Pomme se demande jusqu’où elle doit remonter pour trouver les racines du maintenant. Son père, l’argent, des mots de trop, plus rien du tout, la vie qui tourne et qui vous laisse sur le bas-côté. Elle se dit finalement qu’il vaut mieux ne rien remonter du tout, peut-être. Commencer là, à cet instant précis, où elle descend du train, avec pour seuls bagages un sac à dos et une plante en pot.
C’était la première chose qu’elle avait achetée en s’installant seule à l’époque. Elle en avait pris soin, l’avais placée tout près de la fenêtre, arrosée comme il fallait, et elle était en bonne santé. Pomme avait eut une toute petite chambre, et n’avait pas accumulé tellement de choses après cela. Un tabouret montable, une table basse montable, une livebox louée. Alors dans le tram après le train elle n’avait encore que ça, sur les genoux sa plante en pot, et à ses pieds son sac à dos. La livebox, son petit pc portable à peine fonctionnel, un disque dur externe, quelques dvds, deux livres, des vêtements, une brosse à dent, un fond de gel douche. Entre autres. Et puis ses clés.
Ça sonne idiot, n’est-ce pas. Gagner un appartement dans un tirage au sort. Ce ne sont pas des choses qui arrivent, et pourtant, elle avait des clés. Et un logement, enfin. C’était un coup étrange, de ces choses qui, quand on a pas plus rien à perdre, sentent l’arnaque et la chose à éviter ; mais Pomme n’avait nulle part où aller, un propriétaire qui la poussait à la porte, un salaire inexistant, une famille qui l’ignorait. L’ignore. Alors Pomme avait contacté le numéro indiqué par l’annonce du journal, pas la télé, pas la radio non plus, le journal papier, et quelques semaines plus tard elle était là, dans le tramway, entre la gare et le terminus.
Une affaire étrange, Pomme n’avait pas tout compris. Quelqu’un avait disparu, ou quelque chose comme ça, famille existante mais qui avait coupé les ponts, personne pour s’occuper de l’appartement et lieu invendable tel quel, pas retapé, avec toutes les affaires encore dedans. Alors quand cela commence à faire longtemps et que la personne ne revient pas, ils font quelque chose d’idiot, se disent que quelqu’un d’autre peut bien s’occuper des affaires à leur place, vivre là aussi tant qu’à faire. L’appartement ne vaut plus grand-chose après tout. Zone résidentielle, des immeubles gris et tristes, à côté du chemin de fer, loin du centre-ville, mauvaise isolation, affaire nébuleuse. Mais le tramway y passe.
Pomme cligne des yeux, essaie de ne pas s’endormir. Quand elle relève la tête parfois ses cheveux se sont accrochés aux feuilles de sa plante. Dehors la nuit tombe doucement et les lumières de la ville glissent sur les vitres. Quand Pomme regarde ailleurs elle croirait longer des filaments électriques, des méduses citadines, des lampadaires déformés qui se tordent dans la longueur, des lucioles agitées, et dans le fond les dernières lueurs du soleil qui persistent.
Le wagon se vide à mesure que les stations plus importantes passent puis c’est presque le bout de la ligne. Pomme descend, et reste sur le quai le temps que la rame reparte pour pouvoir passer de l’autre côté. L’endroit est aussi terne qu’il en avait l’air sur les photos. Un bus part de son arrêt, et elle traverse après lui, puis commence à faire son chemin dans la forêt de bâtiments clairs, slalome entre les voitures sur les parkings communs, vérifie chaque numéro des bâtiments, puis elle est devant le sien. Badger son entrée, monter l’escalier, poser la plante pour ouvrir la porte, et Pomme est arrivée. Nouveau lieu de vie pour sa plante. Et pour elle, aussi.
