Pomme se sent endormie. Elle ne dort pas réellement, elle marche, bouge, fait ce qu’elle a à faire. Mais elle est endormie. Engourdie serait peut-être plus adapté.
Elle a monté les affaires du garage dans des caisses et les a rangées, installées, fait sa sauce avec des objets étrangers. La grosse figurine de Zurg à côté de la télé, la maquette de l’uss entreprise sur le bureau, les livres dans le placard après avoir empilé les assiettes davantage, le lecteur de petites cassettes branchable par hdmi. Elle met aussi tous les petits carnets à spirales, tous du même format, alignés ouverture vers le fond, sans les ouvrir avant. Dans les caisses elle avait trouvé quelques autres livres, des petits éléments de déco, un autre poster, un drapeau des fiertés trans dont les anneaux manquaient, des clés usb, un vinyl des Strokes mais rien pour le lire. Première étape de la liste faite elle avait ensuite été faire des courses, rempli les placards de pâtes et de légumes, pris de quoi petit-déjeuner, et marcher un peu dans le quartier.
Avec les lumières du jour finissant l’endroit prend d’autres teintes, une autre impression, comme bercé dans des lueurs qui ne sont pas faites pour lui. Un peu d’orangés, un peu de roses, quelques taches d’ocres clairs sur les façades grisatres, et le temps se suspend un instant. Une voiture coupe son moteur et sur le parking c’est le silence. Les bras ballants, Pomme s’arrête et lève le nez, là-haut un avion passe, il vient de quitter l’aéroport. Des gens qui partent en vacances ou en reviennent, des travailleurs sur la route, des employés de la compagnie. Pomme les observe disparaître derrière une masse blanche, changer de royaume pour celui des nuages. Elle se demande ce qu’ils pensent, là-haut, de ces petits êtres terrestres à peine perceptibles, de tous ces bâtiments gris et carrés, de la basilique ou de la cathédrale dont ne doit rester que peu depuis la haute troposphère, de cette ville qui n’en finit pas en décollant pour ensuite paraître plus petite qu’une maquette, un jouet que l’on peut prendre au creux de la main. Le temps que Pomme ne monte chez elle, la traînée blanche comme seule trace de passage a disparu aussi.
Elle mange devant la télé, de plus en plus après cela; elle a retrouvé une émission qu’elle regardait beaucoup, fut un temps, et ça coïncide avec les heures auxquelles elle prend son repas le soir. C’est une chaîne avec trop de chiffres, quelque chose que sans doute peu de gens regardent, le genre de chose que tu tapes sur la télécommande un peu désespéré quand il n’y a rien d’autre. Pomme était tombée dessus en cherchant un bruit de fond. La présentatrice, Julia, avait l’air jeune, son âge peut-être, une coupe carré avec des reflets bleutés, un grand t-shirt, souvent avec un imprimé pastel dessus, une référence ou une blague, et de grosses lunettes presque rondes avec une monture si fine qu’on la voit à peine. Un ton et un montage à part, des effets de transition douteux, et l’impression d’être tombé sur une petite perle dans l’océan de la production télévisuelle. Elle parle doucement, d’une voix qui pétille et manie les mots comme s’il n’y avait rien de plus naturel que de former de longues phrases alambiquées sur un sujet quelconque. D’amples mouvements de main, un sourire timide, et la joie dans le regard.
Ce soir Pomme ne fait rien d’autre en même temps, alors elle écoute, et elle regarde ; des images de terres qui brillent, des boules de feu qui ressemblent à des OVNI, parfois, à des éclairs sinon, des aurores de quelques secondes. Aucune image pendant longtemps, un mystère contesté, désormais humblement nommé lumières sismiques de façon jolie, sinon une forme d’éléctrométéore. Julia explique les différentes hypothèses scientifiques pour expliquer le phénomène, avec des petits schémas, des gestes des mains, des mots un peu trop compliqués qu’elle simplifie ensuite. Pomme n’entend plus que sa voix. Puis c’est la fin, l’annonce du thème de la prochaine émission, la pub se lance, et depuis la fenêtre on entend le bruit des voitures et l’enceinte d’un groupe sur le parking. Les chutes de baleines, Pomme retient, et se dit qu’elle regardera aussi. En attendant elle regarde Star Trek épisode deux, un autre qui dépeint l’autre comme danger mortel, l’hospitalité comme risque, et quand le silence revient elle se demande ce qu’elle fait là.
