Une semaine était passée, une semaine où je ne quittais plus le grenier de mon grand-père, une semaine qui m’avait rendu fou à force de sentir la poussière et l’odeur du plancher humide. Je ne savais plus très bien où j’en étais. J’avais analysé le moindre objet du coffret de cuir, le petit “coffre aux trésors” que j’avais réussi à dénicher avec papi, et le seul nom que j’avais trouvé était : Mildred. Ce nom était inscrit sur l’entièreté des enveloppes de la boîte, pas une seule était destinée à une autre personne et toutes avaient été retournées à l’expéditeur. Je n’avais pas ouvert les lettres, même si j’étais sûr qu’il y aurait des réponses. Pour moi ouvrir une lettre fermée, même si elle l’est depuis des dizaines d’années, c’est comme dérober un secret, des paroles et des souvenirs à quelqu’un et c’est encore bien pire lorsque je sais qu’il n’a jamais pu les toucher. C’est empêcher le destinataire de se délecter de la véracité des mots. Papi ne les avait jamais ouvertes lui même alors il faut dire que j’appréhendais d’autant plus. Il y avait pourtant une enveloppe dont la languette de papier qui la fermait était un peu décollée, mal fermée, la tentation de l’ouvrir était complètement irrésistible. Ce n’était peut être pas une coïncidence ? Mon pouce se glissait sur la languette pour la décoller, il faisait des mouvements hésitants, des vas et viens répétitifs, presque addictifs.
La lettre était ouverte.
J’en ai tiré un papier jauni par le temps. L’écriture était si soignée, c'était d’une délicatesse envoûtante, les boucles se formaient à la perfection, l’encre n'avait pas formé ne serait-ce qu’un tout petit dégoulis.
Ma chère et tendre Mildred, Assis au bord du lac ce matin, Horace le patron du magasin Herrington, est venu m’apporter une nouvelle qui m’a déchirée le cœur.
Une partie était effacée par l'humidité, et si la grande majorité des mots n’avaient pas bavé, la partie de la lettre qui me semblait la plus intéressante avait disparue. En revanche il était possible de distinguer quelques mots, et ce qui était écrit m'avait frappée jusqu’à l’âme, si violemment que ça résonnait en moi comme le son d’un tambour dans un gouffre qui ne finirait sans doute jamais :
La pauvre n’a pas survécu, et je ne l’ai même pas cherchée quand elle est partie en furie de la maison.
Ma frustration était plus présente que jamais. De quoi Magnus parlait-il dans cette lettre ? Et de qui surtout !?
La lettre parlait d’un Horace, je me doute bien qu’il ne puisse pas s'agir de notre bougre d’Horace qui fume la pipe du matin au soir. Même si il était très vieux, je ne pense pas que ce soit un fossile à ce point. Mais la “coïncidence” m’intriguait. De toute façon la poissonnerie avait définitivement quelque chose à voir avec ce que je cherchais, et même si la première fois que Aileen et moi y étions allés nous n’avions rien trouvé, je savais qu’il fallait continuer de tourner autour. En prenant soin de bien fermer le petit coffret, je quitte les lieux, descend les marches une à une d’un pas lent, lourd de réflexion.
Est ce que tout est vraiment dans le grenier papi?
Tout ?
Oui, tous les documents qui concernent la famille ?
C’est ce qu’il reste.
Ce que j’avais vu dans le grenier, c’est les seuls documents que la mairie lui avait laissé depuis que Mr.Fishnet avait été élu maire.
J’ai pris la route de la maison après avoir embrassé Fergus. Le vent faisait rage de nouveau, c’était usuel ici, mais le froid qui me brûlait jusqu’aux bout des oreilles ça je m’y suis jamais fait et ne m'y ferai jamais.
Ca sentait la terre mouillée dehors, les jardins venaient d’être arrosés. La lettre était dans la poche intérieure de mon manteau, et personne d’autre que moi ne le savait. Je ne pense pas que quelqu’un pouvait s’y intéresser de toute façon. La traversée des champs de la propriété de nos grands-parents était un pur plaisir, même lorsqu’il faisait froid et que les herbes grattaient nos pieds même à travers nos grosses chaussettes molletonnées.