On l’avait prévenue au téléphone, quand quelqu’un lui avait annoncé qu’elle avait gagné, qu’une partie des affaires était dedans, l’autre partie dans un gros casier au garage, et qu’il était meublé. Mais en entrant cela a tout de même un côté curieux, arriver dans un appartement aménagé, meublé, vécu, l’odeur d’une présence encore stagnante dans la pièce principale. Le lit est en hauteur, et dessous il y a une table et une chaise de bureau, et la fenêtre qui est bizarrement presque au sol. Entre Pomme et le lit, un simili salon est installé, fauteuil, table basse, et un vieux téléviseur sur un meuble à placard. Pomme pose ses affaires sur la table et le fauteuil, puis se sert un verre d’eau dans l’évier à droite du où la cuisine est installé, sur le pan de mur où est le trou de la porte. Elle branche le frigo, branche le micro-onde, branche sa livebox et ouvre la fenêtre pour aérer. Étape par étape, factuel, je fais ci, puis ça, puis ça. Puis elle s’assoie à côté de l’ouverture, dont le bord est protégé par une petite grille tout de même, et en regardant le parking et le parc pour enfants en bas, tout lui tombe dessus. Comme ces films qui commencent par la fin pour revenir en arrière, elle se revoit réaliser petit à petit qu’elle n’a plus rien, chaque fil la rattachant à d’autres s’effaçant les uns après les autres. Sa mère qui change de numéro, son frère qui se marie et l’apprendre sur facebook, Violette, qu’elle s’appelle, très jolie et n’a sûrement jamais entendu parler d’elle, le propriétaire qui veut vendre son appart, mise à la porte de son emploi alimentaire. Elle ne s’était pas fait d’amis, en ville, pas le temps, et ses collègues masculins avaient estimé qu’elle ne faisait pas partie du club. Soit. Et maintenant elle était là, seule, dans l’appartement de quelqu’un d’autre qui était désormais le sien, dans une ville dans laquelle elle n’avait pas vraiment mis les pieds, toujours sans emploi mais nouveau départ, comme on dit dans ces cas là, elle suppose. En bas quelqu’un fume, quelqu’un passe avec un chien et une poussette. La vie avance, avec ou sans elle. Quelqu’un disparaît, quelqu’un arrive, et la vie avance.
Il faudrait sans doute qu’elle s’occupe des affaires, elle pense, des siennes et de celles de A, elle avait décidé de l’appeler ainsi faute de nom. A. Lepierre était écrit sur la boîte aux lettres. Il faudrait qu’elle le change pour Pomme Clement. Mais Pomme est fatiguée, des fatigues où si l'on ne veut pas se coucher tout de suite il ne reste pas d’énergie pour faire quoi que ce soit. Cuire des pâtes, peut-être, un peu plus tard cela dit. Le soir tombe et Pomme mange par terre, les yeux rivés au dehors de la fenêtre, regarde le temps passer. Quelques gens qui rentrent chez eux, quelques groupes de jeunes qui traînent, des collégiens peut-être. Pomme laisse sa vaisselle dans l’évier, pour plus tard, met des draps sur son lit puis se glisse dessous, la taie d’oreiller encore toute pleine de l’odeur de sa lessive.
La nuit Pomme se souvient peu de ses rêves. Elle avait lu quelque part que les verbaliser, en les écrivant ou en les racontant, pouvait aider, alors elle avait commencé à les prendre en notes. Mais tout juste, depuis quelques semaines seulement. Donc le matin suivant quand elle se réveille il ne lui reste que des bribes qui s’échappent aussi vite qu’elles se forment, comme de l’eau au creux de la main dans l’évier, elle sort son téléphone. Elle écrit quelques images qui lui restent, une nuit quelque part, quelqu’un qui lui parle, elle ne se souvient plus qui donc, peut-être une connaissance, peut-être pas. Finalement Pomme abandonne. Ce qu’elle sait en revanche c’est qu’elle est encore fatiguée, et que sa vie présente en elle-même est assez irréelle pour créer ces décalages étranges de rêves qui reproduisent la réalité mais juste un peu déformée, juste un peu de côté, pour que l’on se sente perdu.
