au-dessus de sa taille, s’apprête à arroser un plant de courgettes, lorsqu’un violent coup de vent balaie le jardin. La bassine à compost s’envole soudainement et la bourrasque commence à l’emporter vers la rue. Réagissant au quart de tour, la jeune fille esquisse un pas pour se précipiter à la suite de la bassine. Déséquilibré, le seau tangue dans ses bras, lui échappe et se répand sur le premier plant de courgette. Épicure se fige, puis s’écrie :

- Non !

Tétanisée, la jeune fille ne bouge plus. Avec cette canicule, sans eau, les autres plants risquent de se dessécher pendant la nuit. Les arrosages des prochains jours pourront en partie rattraper sa maladresse, mais le dommage restera irrémédiable quelques temps. On ne peut rien contre la sécheresse. Ses récoltes des semaines à venir en prendront forcément un coup. Plus que jamais, elle devra supporter la faim et redoubler d’effort.

Épicure se ressaisit et sort de sa torpeur en se rappelant qu’elle doit retrouver sa bassine. Une décharge électrique la parcourt. Ses jambes s’animent, se mettent en marche, et enfin courent en direction de la rue. Une fois sur le chemin asséché par le vent du sud, la jeune fille tourne la tête à droite, puis à gauche, et aperçoit la bassine adossée à un rocher en bordure d’une maison voisine. Elle la récupère, retourne sans tarder au jardin, et coince la bassine sous une pierre.

La jeune fille retourne vers ses plantations, mais l’accablement la reprend à la vue de la seule et unique pousse inondée.

Tant pis. De toute manière je ne peux rien y faire. J’ai utilisé mon quota d’eau. Il va falloir attendre demain.

Et elle s’engouffre dans la bicoque terreuse, le dos voûté.

Au dîner, malgré l’appétit qui l’a désertée, Épicure se force à manger. Sa raison lui souffle qu’elle a besoin de forces pour la journée qui l’attend le lendemain, et de toute manière le gaspillage est interdit. Elle ne peut pas non plus garder son plat pour plus tard puisque les œufs ne se conservent pas par cette température. Indifférents, ses parents remarquent à peine sa mine morose et ne la questionnent ni ne s’inquiètent le moins du monde. Ils se contentent de manger en silence.

Rapidement, ses aînés décident qu’il est temps de dormir, et la jeune fille doit en faire de même. Mais en dépit de son épuisement, Épicure n’arrive pas à trouver le sommeil. Elle se retourne toute la nuit en ruminant sa malchance et les injustices de la société, tantôt avec irritation et fureur, tantôt avec résignation et tristesse.

Au matin, Épicure n’a pas fermé les yeux une seconde, et sa frustration envers les lois auxquelles elle doit obéir sans protester en est plus grande encore.

Si les Conseils n’étaient pas aussi obnubilés par leurs stupides interdictions, j’aurais eu le droit de reprendre de l’eau à la Source ! Quelques litres n’auraient pas changé leur vie ! Certes, il faut économiser, mais économiser ne signifie pas se priver ! La nature nous offre l’eau et la nourriture, mais les Conseils nous interdisent de l’utiliser comme bon nous semble. Mettre en place des limites, d’accord, mais dans la mesure du raisonnable. Après tout… peut-être ai-je tort ? Personne ne s’est jamais plaint… Bien sûr je ne veux pas ressembler à nos ancêtres d’avant l’Effondrement, mais ils ne pouvaient pas être aussi lamentables qu’on le dit. Ils avaient probablement de bonnes idées, qu’ils ont utilisées à mauvais escient.

Tandis qu’Épicure fait sa toilette dans une cabine à part, la petite voix continue de lui murmurer à l’oreille.

Regardez-moi ça… Regardez comme on est contraints pour se laver ! Fabriquer notre savon, je veux bien… Mais alors, qu’on ait à peine assez d’eau pour se rincer, c’est tout de même navrant ! J’en ai assez de me frotter avec ce bout de tissu râpeux à moitié imbibé ! Une fois, j’ai même été obligée de rester avec du savon dans les cheveux.

La jeune fille effleure sa crinière sombre et courte en bataille. Elle l’a coupée il y a quelques années de cela pour ne pas être encombrée pendant son labeur. C’est d’ailleurs en partie pourquoi je les ai raccourcisMais ça, mes parents ne le savent pas. Imaginez leur tête si je leur disais que je trouve que les quotas d’eau insuffisants !