C’est ça la question au fond. Qu’est-ce qu’elle fait là. Elle a un appartement, c’est sûr, ça suffirait à expliquer. J’ai un logement à tel endroit, alors je suis à tel endroit. Elle avait l’habitude de se laisser glisser, Pomme, de se laisser vivre à en oublier sa propre existence. Rester quelque part sans trop s’y installer, changer d’endroit, rencontrer des gens comme un ectoplasme, une projection de ce qu’ils veulent bien y voir, et une fois partie être comme si elle n’avait jamais été. Elle pense que même chez sa mère il ne doit plus rester grand-chose, une ou deux photos de familles peut-être, celle où sa présence est contrebalancée par un événement quelconque, où on peu oublier un visage dans la masse et n’avoir à dire à personne « Ah oui ça c’est ma fille, je ne lui parle plus. ». Mais là elle ne va nulle part. L’appartement lui appartient, la barque est amarrée, las de voguer peut-être, enlisée dans un port trop chargé, installée à l’emplacement de quelqu’un d’autre qui a pris la mer et n’est jamais revenu.
Dehors l’orage gronde. Pas d’éclair, pas d’éléctrométéore, mais la pluie est proche ; Pomme espère qu’elle ne durera pas jusqu’au lendemain soir. Elle doit aller devant un bar récupérer les clés de quelqu’un dont elle va garder le lapin une semaine. Faire un peu d’argent, survivre.
Il pleut jusqu’au lendemain soir.
Pomme est dehors, renfermée sur elle-même dans un imperméable, enveloppée par le bruit des gouttes sur le plastique et sur les pavés de la rue. À quelques mètres sous des parapluies des gens fument et discutent, les tables de la terrasse rentrées, les gens boivent à l’intérieur d’où sort de la musique et une chaude lumière orangée. Elle regarde l’heure de temps en temps, et essuie ensuite les gouttes qui ont eu le temps de tomber sur l’écran. Dix minutes de retard. Puis un quart d’heure. Il fait froid alors Pomme décide d’envoyer un message à la personne et d’entrer se mettre à l’abri.
Ses pensées se remplissent de suite du son des voix, des enceintes, des machines à pression du bar et du cling des verres les uns contre les autres. Elle s’assit sur un haut tabouret tout juste libéré et demande une demie qu’elle boit petite gorgée par petite gorgée. Elle sent quelqu’un s’asseoir juste à côté d’elle. En tournant la tête elle se trouve face à face avec un homme beaucoup trop proche, visiblement alcoolisé, à peu près son âge. Elle déteste son regard sur son corps et sait qu’elle va bientôt regretter de ne pas avoir bougé, mais elle est scotchée à son tabouret. Elle s’écarte un peu, trop peu, elle voit sa main se poser sur sa cuisse, cherche de l’aide des yeux mais personne ne semble leur prêter la moindre attention. C’est quand ses doigts remontent que son cerveau semble revenir en ligne et qu’elle se lève d’un coup. Elle essaie de passer mais l’homme lui bloque la sortie. Il lui dit des choses, les mots se perdent dans le bruit ambiant, et il est tellement bourré. Pomme fait alors demi tour et monte à l’étage aussi vite qu’elle le peut, sans regarder derrière, comptant sur le fait qu’il ne pourrait sûrement pas monter à l’escalier dans son état. En haut cependant il y a peu d’espace, deux canapés, un grand groupe. La plupart est trop occupée pour poser des questions quand elle s’approche, sauf une jeune fille qui s’écarte de l’un des accoudoirs de son fauteuil pour lui laisser une place. Pomme s’assoit et lui explique rapidement sa situation. « T’as bien fait », lui dit simplement l’inconnue,
-Moi c’est Clo’.
- Pomme
- C’est joli !
- Merci.