Ce matin Pomme est dans un nouveau lit, duquel il faut qu’elle se souvienne qu’elle est censée descendre par une échelle, dans un nouvel appartement, dans une nouvelle ville. Il fait noir, et elle ne sait plus trop où est l’interrupteur. Elle se cogne contre la table basse, tâtonne autour de la porte, et clic la lumière fut. Elle entrouvre ses volets puis éteint la lumière, pour laisser son matin baigner dans une demi pénombre, le temps de trouver ses marques et de sortir de quoi petit déjeuner. En l’occurrence elle n’a qu’un fond de bouteille de jus de fruit et de paquet de gâteaux, restes d’une gare où elle avait eu le temps de passer au Relay entre deux trains. Puis elle ouvre pleinement les volets, laisse le soleil entrer dans l’appartement, assez éloigné de l’immeuble d’en face pour ne pas être complètement à l’ombre, et fit ce qu’elle n’avait pas fait la veille : prêter attention aux affaires restantes de A, qui étaient désormais siennes, aussi étrange cela puisse paraitre. Elle sort son téléphone pour en faire l’inventaire sur un bloc-note, ranger, catégoriser, au moins virtuellement, peut-être que ce serait utile ; peut-être. Hors des placards une télé pas toute jeune, un lecteur dvd, l’intégrale de la première série de Star Trek, un poster sur le mur (de quoi, Pomme ne sait pas trop), quelques films qu’elle ne connaît pas, quelques livres aussi, dont des livres de collège ou lycée qu’elle sait avoir lu, du Molière, du Camus, entre autres.
Dans le placard sous la télé la vaisselle, de quoi faire la cuisine, une pile de petite cassettes par dessus des coupures presses déchirées sur les côtés, des maniques. Les placards au dessus de la cuisinière sont vides, de quoi y mettre de la nourriture. Pomme se dit que si les affaires étaient assez pour décider que ce n’était pas vendable tel quel la grosse majorité devait se trouver dans le garage. Plus tard, elle se dit.
Pour l’heure elle sort son ordinateur du sac et traîne un peu dessus. Des choses utiles d’abord, envoyer des cvs, dire sans trop y croire oui j’aimerais beaucoup traverser la ville à vélo pour vous pour deux sous la course, oui c’est ma grande passion de rester assise des heures dans des bip permanents un sourire accroché au visage, oui j’adore passer des journées entières les mains dans la graisse et balancer les restes à la poubelle le soir. Puis elle perd son temps, curieusement pas là où elle le perd d’habitude. Facebook a cet aspect depuis quelques années de bulles temporelles pour beaucoup de gens, des profils inactifs qui le furent à une époque, des pages dont le concept devait avoir du sens mais plus tellement dans le présent, et le rappel curieux au détour d’une notification que les gens s’en servent encore. Violette s’en sert en tout cas, un peu, son frère aussi. Sur son profil elle a une jolie couronne de fleurs, et dans le cadre avec elle le visage de son frère. Une photo de mariage peut-être, elle ne sait pas trop. Elle aime le violoncelle et jouer à des mini-jeux, elle répond quand des gens lui laissent des messages sur son profil. Sans être amie Pomme n’a pas accès à grand-chose. De clics en clics elle retombe sur des profils de gens qu’elle a connus au lycée ou au collège, si autres que c’est à se demander s’il n’existe pas plusieurs mondes en parallèle en plus du sien. Certaines sont fiancées ou mariées, d’autres futurs parents, cadre à entreprise x, petite robe et hauts talons, chemise bien repassée. Pomme reçoit un mail de réponse d’un fastfood, on ne cherche personne.
