Les étoiles finirent par briller. Elles illuminèrent le ciel et essuyèrent l’averse. Derrière elles, le fond du ciel était noir d’ébène, noir d’encre, noir de nuit. Mais les étoiles n’étouffaient pas. Elles survivaient, malgré cette masse d’obscurité qui sans cesse faisait vaciller leurs nombreuses lueurs.
Plus un nuage ne couvrait les montagnes. Les seules gouttes d’eau qui tombaient à terre étaient celles des arbres et des gouttières.
Tout était humide, et tout brillait. Après la pluie, chaque pin, chaque pierre, chaque tuile était lavé et poli, si bien que la lune les imprégnait tous sans effort. Un monde de touches blanches sur fond noir, voilà la vision qu’aurait donnée ce paysage s’il avait été observé à cette heure tardive. Mais bien sûr, tous dormaient, à l’abri des couvertures chaudes et sèches. Tous fermaient les yeux, tandis que la nuit ouvrait les siens.
Puis l’aube vint.
Lorsqu’Aristide s’éveilla, rien n’était plus comme avant. En tournant la tête, il observa sa chambre. Un lit. Un meuble. Des crochets. Un lavabo. Tout était là, bien à sa place, pourtant il ne savait pas s’il les reconnaissait. Ou plutôt, il les voyait différemment. Il n’avait pas la même impression d’eux que celle qu’il avait eue au soir, en arrivant pour la première fois.
Après s’être lavé rapidement et avoir enfilé quelque chose de plus chaud que la fine chemise dans laquelle il était arrivé la veille, il descendit par l’escalier grinçant du bout de l’étage. Il était à peine six heures, mais le froid l’avait éveillé. Dans la salle à manger, quelques tables étaient déjà occupées, et des assiettes déjà servies. Aristide nota l’odeur de bois que dégageait l’endroit. Il n’avait rien remarqué auparavant.
– Vous voulez quelque chose ?
La propriétaire de l’auberge l’avait aperçu qui descendait et s’amusait de le voir debout si tôt. Pour sûr, il avait mal dormi, loin du confort de sa petite ville bien chauffée.
Hésitant, Aristide fixa les mèches brunes de la femme. Il ne savait pas ce qu’il devait répondre. Accepter ?
Son estomac décida pour lui. Il poussa un gargouillis désespéré à l’idée fébrile d’un plat bien chaud. Extrêmement gêné, le jeune homme tenta de se cacher derrière ses longs cheveux, mais cela n’empêcha pas un petit sourire amusé de la patronne, qui sortit une assiette et un bol afin de le servir. Toujours rieuse, elle était la seule dans le village à ne pas juger trop durement les étrangers, ou du moins ne le montrait-elle pas autant.
S’approchant du comptoir, ledit étranger fouilla mécaniquement la poche de sa veste. Un même petit papier s’y baladait toujours, froissé par ses anxiétés. Il le trouva et le plia en deux, puis en quatre. Son index jouait avec les bords devenus doux et fibreux. Devant le long plateau d’orme clair, il s’assit sur l’une des chaises hautes. Elles étaient inconfortables, et lui-même l’était de plus en plus. Lorsque la silhouette ronde de la propriétaire se profila dans l’entrebâillement de la porte, il baissa les yeux, craignant l’impolitesse. Sortant des cuisines, la femme lui servit son repas.
Œufs, fromage, pain brûlé. Campagne, campagne, campagne, lisait Aristide dans ce plat.
– Et voilà ! Monsieur est servi. Avez-vous tout ce qu’il vous faut, monsieur ? sourit la femme.
Elle s’amusait de ce petit garçon perdu. Que faisait-il donc ici ? Il n’avait rien des gens de villages.
– Oui oui, répondit un visage caché au fond d’une masse de mèches noires. Merci.
Le ton enjoué, la patronne ajouta en s’éloignant :
– Au fait, vous pouvez m’appeler Elise.