Clo lui montre ensuite toutes les personnes du doigt une par une en donnant les prénoms, certains interrompent leur conversation pour la saluer, puis elle pousse un shot vers elle et en prend un pour elle même. Pomme prend le sien avec hésitation, « Poire cannelle » explique Clo, puis elles trinquent et Pomme avale le sien, se laissant ressentir tout le chemin de la chaleur de l’alcool à travers sa gorge. La soirée s’étire ensuite et le temps semble se distordre, il fait chaud, Pomme se sent bien, enfoncée dans les coussins de l’accoudoir, le jean de Clo contre le sien, son rouge à lèvres de la même couleur que son pull. Elle entend les conversations se mêler, ajoute un ou deux mots quand ses pensées vont dans le bons sens, certains parlent de leurs cours à l’université, d’autres de problèmes qu’ils ont eut avec l’électricité, un raconte une anecdote comme on raconterait un film que l’on avait particulièrement aimé. Clo lui offre le fond de sa sangria et elle sent son regard glisser sur son cou quand elle prend une gorgée. La musique et les voix sont si fortes, la musique si orange, Pomme sent son sang pulser jusque dans son crâne, elle devrait être fatiguée mais elle ne l’est pas. Pourtant elle pose sa tête dans le creux de son cou et sent Clo sourire par le rebondi de sa joue, puis elle sent ses doigts dans ses cheveux. Elle reste là, ailleurs, elle ne sait combien de temps, puis quand le bar ferme elle laisse Clo la prendre par la main et l’emmener chez elle.
La réalité c’est qu’elles sont bourrées et qu’elles le savent. Alors sur le lit double Clo s’endort sur le côté, un bras replié et l’autre sur le ventre de Pomme qui ne trouve pas le sommeil. Quand enfin elle se sent sombrer elle est en boule, les mains proches de son visage, Clo enroulée contre son dos. Pomme se souvient peu de ses rêves, parfois des bribes. Quand elle se réveille le matin pourtant avec une odeur de café dans l’air c’est comme un film très précis dans sa tête, et elle met longtemps à revenir au présent. Elle était dans l’appartement, vide, avec seulement ses affaires, et la plante avait poussé, poussé, poussé sans s’arrêter jusqu’à occuper tout l’espace, ne laissant qu’un creux dans les feuillages, un cocon pour que Pomme s’y installe et dorme à ne plus vouloir se réveiller. Le matin paraît alors cotonneux, presque surréel. Clo lui donne une tasse et essaie de voir subtilement si elles peuvent faire quelque chose ce matin. Pomme est fatiguée, a mal à la tête, alors elle prend son numéro après avoir donné le sien et elle s’en va.
Dans le tram les visages lui paraissent flou. Elle cligne des yeux, plusieurs fois, regarde ses mains et les voit nettes, puis n’ose pas relever le regard. Quand elle arrive devant sa porte c’est avec une pointe d’appréhension, un poids au fond de l’estomac, jusqu’à ce qu’elle entre et aille vers sa plante de taille normale. Un seul changement peut-être : elle a commencé à bourgeonner.
J’ai encore beaucoup aimé, on s’enfonce petit à petit dans l’univers de Pomme, qui est sympathique et un peu pathétique. C’est difficile d’exister !
J’ai bien aimé sa rencontre avec Clo, surtout le « la réalité c’est qu’elles sont bourrées », ça a quelque chose d’émouvant, c’est comme si elles savaient qu’elles se connaissaient pas, qu’elles avaient peut-être rien en commun, mais que d’un commun accord elles passaient du temps ensemble pour faire partir un peu du vide de la solitude, égoïstement plutôt que pour rencontrer l’autre. Enfin c’est comme ça que je l’ai perçu.
J’attends la suite maintenant !
Détails :
« les affaires du garages » : garage
« Un peu d’oranges, un peu de roses, quelques tâche d’ocres clairs sur les façades grisâtre » : orange (ou orangés), taches, grisâtres
« ces petits êtres terrestres à peine perceptible » : perceptibles
« Ce soir Pomme ne fait rien d’autres » : d’autre
« Aucunes images pendant longtemps » : Aucune image
« Ses pensées se remplirent de suite du son » : remplissent ?
« Pomme se souvient peu ses rêves » : de ses rêves
oui il y a quelque chose de ça, j'aime comment tu l'exprimes
Encore merci pour le relevé d'erreurs! Les voilà corrigées!
à bientôt, ici ou par chez ton profil ;-)