Pomme soupire, laisse l’écran ouvert et se laisse glisser sur le canapé, les pieds sur la table basse, espérant atteindre la position d’apesanteur. Elle l’avait appelé zéro gravité longtemps avant de se renseigner et constater que c’était exagéré, et que c’était surtout une question de réduire la pression de la gravité, un peu affaissé en arrière, les pieds surélevés, la position que prend naturellement le corps en apesanteur. Elle ferme les yeux. Une musique de piano vient du dehors, très légère, comme un souffle de vent plus mélodieux que la moyenne. Pomme respire doucement et laisse la fatigue la faire dériver. Au départ elle pense à tout ce qu’elle doit faire, puis sans trop remarquer la différence elle flotte, quelque part, une clairière. Un gros arbre au milieu, les racines au dehors. Il pourrit par la base mais a encore ses feuilles. Le ciel bleu laisse place à un espace presque trop proche, la voie lactée trop visible. L’avatar de Pomme le contemple, les yeux levés, puis répond au téléphone de nulle part et le charme est rompu.
Le vrai téléphone de Pomme sonne peu après. La banque. Pomme répond, oui je souhaite conserver les services en lignes, non je ne sais pas encore si je change de caisse, oui je n’hésiterai pas à rappeler, au revoir. Pomme ouvre un bloc-notes et écrit le rêve presque éveillé, pour s’en souvenir rien qu’un peu. Elle avait répondu au téléphone mais impossible de savoir si c’en était un ou simplement un objet qui actait comme tel.
« Tout ira bien, c’est le printemps quelque part. », elle avait dit cela au combiné. Pomme fixe ses pouces flotter au dessus des leds de l’écran puis enregistre. Dehors le piano a été remplacé par une musique dont seules les basses raisonnent entre les murs. Pomme se sort de la salade verte, n’ayant pas grand-chose d’autre pour manger.
- Faire des courses
- Ranger les affaires en bas
Elle note pour plus tard, bloc-notes encore. l’écran lui affiche les derniers mots du précédent : « C’est le printemps quelque part. ». Et dehors le soleil avance, et le monde continue de tourner.
Voici un début d'histoire très intrigant. La monotonie des gestes décrits nous plonge dans une certaine mélancolie, à la limite de la dépression, ce qui semble bien résumer le personnage.
Je suis vraiment intéressé de pouvoir découvrir la suite.
Merci pour cette lecture.
Merci ton commentaire! J'espère que la suite te plaira également
j'aime bien le détail de sa plante qu'elle a pour principal bagage quasiment. Les descriptions sont biens. Les rêves c'est intéressant aussi. A la place de Pomme j'angoisserais beaucoup.
Merci beaucoup pour ton commentaire!
Ça faisait longtemps que je ne t’avais pas lu, ça m’avait manqué ! J’aime ta plume toute douce, sobre, humaine. Et puis je me sens interpellée par cette histoire, parce que moi aussi j’écris l’histoire d’une fille solitaire et perdue, comme détachée du monde (et puis bon si j’écris ça c’est aussi parce que c’est ce que je ressens parfois).
Je trouve que ce premier chapitre fonctionne bien en tout cas, on s’émeut vite devant le destin de Pomme, on a envie d’en savoir plus sur elle, sur son passé, sur ce qui l’a menée là où elle est, et surtout on se demande comment elle va se débrouiller dans cette nouvelle vie !
Je passe lire la suite bientôt, merci pour la lecture ! Bisous !!
Détails :
« C’était la première chose qu’elle avait acheté » : achetée
« Pomme avait eut une toute petite chambre » : eu
« ou quelque-chose comme ça » : quelque chose
« où s’il on ne veut pas se coucher » : si l’on
« pour faire quoique ce soit » : quoi que
« mets des draps sur son lit puis se glisse dessous » : met
« alors elle avait commencé a les prendre en notes » : à
« De clicks en clicks » : clics en clics
« de gens qu’elle a connu au lycée » : connus
Tant mieux si le chapitre fonctionne bien :-) Merci beaucoup pour ton commentaire et pour le relevé des coquilles!