˙˚• ◊ ·• ◊ •· ◊ •˚˙
Accoudé au comptoir, Aristide réfléchissait. Il repensait à l’un de ces étranges rêves qu’il avait faits. Il repensait à son petit appartement de ville, à sa routine abandonnée. En face de lui, les casseroles et les bois de cerf s’alignaient. Il n’avait jamais vu de vrai bois de cerf avant ce jour, et voilà qu’il pouvait à présent en admirer cinq d’un coup. Mais son regard s’accrocha plutôt à une petite peinture suspendue au mur, un peu plus loin sur sa droite. Sur la toile, un petit bateau de pêche flottait, à peine assez grand pour que deux personnes y tinssent. Une voile blanche était roulée à son flanc, et les fortes touches de bleu formaient des vagues délicates et brillantes. Il n’y avait personne à son bord, pourtant cette petite embarcation semblait animée, voguant au milieu d’une mer infinie.
– Vous l’aimez ?
Les yeux clairs d’Elise l’interrogeaient d’eux-même.
– Oui. C’est très beau. De qui est-ce ?
Elle ne lui répondit tout d’abord que d’un sourire, puis elle le défia :
– Devinez !
Le jeune homme se frotta les doigts. Deviner ? Il ne connaissait personne. À part si…
– C’est.. de vous ?
La patronne le fixa quelques secondes, l’air grave, puis éclata de rire.
– Oh, non ! Si je peignais, je n’oserais jamais afficher mes œuvres. Je ne sais même pas tracer un trait droit, alors un bateau, vous pensez !
Honteux de sa tentative, Aristide se promit de se taire à jamais et de ne plus rien dire dont il n’était pas certain. Il s’expliqua tout de même :
– Mais je ne connais personne d’autre…
– Ah, mais je ne vous demande pas de me répondre tout de suite ! Vous allez bien rester quelques temps, n’est-ce pas ?
À vrai dire, il n’en savait pas plus qu’elle. Combien de temps resterait-il ? Difficile à dire… Il réalisa alors à quel point son départ avait été précipité, tout comme sa décision. Et puis, pourquoi était-il ici ? Devait-il réellement laisser ses impressions le guider ? Mais tout de même, il y avait aussi ces rêves…
Les rêves. Il les avait presque oubliés. Ignorant la précédente question d’Elise, Aristide retourna la situation. Il s’imagina le paysage avec précision. Le vide. La mer. Le vent.
– Y a-t-il une falaise dans la région ?
˙˚• ◊ ·• ◊ •· ◊ •˚˙
Je ferme les yeux. Mes cheveux battent fort mes tempes, et mon cœur plus encore. Les bras écartés, je le sens glisser entre mes doigts. Je le sens… Il entre en moi quand je respire, il me berce quand je le laisse me pousser. Il m’appelle. Il m’appelle, et je lui réponds. J’ouvre les yeux. Devant moi, la mer emplit l’espace. Sous mes pieds, la falaise fait face aux reflets de l’eau. Les pointes de mes semelles rafistolées sont au-dessus du vide, et pourtant… Pourtant je ne crains rien. Je n’ai pas peur, plus maintenant. Je sais que le vent est avec moi. Que la mer est avec moi. Que le monde qui nous tourne autour veille sur nous. Et alors, je bascule. Je chute. Je souris.
Et l’eau s’empare de moi.
˙˚• ◊ ·• ◊ •· ◊ •˚˙
Aristide cligna brutalement des yeux. Le souvenir de ce rêve le hantait, et même éveillé il en frissonnait. Mais il serait peut-être bientôt fixé sur la raison qui l’avait fait quitter la ville.
Autour de lui, les grands pins s’étiraient après la nuit froide. Il les comprenait, lui aussi était engourdi. Soudain, il s’arrêta. Que venait-il de penser ? Qu’il comprenait les sapins ? C’était absurde… C’était complètement stupide, même ; d’où lui venait cette subite compassion pour la nature ? Il observa les troncs blancs striés de lignes horizontales, il détailla les branches, les aiguilles, le mouvement de la cime sous l’impulsion de l’air. Ce décor portait une vie passée. En l’observant, il ressentait comme la tristesse d’une perte.
Le jeune homme se détourna. Il ne servait à rien d’observer ces amas de petits traits verts, et ce n’était pas ce qu’il était venu faire.
Mais finalement, qu’était-il venu faire ?
