1. Sous la neige
Assis sur le rocher, il regarde la plaine. Le murmure de ses incantations suinte à travers ses lèvres mi-closes. Les flocons s’amoncellent sur ses épaules et ses cheveux épars, le froid lui mord la tête, les larmes de ses yeux gèlent sur ses joues, mais il continue à appeler cette armée de cristaux d’eau, cette invasion de petits cristaux délicats. Il n’avait pas trouvé mieux pour cacher ce qu’il ne veut pas voir, cacher ce qu’il à quoi il ne veut pas penser. Oui, il vaut mieux ne pas penser à ce qu’il y a, sous la neige.
2. Glace tranchante
Les meubles, les tapis, les murs s’étaient habillés d’une couche translucide. Au centre, le bois du rouet s’était fendu mais l’objet tenait encore debout, pris dans la glace. La main transie s’approcha dans une curiosité malsaine, le doigt tendu au-dessus du pic à l’arête tranchante. Le cerveau qui la guidait imaginait la goutte de sang rouge, au milieu de ce blanc, et cette vision le ravissait. L’envie montait. Montait. Fallait-il résister à cet appel ? Les neurones crépitèrent, les synapses s’activèrent, et la décision tomba.
3. Les autres…
J’avais vidé tous les placards de leurs contenus, aligné méthodiquement les boîtes, les fioles, les verres et les béchers. Non, vraiment, je devais me rendre à l’évidence, ils n’étaient pas là.
— Pourquoi tu te mets dans un état pareil ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Mon souffle se bloque, mon estomac se vrille, je manque de m’étouffer, mais je trouve la force de ne pas mourir à cette question.
— Tu pourrais prendre ceux-là, non ? Son insouciance devant ma détresse m’est soudain suspecte, je doute de la sincérité de cette proposition.
— Veux-tu ma mort? Non, non ! Je ne prendrais pas ces céréales ! Je veux les autres ! Je veux les bons, les sucrés, les gras et doux, ceux au chocolat ! Je veux les autres… ceux que tu as mangés ! Avoue !
4. Le mur du village
Haut, long, épais, le mur du village a toujours été là. Ce rempart aux pierres ancestrales nous protège depuis si longtemps que certains disent qu’il était là avant les maisons, les fermes et les greniers, avant même le temple et la mairie. Sa ligne marque la différence entre l’extérieur et l’intérieur, nos foyers et leurs bâtisses, entre notre bien et leur mal. Il aura fallu des générations, mais nous avons compris. Ce matin, sous ce beau soleil d’hiver, nous détruisons ce mur. Et alors, quand nous aurons enlevé sa dernière pierre, il n’y aura plus de différences entre nos maisons et leurs maisons, plus de différences entre l’extérieur et l’intérieur, plus de différences entre eux et nous ; enfin, libérés, nous pourrons vivre ensemble.
5. Coup de vent
Ses yeux ignoraient la vague de dix mètres qui venait de la droite, trop occupés à fixer le combat de ses mains avec les cordes. La coque se soulevait, elle entendait les cris, mais elle connaissait son poste. Elle gérerait l’électrovoile ou l’expédition s’arrêterait là. Un avis de coup de vent, ce n’est pas un avis de tempête, quelle blague ! Mais elle le savait. Tout l’équipage le savait. Ils avaient pris les risques ensemble, et personne ne regretterait, même s’ils finissaient au fond de l’océan perpétuel. Alors que l’eau ruisselait sur son visage, ses bras forcèrent contre les éléments. Le mécanisme trouva sa place, l’Intrépide déploya ses ailes et se jeta dans les airs tel un poisson volant, pour retomber quelques mètres plus loin. Elle s’autorisa à s’essuyer le front, et se prépara pour la manœuvre suivante.
6. Les noces rose châtaigne
Lorsque j’ai dû écrire ces lignes, l’émotion me serrait. Comment résumer tout ce que j’avais à te dire, comment étriquer nos vies et toutes mes promesses en une poignée de phrases ? Alors, j’ai décidé de me concentrer sur ce mariage, lien entre notre passé, notre présent et notre futur, et même, un seul élément de ce mariage. En effet, tout ici représente qui nous sommes, des morceaux de musique aux décorations de table, de la saveur des plats à la couleur des rideaux. C’est cette dernière que je choisis. Ce rose châtaigne a été le fruit d’une solide discussion, une fusion entre envie de rose et envie d’automne, combinaison du piquant de la bogue et la douceur du marron glacé. Je souhaite que notre avenir soit comme cette nuance, mélange d’incisifs instants alternant avec moelleuse sérénité. Je t’aime.
7. Clou de girofle
Délicatement, il prit la poupée de son entre ses mains, et la posa sur l’établi. L’effigie n’avait qu’une vague ressemblance, mais il n’avait jamais été bon en couture. Il ajusta la loupe qui récoltait les rayons de lune, puis vérifia les attaches, les symboles, les formules qu’il devrait prononcer, avant de soupirer longuement. Ne restait plus qu’à faire la décoction. Le pire. Pourquoi fallait-il que ça soit toujours des ingrédients dégoûtant ? Pourquoi pas confiture de fraise ? Non, il fallait que ça soit clou de girofle. Clou de girofle ! Tout en touillant la mixture, il se demanda s’il n’allait pas se reconvertir. Au fond, que valent la puissance cosmique et le savoir millénaire, si on est obligé de se coltiner des clous de girofle?
8. Le roi du Nord
Assise sur les restes de sa tente, elle regardait au loin, là où le blanc du ciel et celui de la banquise ne faisait qu’un. Elle n’avait plus la force d’agiter les bras, elle n’avait plus la force de lever les mains, ses mains qui ne comptaient plus que sept doigts. Elle ne savait pas si la balise GPS fonctionnait toujours, elle ne pouvait qu’espérer. Alors que ses yeux fatigués voulaient se fermer, pour quitter ce jour permanent, un craquement puissant vint ébranler son univers. Elle se redressa, les articulations en peine. Le craquement s’intensifia, bientôt elle le verrait. Bientôt, Le roi du nord viendrait la sauver. Elle monterait à bord du brise glace de l’expédition, et elle raconterait l’horreur qu’elle avait vue.