J’inspire profondément. Froid. Pesant. L’air est si pur, de là-haut…
Il ne me reste que quelques pas. Quelques pas à faire pour arriver au sommet ; ma poitrine se déchire sous l’effort.
J’expire tout l’air de mon corps. Mes jambes sont faibles. Mes pieds sont douloureux, ligotés tant bien que mal dans ce que j’appelle des chaussures, juste pour me convaincre. Mais ce n’est qu’un amas de tissu, de ficelle, d’un peu de cuir et de bois, pour la semelle.
L’herbe est luisante, mouillée par la pluie de la nuit. La moitié inférieure de mes pantalons est complètement détrempée, mais je ne m’en inquiète pas ; je m’assieds au milieu des longues tiges et me laisse submerger par cette mer verdoyante. Une mer douce, qui ne force pas à nager pour flotter. Ici je flotte, oui, mais dans mon esprit je coule. Je coule au plus profond d’un sentiment indéfinissable. Paix, bien-être, confort, calme, joie. Tout à la fois. Je pose mes mains contre la terre, pour prendre appui, et j’étends les jambes. Derrière mes pieds emmaillotés, du bleu. Du bleu à perte de vue. Vague sur vague, reflet après reflet. Un océan infini qui s’étend et atteint l’horizon. L’océan a de la chance. Il peut atteindre cette limite du monde, il sait toucher le ciel, son reflet d’azur. Toutes ces choses que l’on souhaiterais savoir faire. Mais certaines choses ne sont pas faites pour nous. Parfois, c’est accepter qui nous réussit le mieux.
Au dessus de moi, les gros nuages gris s’effilochent, ils dérivent vers d’autres mondes. Je m’allonge, mes doigts derrière la tête. Eux aussi, je les envie. Ils voyagent. Au gré du vent, des températures. Mais finalement, les nuages ou l’océan, c’est du pareil au même. De l’eau, encore et encore. C’est à elle qu’appartient ce monde.
Le vent, ce même vent qui pousse les géants du ciel, vient glisser ses doigts entre mes mèches blondes. Je ferme les yeux. J’ai froid, mais l’idée seule de chaleur me repousse. Je ne veux rien de plus. Pas maintenant, pas ici. Tout ce que je souhaite, c’est l’eau qui mouille mes vêtements, le vent qui les sèche peu à peu, et l’odeur de la mer qui me vient d’en bas de la falaise, mélangée à celle de la terre humide.
J’inspire.
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La pluie battait les fenêtres de tous les côtés. Elle tombait, encore et encore, épaisse, tangible presque pleine. Elle semblait animée d’une volonté propre, qui l’encourageait à entrer dans cette pièce chauffée pour y éteindre les flammes du foyer. Elle désirait détruire ce réconfort de luxe. Mais les fenêtres résistaient, et les gouttes y dessinaient de grands torrents verticaux qui glissaient lentement, jusqu’au sol inondé.
Il faisait déjà nuit, il était déjà tard, tout le monde s’était abrité quelque part. Au dehors, on ne voyait plus que les nuages qui cogitaient dans le ciel et les fenêtres qui brillaient au loin, derrière le mur liquide. Disparues, les silhouettes des grands sapins verts ; disparus, les petits toits de tuiles brunes ; disparue, la lune ronde et pleine qui aurait dû, à cette heure, illuminer les alentours. Rien. Rien de tout cela. À travers les vitres, on ne distinguait plus qu’un gris monotone, et les vaguelettes des océans miniatures rappelaient les écrans d’anciennes télévisions, celles qui grésillent, qui ne montrent jamais ce que l’on veut.
C’était ainsi que s’exprimait la nature. Elle ne voulait rien savoir du bonheur des Hommes, de leur confort, de leurs petits plaisirs. Mais là où la nature avait mis la pluie, l’Homme avait construit un toit, et ainsi les rires raisonnaient-ils, malgré tout, dans la petite auberge dégoulinante, où les jeux de cartes fouettaient les tables et où les fonds des chopes se vidaient bien vite.
Tous les soirs, dans la grande salle du rez de chaussée, entre trois murs de bois et un seul de pierre sombre, les habitants du village se rassemblaient. C’était une habitude, ancrée dans les traditions, que chacun prenait plaisir à honorer de sa présence. Dans l’air volaient les discussions, de petits nuages blancs fuyant les cigarettes et quelques as rouges ou noirs. On insultait, on se moquait, on riait, on se renversait sur sa chaise, on buvait, on gagnait, on perdait, on rejouait. Bref, on était heureux. C’était ici, dans cette grande salle du rez de chaussée, qu’on oubliait tous les problèmes de la journée passée pour entamer enfin la suite, sans un regard en arrière. L’auberge était un symbole de communauté. De retrouvailles. De paix. De routine. Et tous ces gens qui, nuit après nuit, étaient portés par l’idée de revenir, y trouvaient une part d’eux même, laissée le soir précédent, rendant le lieu d’autant plus plein de souvenirs. C’était un lieu commun et immuable. Identique.