Épicure laisse échapper un rire amer. Impensable… Tout le monde trouve cette société parfaite à tout point de vue. Forcément, c’est plus facile de croire qu’on est dans le bon camp, que nos décisions son sages et justes, de mépriser le clan opposé qu’on qualifie de dégénéré. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui reproduisent les mêmes erreurs que nos aïeux : ils se sentent supérieurs aux Autruches, sous prétexte qu’ils ne partagent pas la même vision que nous. Et le pire, c’est qu’ils sont incapables de s’en rendre compte, car ils sont persuadés d’être le peuple providentiel, chargé de montrer l’exemple et le droit chemin aux autres.

Épicure serre les dents et frappe le sol de son poing dans un accès de rage. Et tout ça, parce qu’on leur a répété toute leur vie que leur manière de vivre est la bonne. Maintenant, ils ne voient et n’entendent que ce qu’ils veulent. Et les adultes, de génération en génération, répètent ce qu’ils ont appris à leurs enfants, qui développent le même raisonnement qu’eux.

La jeune fille fronce les sourcils. Contrairement à ce que préconisent les Conseils, je ne suis pas très proche de mes parents. Je ne suis pas assez posée, pas assez conforme au moule pour eux. Donc ils ne m’inculquent pas leurs bêtises… Épicure se redresse. Elle a sa réponse. Elle sait pourquoi elle semble être la seule à se poser des questions : elle n’a pas été éduquée comme la plupart des autres enfants dans la diabolisation des Autruches.

Pourtant, je ne suis tout de même pas la seule qui se tient éloignée de sa famille. Seulement, s’exprimer ainsi en contradiction avec les règles des Conseils est dangereux. On a vite fait de se retrouver au ban de la société, considéré comme un traître ou un élément subversif. Autrement dit, si personne n’ose remettre en question la manière d’être de notre peuple, je ne saurai probablement jamais si d’autres partagent la même opinion que moi.

La jeune fille s’affaisse à nouveau, brisée dans son élan. Durant tout le reste de la journée, elle effectue ses tâches sans entrain. Ses amis remarquent bien qu’elle s’est refermée sur elle-même comme une huître, avec ses idées noires, mais ils se gardent bien de le lui faire remarquer, craignant de la froisser.

Le soir, vient l’heure de s’occuper de ses plantations. Avec des précautions infinies, Épicure verse le compost et s’apprête à arroser lorsqu’elle remarque quelque chose. Quelque chose de tout à fait insolite. Bien sûr, les plants qui n’ont pas reçu d’eau la veille sont légèrement flétris. Mais il ne s’agit pas de ça. Elle se rapproche un peu, posant avec précaution ses pieds entre les tiges. Elle plisse les yeux et fixe le plant de courgettes qui aurait dû être noyé. En fait il a grandi. Épicure écarquille les yeux. À moins que ce soit mon imagination qui me joue des tours ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir.

La jeune fille hésite un instant. Si, comme elle le soupçonne, la grande quantité d’eau qu’elle a renversée hier a contribué à faire pousser considérablement son plant de courgettes en seulement une nuit, il faudrait réitérer l’expérience pour s’en assurer.

Or, cela reviendrait à laisser pour compte les autres cultures. Est-elle prête à prendre ce risque ? L’espace d’un instant, Épicure entrevoit la possibilité d’un avenir sans rationnement.

Oui.

Et d’un seul mouvement fluide, elle verse la totalité de son seau d’eau sur la fragile pousse. Elle contemple un instant les feuilles détrempées, puis se rue à l’intérieur de sa maison chercher une vieille règle en bois. Elle la plaque contre la tige humide et mesure sa hauteur : quinze centimètres. Et voilà. Il n’y a plus qu’à attendre demain. On verra bien s’il y a du changement.

Tout à coup, Épicure prend conscience qu’elle a omis un détail. C’est vrai que si mon expérience fonctionne et que mon plant de courgettes grandit et produit plus, je n’aurai plus à me rationner en courgettes. Cependant, les autres cultures, celles que je n’arrose pas, vont dépérir et je devrai économiser plus que je ne l’ai jamais fait mes pommes et mes pommes de terre. En clair, il faut que je trouve comment leur fournir assez d’’eau, tout en poursuivant mon expérience. Peut-être même que si j’en trouve assez, je pourrai reproduire la démarche avec tous mes fruits et légumes... Et là, fini d’avoir faim tout le temps !

La jeune fille s’interrompt, réalisant qu’elle flirte avec l’illégalité. Elle le sait, il n’y aucun moyen de se procurer de l’eau supplémentaire. À moins que… L’image du seau destiné à l’hygiène apparaît soudain et danse devant ses yeux, semblant la narguer et la mettre au défi de venir s’en emparer.