La pensée désagréable de son rêve acheva de le ramener à la réalité. Ah, oui. La falaise…
À force de se battre contre les hautes herbes, Aristide parvint à atteindre le haut. Il avait des graines dans tous ses habits, et toutes ses poches étaient peuplées de morceaux de brindilles. Mais il avait cessé de les vider depuis un quart d’heure déjà. Peine perdue.
Au sommet, l’herbe était plus tassée, moins haute, plus sèche. Mais Aristide ne la regardait pas. Il ne s’occupait pas de ce qui se trouvait juste au-dessous de ses pieds, mais plutôt du grand vide creusé un peu plus loin, quelques pas devant lui. La falaise. LA falaise. Celle de ses rêves. Celle d’où il était tombé par trois fois.
Il mit la main dans sa poche et froissa son petit carré de papier.
Tout était identique. Le vent. La mer. L’éclat de rocher, au loin. Mais pourtant une chose différait. Il était différent. Lui. Il n’avait pas l’impression d’être le même. Ce n’était pas lui.
Je crois que j'ai plutôt une nature logique, alors j'aime bien les récits qui me mettent un peu en déséquilibre : c'est comme s'ils me mettaient au défi de lâcher prise et de me laisser porter au lieu d'essayer à tout prix de comprendre !
C'est d'autant plus facile avec ton histoire que ta très jolie plume incite à se laisser faire. Alors soit, je continue !
>> En effet, le rythme du récit est assez lent, ce qui peut surprendre, mais c'est bien là l'idée de cette histoire.
“c'est comme s'ils me mettaient au défi de lâcher prise et de me laisser porter au lieu d'essayer à tout prix de comprendre !”
>> Hihi eh bien je suis ravie que mon texte te “mette au défi” de te laisser porter par l'histoire^^
J'avoue que j'ai moi-même tendance, justement, à préférer ne pas tout comprendre tout de suite, recevoir les informations petit à petit... Ce texte reflète mes propres préférences stylistiques :)
Le 1er paragraphe, c'est top. Décrire là où personne ne regarde. Je me suis dit: "ah bah oui en fait, pourquoi pas?"
Ce que j'entrevois de l'histoire, c'estvque Irène s'est suicidée / est tombée, et que son fantôme a pris possession ou au moins communique avec Aristide. Pourquoi le szut, pourquoi Aristide, je ne sais pas et espère le découvrir. :)
Mercii :) Ce retour me fait très plaisir !
Je ne répondrai pas à tes hypothèses hihi, mais j'espère que la suite saura satisfaire tes questionnements !^^
Ooooh comme c'est poétique cette mise en scène. Le premier chapitre s'éclaire un peu grâce à celui-ci : )
J'apprécie toujours autant ma lecture, que ce soit l'idée de départ de ce voyageur un peu perdu dans la vie (enfin c'est ce qu'il me semble) que la forme avec ta plume toujours aussi agréable et son quelque chose de mélancolique.
Je pars lire la suite ! ^^
Hihi merciii ! :)) Je suis honorée que tu trouves mon écriture poétique :) Et aussi que tu ressentes de la mélancolie dans mes mots, je suis très contente que le texte fasse son effet !^^
Merci beaucoup beaucoup pour ton commentaire encourageant, je file lire le second !
Pour ce qui est du récit en lui-même, on est toujours porté par la nature autour du personnage. Et même si je ne sais pas encore beaucoup de choses sur Aristide, je commence à m'y attacher, surtout en découvrant la nature de ses rêves, qui rendent la narration du précédent chapitre un peu plus limpide. Trouvera-t-il réponse à ses questions ? Quelles autres seront soulevées ? Impossible à dire pour le moment, mais je sens que le récit part vraiment bien et j'ai hâte d'en découvrir la suite !
>> Eh bien je suis très contente que tu trouves la musique adaptée au texte ! :) Je trouve cette musique très immersive, c'est pour cela que j'ai voulu la proposer.^^
Ça me fait très plaisir aussi que tu t'attaches à Aristide^^ Je dois admettre que c'est quelque chose que je craint, que mes personnages ne soient pas attachants... Me voilà plutôt rassurée !
Je m'en vais voir ce que tu as pensé de la suite hihi
Très content de revenir sous ton histoire !