Ce soir là, pourtant, une chose avait changé. Un petit détail, dans un angle de la pièce. Ce petit détail avait pris la place habituellement occupée par un forgeron et un fermier, qui aimaient s’y retrouver pour descendre leur verre du soir et manger un morceau. Ce petit détail portait un costume noir. Ce petit détail possédait une chemise si repassée qu’elle faisait tache comparée au fauteuil vert élimé, sur lequel reposait le petit détail depuis une heure déjà. Il ne disait rien. Il ne semblait rien faire.
Lorsqu’entraient les gens du village, il était dévisagé. Ils l’observaient tantôt avec curiosité, tantôt avec dégoût, tantôt avec dépit. Mais le jeune inconnu restait indifférent. Il restait droitement assis et observait la pluie au dehors, ses doigts blancs qui pianotaient contre l’accoudoir ou encore la table en losange décorée, couleur bois. C’était le petit coin de ceux qui aiment rester seuls, et les habitants prenaient ce message au mot. Personne n’alla le saluer : il demeura seul devant son verre vide durant presque une heure encore.
Puis, son repas arriva, alors il fit voir ses bonnes manières. Elles tranchaient brutalement avec le décor.
Les discussions naissaient. Elles tournaient un peu pour finalement toutes se poser sur le même sujet : qui ? Qui était-il ? Et que pouvait-il bien faire ici ?
Mais les villageois ne s’inquiétaient pas. “Bientôt reparti”, c’était l’opinion qui faisait le plus d’adeptes. Le forgeron et le fermier, obligés de se greffer à un autre groupe, retrouveraient leur table, leurs fauteuils et leurs petites habitudes. Le déséquilibre ne durerait pas.
C’était ce qu’ils croyaient.
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La table était mate. Elle était lisse, plutôt petite. Elle avait un beau pied sculpté, mais il était abîmé, fatigué de ses années de service. Sur le sol, des marques laissées dans le bois attestaient de son âge avancé. Elle avait vu beaucoup de choses, depuis ce petit bout de pièce.
Agités, les doigts d’Aristide se contractaient d’eux-même. Ses chevilles étaient croisées, ses yeux rivés sur l’assiette qu’on lui avait servie peu auparavant. Carottes, oignons. Une soupe de campagne, du pain de campagne. Tout cela lui était étranger. Il mastiquait, avec curiosité tout d’abord, la croûte noire qui avait recouvert le bas de sa tranche de pain, puis il grimaça, dégoûté. Comment pouvait-on manger du pain aussi acide, aussi brûlé, aussi étrangement consistant ?
Il décroisa les jambes, mal à l’aise, et voulut se servir de l’eau.
Mais lorsqu’il leva la tête, il n’était plus seul : deux grands yeux clairs sondaient son esprit. Pris au dépourvu, il se tut. La femme qui s’était assise en face de lui l’avait fait si discrètement qu’il n’avait rien entendu, rien vu, bien qu’il ne comprît pas comment cela fut possible. Les mains posées sur ses jambes, elle continuait de le fixer silencieusement. Elle semblait attendre. Attendre quoi ? Ça, Aristide ne le savait pas. Que lui voulait cette femme dont les boucles blanches rappelaient des vagues de neige ?
De moins en moins confortable, le jeune homme pensa qu’il aurait mieux fait de rester chez lui. Qu’il n’aurait jamais dû céder à sa curiosité, et à ce désir venu de nulle part. Il se prit à mettre en doute toutes ses décisions impulsives. Son départ précipité.
Mais à présent, il était là, et il devait comprendre. Tout ce qui lui arrivait. À commencer par cette femme qui le fixait maintenant avec effroi.
Transpercé par ce regard de glace qui lisait en lui, Aristide ne savait pas comment réagir. Il ne savait pas comment parler. La femme le fit à sa place et commença à murmurer, mais de tous les mots qu’elle prononçait, il n’en déchiffrait pas un seul. Il fut pourtant soudainement empoigné par la nostalgie. Nostalgie ? Mais de quoi ? Il ne savait pas, il ne se comprenait plus lui-même. Pourquoi se sentait-il mal ? Pourquoi cette tristesse lui montait-elle au cœur ? Pourquoi son cœur battait-il si vite ? Pourquoi son désespoir dépassait-il a capacité à retenir ses émotions, à les garder au fond de lui ?