STOOOOOOP !! s’ordonne Épicure. Pas question de se précipiter ! Qu’est-ce que tu feras si ton expérience foire, hein ma vieille ? Tu y as pensé ? Non ? Alors ramène tes fesses au jardin et arrête de vouloir transgresser les règles ! Cesse de jouer les impulsives et rappelle ta jugeote d’entre les morts ! Si demain, tout fonctionne comme tu le souhaites, tu utiliseras l’eau de ta douche. Et là encore, il faudra trouver un moyen de te laver. Ton odeur risque de ne pas passer inaperçue. Enfin… Chaque chose en son temps.

Une fois son monologue intérieur achevé, la jeune fille se réfugie chez elle, ne tenant pas en place, impatiente de pouvoir confirmer sa théorie.

Pour la seconde fois en une semaine, Épicure ne dort pas de la nuit.

Le lendemain, alors que sa journée touche à sa fin, l’adolescente fonce dans son arrière-cour. Pendant un moment, elle a eu peur que regagner son domicile aussi vite après avoir montré autant d’impatience tout au long de ses heures de cours ne paraisse suspect, puis elle s’est rappelée que c’est ainsi que se comportent quotidiennement les bons citoyens. Petite bouffée de culpabilité, qui s’envole rapidement lorsqu’elle constate qu’à présent, ses courgettes ont atteint les seize centimètres et demi.

L’amélioration est mince, certes. Il est risqué d’interpréter ce résultat avec trop d’empressement, puisqu’il peut être dû à une mauvaise mesure. Le terrain est glissant, mais Épicure est déjà largement engagée sur cette pente raide, et renoncer n’est plus une option. Alors elle rassemble sa détermination et son courage, et arrose les courgettes ainsi que les pommes de terre avec le premier seau réservé à la jardinerie. Puis elle inonde le pommier avec l’eau d’ordinaire réservée à sa toilette. À cet instant précis, pour elle, la notion de propreté part en fumée, mais surtout elle fait le deuil de son respect des règles de vie en communauté.

Ceci fait, la jeune se trouve fait face à un autre problème. Elle peut bien rester un ou deux jours sans se laver, mais pas indéfiniment. Épicure a bien une solution, périlleuse certes, mais c’est la seule qui lui vient en tête. Je ferai la tentative demain. J’espère que ça fonctionnera. L’espoir n’est pas une solution, c’est vrai… Mais ce n’est pas comme si j’avais le choix. Pour être honnête… Je peux encore choisir de mener une vie simple et rangée. Mais si c’est pour redouter la faim et le manque d’eau toute ma vie… Merci bien !

Ce soir-là, Épicure se couche la peur au ventre à l’idée d’avoir transgressé les lois. C’est bien normal, qui ne tremblerait pas dans cette situation ? La hantise d’être percé à jour, de ne pas savoir ce qui nous attend une fois qu’on est pris, pour la simple et bonne raison que personne n’a jamais désobéi ainsi… Tout cela se niche en une boule au creux de sa gorge, la prend au tripes et lui laisse un goût de bile dans la bouche. Mais ce soir-là, contrairement aux autres jours, malgré la crainte tapie en elle, malgré l’effroi qui la tient une fois de plus en éveil, Épicure sait. Elle sait ce qu’elle doit faire, même si c’est interdit, même si cela signifie faire des sacrifices.

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Erza
Posté le 01/08/2022
Salut !
C'est un super chapitre !
Le suspens et l'intrique que tu as installés donnent envie de lire la suite.
Je te félicite, car dans certains livres, le début n'est pas terrible et les lecteurs abandonnent la lecture.
Or, dans ce livre, grâce au suspens et à l'intrique installés depuis le début, les lecteurs souhaitent savoir la suite et n'abandonnent pas le livre.
(Je ne sais pas si c'est très clair ce que j'ai dit...)
Bravo !
Lysamé
Posté le 25/07/2023
Salut Ezra !
Merci pour ton commentaire encourageant ^^
J'espère que la suite te plaira autant !
Luna Peregrine
Posté le 01/08/2022
Coucou !
On sent l'intrigue se mettre en place !
J'aime beaucoup Épicure, c'est agréable de voir ( lire ? ) un personnage qui n'est pas tout blanc ou tout noir.
Le monde futuriste que tu as inventé est très intéressant, je trouve: ni idyllique, ni invivable...
Bravo pour ce chapitre, et à bientôt !
Lysamé
Posté le 25/07/2023
Hey Luna !
Merci pour tes commentaires, tu appréhendes bien l'atmosphère que je tente d'instaurer, ça fait plaisir :)
J'espère que tu aimeras la suite !
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