Le réel et les rêves commencent à se lier dans ce chapitre. Même si on ignore encore beaucoup au sujet du protagoniste, on commence à comprendre certaines de ses motivations, sa quête de la falaise qu'il a vu dans son rêve. J'aime beaucoup l'idée de revenir sur un lieu qu'on a jusqu'alors seulement imaginé. Ca pose plein de questions : ce rêve a-t-il une source d'inspiration dans le passé ? Aristide est-il déjà venu sur la falaise longtemps auparavant ?
Le souci que tu as pour les descriptions naturelles aide beaucoup à s'immerger dans ton univers et dans l'ambiance de ce chapitre. On sent clairement que tu apprécies les ambiances nocturnes et le titre de l'histoire trouve déjà du sens.
Mes remarques :
"Derrière elles, le fond du ciel était noir d’ébène, noir d’encre, noir de nuit." je me demande si tu ne peux pas couper "derrière elles"
"qui sans cesse faisait vaciller leurs nombreuses lueurs." -> qui faisait sans cesse ?
"Tous fermaient les yeux, tandis que la nuit ouvrait les siens." joli !!
"place, pourtant il ne savait pas s’il les reconnaissait." -> pourtant il ne les reconnaissait pas ?
"Elles étaient inconfortables, et lui-même l’était de plus en plus." il était quoi ? inconfortable ? je trouve la tournure pas hyper claire
"Il repensait à l’un de ces étranges rêves qu’il avait faits." -> l'un des étranges rêves ?
Un plaisir,
A bientôt !
Très contente de te voir de retour hihi :)
Oui, en effet, même si le voile se lève un peu, il reste encore de nombreuses inconnues... C'était en fait l'idée de base de ce texte : plutôt qu'une histoire avec des changements, des actions, je souhaitais un décor posé, immobile, et des petits détails qui viennent compléter le tout au fur et à mesure. :)
Moi ? Aimer les décors nocturnes ? Noooon ! Haha oui bien sûr, je les aime beaucoup^^' Et je suis très heureuse que tu apprécies mes descriptions :))
Pour tes remarques...
Je me demande si tu ne peux pas couper "derrière elles"
--> j'y ai réfléchi, mais mon idée ici était plutôt de décrire le ciel “en fonction” des étoiles, en me concentrant sur elles plutôt qu'en faisant une description générale... Et pour cela, le “derrière elles” me semblait plutôt pertinent. Mais bien sûr si tu as une raison particulière de penser qu'il faut l'enlever, je l'écoute volontiers ;))
"qui sans cesse faisait vaciller leurs nombreuses lueurs." -> qui faisait sans cesse ?
--> Je sais que parfois changer la place du verbe pour le placer plus tard dans la phrase peut être lourd, ou même compliquer la compréhension de la phrase, mais j'avais ici l'impression que la phrase était assez claire... En fait mon choix d'inversion était purement esthétique, car je trouvais dommage de couper le groupe “faisait vaciller [...]”... Mais si cela gêne la lecture, je réfléchirai à changer cela^^
"Tous fermaient les yeux, tandis que la nuit ouvrait les siens." joli !!
--> Mercii^^
"place, pourtant il ne savait pas s’il les reconnaissait." -> pourtant il ne les reconnaissait pas ?
--> Oui, c'est vrai que c'est beaucoup plus léger et plus clair :))
"Elles étaient inconfortables, et lui-même l’était de plus en plus." il était quoi ? inconfortable ? je trouve la tournure pas hyper claire
--> Hmm, j'avoue que ce n'est pas très cohérent, je vais modifier tout ça...
"Il repensait à l’un de ces étranges rêves qu’il avait faits." -> l'un des étranges rêves ?
--> Bon, c'est un détail, mais je trouvais que le “ces” faisait plus ressortir notre rapprochement au personnage, avec l'idée que lui sait très bien de quels rêves il s'agit. Enfin si c'est trop dérangeant je peux le changer... :)
Merci pour ton commentaire^^
J'ai déjà lu le chapitre suivait de ton “Les Yeux de la Nuit”, mais mon commentaire est en gestation depuis quelques jours haha ;)) donc, à très bientôt, j'espère !^^'