– Excusez-moi…
Et puis tout s’arrêta. Ses paupières clignèrent difficilement afin de pouvoir discerner le grand homme qui s’approchait de lui.
– Pardon.
L’homme prit la femme par la main, avec une douceur qui n’allait pas de pair avec ses poignets épais, et voulut l’emmener avec lui, mais elle s’obstinait.
– C’est lui ! C’est lui, c’est Irène ! Il est revenu !
Le grand homme sembla embarrassé. Il la serra contre lui et lui parla lentement :
– Non, il n’est pas là. Il n’est plus là, tu m’entends ? Linn, tu m’entends ? Irène ne reviendra pas.
Au même moment, la femme se mit à sangloter. La glace de ses yeux coulait en larmes chaudes. Avant de partir avec elle, son mari paya ses consommations d’un geste rapide. Puis tout devint calme. Les regards étaient méfiants, et l’on décortiquait l’étranger des yeux.
Sentant tous ces iris qui le disséquaient vivant, Aristide était dans un état de malaise insupportable. Il préféra laisser son petit coin de pièce à vivre aux autres et grimpa à l’étage à pas rapides pour rejoindre sa chambre.
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Quand je suis ici, tout en haut, je me sens enfin à ma place. Je vois tout, comme les nuages. Je suis fouetté par le vent, comme les nuages. Et mes cheveux ondulent dans l’air, comme l’océan qui s’étale sous mes yeux. Alors je me sens moi-même.
Parfois, l’envie me prend de sauter. De me jeter dans le vide, sans un regard en arrière. Je me dis : peut-être ne ferais-je alors qu’un avec les vagues. Mais je sais bien que ce n’est qu’un rêve. Alors je reste debout au-dessus de la falaise, en pensant que, si une bourrasque venait me faire perdre l’équilibre, cela faciliterait les choses.
J'ai adoré ce premier chapitre ! Ta plume est très agréable, bien contemplative comme j'aime, haha.
La double narration est super intéressante, qui est ce "je" du début ? Quel est son lien avec Aristide ? Autant de questions que l'on se pose forcément.
Je me suis aussi demandé quel était l'époque du récit, il y a plein de détails qui peuvent aider mais cela reste encore très flou, surtout pour le narrateur en "je".
Bref je n'ai pas grand chose à redire, j'ai vraiment beaucoup aimé, je vais lire la suite : )
Oooh merci ! Merci beaucoup, ça me touche^^
En effet, les descriptions contemplatives sont une constante chez moi haha, j'espère ne pas exagérer^^'
Je suis très contente que la double narration fasse son petit effet... J'espère que tu apprécieras son dénouement ! :)
Quant à l'époque... eh bien disons que le récit est un peu hors du temps, puisqu'il se déroule dans un petit village très à l'écart. L'idée était vraiment de créer une ambiance de “petit monde” complètement isolé du reste de la civilisation. Donc à part quelques petits détails, je pense que l'époque reste vraiment imprécise, et c'est normal ! :) D'ailleurs, j'ai volontairement éliminé tout élément électronique ou technologique de mon récit...
Merci encore pour ton commentaire, j'espère que la suite te plaira tout autant !^^
Ça donne envie de lire la suite, de voir si ces personnages prendront vie et si on s'y attachera !
“C'est comme si la nature, les sensations et les sens s'étaient emparé de la narration, comme si les êtres humains de l'histoire n'était que les détails de cette dernière.”
>> Je suis touchée que tu ressentes aussi profondément ce texte et sa narration ! Oui, en effet, j'ai tendance à m'attarder longuement sur la nature et le caractère qui peut en émaner, dans des paragraphes plutôt contemplatifs :) C'est un aspect, je pense, qui ressort dans nombre de mes textes !
“J'aime aussi la façon dont le début et la fin se rejoignent sur le même personnage. ”
>> Oui, c'était en fait la base de toute cette histoire : tout est parti de la première partie de ce chapitre, que j'ai écrite sans rien connaître encore de la suite^^
Il y a beaucoup d'informations à la fois. Ca peut être intrigant, susciter la curiosité, ça peut aussi bloquer un peu.
Ton écriture sollicite énormément les sens. Ca aide à s'imaginer dans la scène, mais ça impose aussi une vision. Ce recours aux différents sens peut être tiré vers quelque chose d'encore plus poétique, un peu à la façon des correspondances de Baudelaire.