***
Ce soir on va manger chez les Beerbucket, Archie et Hilda n’avaient pas eu une seconde à eux pour inviter des amis à dîner depuis un bout de temps à cause de la taverne qui recevait beaucoup de monde en cette période. Même avec l’aide d’Agnès, ils avaient du mal à souffler. Gréta sortait du four des soufflés au saumon maison pour l’apéritif, Mabel disait au revoir à ses grenouilles, Aileen fermait les volets de la maison, tandis que moi, j’étais face à mon miroir. Maman avait insisté pour que je m’habille “un peu mieux”, il faut croire que mes chemises blanches tachées par la chlorophylle et mes bretelles rafistolées ne lui plaisait pas trop, pourtant elle avait dit une fois que c’était ce qui faisait que “c’était moi”. Elle était persuadée que je plaisais à Agnès, mais moi, elle ne me plaisait pas. Je ne la trouvais pas laide, non, ni stupide, au contraire. Je l'appréciais juste comme une amie, j’aimais bien ses tenues, ses manières, et le fait qu’elle coupe ses cheveux mal coiffés très courts pour ne pas avoir à les attacher. Ca lui faisait un air garçonnet, et je pense c’est ça que j’aimais bien chez elle, son côté garçon manqué, je me sentais proche d’elle. Je reboutonne jusqu’en haut du col ma chemise grise débusquée dans un placard d’affaires de jeunesse de papa et la rentre dans mon pantalon. Mes boucles tombaient encore sur mon front, mes lunettes étaient sales. Simple, mais ça suffira pour ce soir, l’effort était déjà considérable...
Nous arrivions chez les Beerbucket quand le mauvais temps se leva, l’Oubliée ne nous gâtait pas de son soleil ça c’est sûr.
On a été accueillis comme des rois et reines, le buffet était énorme : dorade, pomme de terre en sauce, petits légumes épicés, les soufflés au saumon de Gréta, et une tarte à la carotte tout simplement extraordinaire. Je ne pouvais plus bouger d’un centimètre tant la table était remplie.
La pluie faisait rage dehors, les éclairs et le vent étaient déchaînés. On allait devoir attendre que le temps se calme pour rentrer. Agnès discutait avec Gréta. Ma sœur lui parlait de son amour pour les vieux objets, elle faisait une liste de tout ce qu’elle avait dans ses étagères qu’elle récupérait lors de ses balades, les bouts de vases, les bijoux égarés, des vieux os et même les pierres.
Papa aussi est un grand collectionneur ! Il a des tiroirs entiers de journaux datant de plus de cent ans ! lança Agnès.
Voilà qui m'intéressait.
Tu peux nous la montrer? Il serait d’accord pour que je la vois ?
Elle me lança un regard hésitant.
Allez dans mon bureau les enfants, j’ai assez confiance en vous pour savoir que vous ne les abimerez pas.
Archie de sa voix rauque venait donc de nous donner le feu vert, teinté d’un avertissement, certes, mais on pouvait aller voir les journaux, et pour mon enquête c’était une aubaine.
Il y avait un tiroir par période, tout était classé par dates, et par ordre chronologique, c’était un travail de pro. Je regardais toutes les couvertures du siècle dernier, qu’importe le jour ou l’année puisqu’en vrai je ne savais pas vraiment ce que je recherchais encore une fois. Et puis, un petit périodique attirait mon attention : Céleste Lanum, “la Dame du Port” , retrouvée noyée dans la crique des fardeaux.
La dame du port. La dame du port…
Moi même j’appelais l’entité rencontrée sur le ponton comme ça sans même savoir qu’il pouvait peut être y avoir un lien. Qu’est-ce que c’était que ce surnom que la presse lui donnait? Serais-ce possible? Cette dame blafarde et mystérieuse, vêtue d’une robe d’un autre temps qui s’était jetée à l’eau l’autre soir serait mon arrière-arrière-grand-mère? Les questions flambaient dans ma tête.
T’en fais une de ces têtes Eliott, on dirait que tu as vu un fantôme.
Aileen se tenait debout devant moi, les bras croisés, un sourcil redressé et le menton levé.
C’est tout comme...
Je lui tendis le journal. Son teint était devenu encore plus blême que ce qu’il était déjà. Les autres filles ne comprenaient pas bien ce qu’il se passait. Je pense que mes deux sœurs et Agnès étaient encore plus désorientées que Aileen et moi à la vue de cette première page. Sans un mot, je me levais du siège de cuir sur lequel j’étais assis pour lire les journaux. Je me dirigeais vers la fenêtre, pour analyser où en était la météo, mais ce qui me frappa à ce moment, ce n’était ni la violence de la pluie qui tambourinait sur les vitres, ni le bruit des orages qui sonnaient comme des rugissements venus droit des enfers. Non. C’était ce minuscule point de lumière qui luisait dans le brouillard de la mer, si lointain qu’il me paraissait impossible que ce soit l’un des bateaux de pêches Herrington. Mais lorsque l’horloge sonna les douzes coups de minuit, et qu’un éclair s'abattit sur l’arbre devant la maison des Beerbucket, je ne puis m’empêcher d’entendre de nouveau la voix de la Dame du Port résonner dans mon esprit.
Ils arrivent.