Le "prélude" est très intrigant. Il est assez malin, je trouve, car les mystères de ce qui suit viennent ricocher sur le sens que peut prendre cette introduction. On a le sentiment d'avoir les pièces d'un puzzle, pas d'image pour les assembler, et un premier indice pas encore déchiffrable. Là aussi c'est à double tranchant : ça peut susciter la curiosité, mais aussi décourager un peu.
Moi ça me donne envie de continuer.
C'est drôle, je n'avais pas vraiment cette impression d'abondance d'information en écrivant... Mais cela ne m'étonne qu'à moitié, c'est certainement lié à ma crainte chronique d'ennuyer le lecteur...^^' J'y ferai attention par la suite, merci pour la remarque !
Oui, je tente toujours de me plonger dans l'histoire et de ressentir l'univers à travers tout mon corps. Plus poétique ? Hmm, j'avoue que l'idée me plait, je vais tenter de développer cela ces prochains temps :))
Je suis très contente que cela t'ait donné envie de continuer ! Ton impression est très intéressante... J'étais plutôt consciente de plonger le lecteur dans une situation de questionnement, d'autant plus que je n'étais pas encore au clair avec la suite de l'histoire à ce moment-là, mais encore une fois je vais peut-être trop vite à cause de ma peur de trop traîner...
Merci pour tous ces éléments, c'est encourageant de réussir à comprendre où se situent nos marges d'améliorations et de pouvoir se focaliser dessus pour retravailler notre écriture.^^
J'espère que la suite te plaira ;)
Ce premier chapitre est assez intrigant et donne envie de lire la suite. Très bon point ;-)
J'apprécie la poésie des mots, les métaphores et la description des états d'âme du personnage. J'aurais d'ailleurs écrit un chapitre uniquement sur sa vision du monde, sa condition, sa connexion à lui-même et au monde et j'aurais parlé des autres, auberge etc. dans un deuxième chapitre.
Voilà pour ma part.
Au plaisir,
Ella
Je prends note pour la scission en deux chapitres, c'est vrai que ce pourrait être intéressant de développer plus profondément chacun des deux aspects^^ À envisager dans une potentielle réécriture :)
Voilà ce fameux premier chapitre (=
L'entrée en matière est très poétique et un peu déstabilisante, tu nous plonges dans un océan de sens dont il est difficile de connaître le sens (voilà, on fait ce qu'on peut xD). Puis tu nous fais découvrir Aristide, petit à petit, par bribes. Tu nous livres juste ce qu'il faut pour le rendre intrigant. On veut savoir ce qu'il chercher dans cette taverne, pourquoi une femme le reconnaît, quel est le lien avec l'autre narrateur. Bref, plein de questions, c'est super pour un premier chapitre. Très curieux de lire la suite !
Petit coup de coeur pour les derniers paragraphes, c'est le passage que j'ai préféré, la scène que j'ai le plus facilement imaginée.
"Mes pieds sont douloureux, ligotés tant bien que mal dans ce que j’appelle des chaussures, juste pour me convaincre. "j'avoue que j'ai du mal à trouver mieux mais je me demande s'il n'y a pas moyen de retoucher cette phrase que je trouve un peu moins belle que les autres
"où les jeux de cartes fouettaient les tables et où les fonds des chopes se vidaient bien vite." très jolie tournure !
'pièce.Ce petit détail' espace après le point
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ton retour^^ C'est très encourageant :))
Oui, j'aime particulièrement ces petits passages comme au début ou à la fin du chapitre... Je les ressens un peu comme des micro-nouvelles, qui mises bout-à-bout donnent un nouveau sens au texte :)
“j'avoue que j'ai du mal à trouver mieux mais je me demande s'il n'y a pas moyen de retoucher cette phrase que je trouve un peu moins belle que les autres.” Je vais regarder ça, c'est vrai que ce détail avait en fait plus d'importance dans la première version de l'histoire que j'avais esquissée en me basant uniquement sur ces premiers paragraphes. Je vais voir si je peux diluer la phrase dans le reste pour l'assortir un peu mieux^^
“très jolie tournure ! ” Merciii^^
Merci pour toutes tes petites remarques :)
À bientôt^^
Pourquoi Aristide est-il parti et est seul ? Pourquoi j'ai l'impression que la narration implique qu'il s'est suicidé ? Pourquoi ce couple âgé le prend pour quelqu'un d'autre ? C'est du fantastique, est-ce qu'il y a de la réincarnation qui est impliquée quelque part ? Est-ce qu'on suit même la même personne tout du long ?
En tout cas, très intéressant !
Merci pour ton commentaire, c'est très motivant^^
En effet, il y a encore beaucoup d'interrogations à ce niveau de l'histoire, mais je n'en dirai pas plus pour le moment haha, mais promis, la suite arrivera bientôt :))