Brynhildur et dame Nott traversaient la vaste plaine rocailleuse, montées sur des juments pies. Une brève éclaircie dévoila le sommet enneigé du volcan Pelu, masse sombre qui disparaissait dans la brume, au loin. Les basaltes brillèrent un court instant, avant qu’un voile noir ne recouvre leur marche. Une fine pluie tombait sans discontinuer et un vent froid soufflait. Brynhildur réajusta sa capuche doublée de fourrure de martre. De sa main gantée, elle tapota sa poitrine où était rangée la missive, se retint de la dérouler une fois encore, puis poussa un long soupir. Depuis leur départ, elle tournait et retournait le contenu de la lettre dans sa tête.
… vide de sens…
… ne sais pas comment continuer…
… difficile…
… sans toi…
Elle récita une prière cyliesque du bout des lèvres, appelant la future Chrysalie de ses vœux, quand les cris de dame Nott la tirèrent de ses songes :
« Place ! Poussez-vous ! Hors de la route ! »
Un groupe d’Elfes chauves, des retardataires de la Chrysalie sans doute, cheminaient vers leur prochain cyl, un bâton de pèlerin à la main. À leur vue, ils s’écartèrent avec respect, en inclinant le buste sur leur passage. Brynhildur poussa son cheval entre les badauds, son visage enfoui dans la douce fourrure qui sentait l’amande et la poussière, comme un vieux manuscrit. Porter la cape pourpre des gardecyls brodée de cercles d’argent, aux pans agrafés par une broche en cristal, la gonflait de fierté. Elle aimait ordonner les cyls, décider des affectations de chacun, consigner le tout avec soin. Alors que les Elfes renaissaient, laissant le passé derrière eux, n’était-elle pas, elle et ses consœurs et confrères, la mémoire des cyls ?
Cependant, pour la première fois, elle doutait. Arriverait-elle à mener à bien sa mission ? Comment réagirait-elle lorsqu’elle reverrait son ancienne connaissance ? Si elle s’était rendue au Rocher aux Trolls avant la Chrysalie, comme elle le lui avait demandé, aurait-elle pu l’aider ?
… étourdie par l’éternité…
Tout Elfe perdu dans les méandres de sa mémoire devait se tourner vers les cyls. Eux seuls apportaient l’oubli et la paix de l’âme. Aussi Brynhildur avait-elle suivi la procédure. Pourtant, son ventre se tordait, comme si elle avait avalé un bloc de glace. Elle se mordilla la lèvre inférieure jusqu’au sang. Par tous les cyls, qu’avait-elle fait ?
Le soleil glissait derrière le mont Pelu quand les deux gardecyls arrivèrent à la ferme Breydja. Ses rayons éclaboussaient de pourpre les maisons isolées au toit de gazon. L’ombre du cercle sculpté au-dessus du bâtiment principal tombait en un ovale au centre de la cour, une mare de boue. Les bottes de Brynhildur s’y enfoncèrent. Inutile d’annoncer leur présence, une dizaine de fermiers blafards se pressèrent à leur rencontre, mais reculèrent d’un pas à la vue de dame Nott qui les dominait tous d’une bonne tête. Les joues et le nez rouges, celle-ci ressemblait à une troll, à l’étroit dans son manteau de gardecyle. Un long poignard dans sa gaine était glissé à la ceinture. Elle renâcla puis cracha au sol.
« Où est-il ? Où est le foutu brisecyl ? »
Un Elfe aux larges épaules avança, le chef probablement, mais un drôle aux traits fins et aux longs cheveux bouclés se jeta entre eux deux, les bras levés, et dit d’une voix claire :
« Acceptez d’entrer et de boire un thé ensemble, dames gardecyles, afin de vous expliquer ce qui s’est passé ? »
Il effectua une large courbette. Brynhildur imaginait aisément ce raffiné, un luth dans les mains dans un salon de Sébune, lors d’un précédent cyl, loin de cette ferme crasseuse.
« Un thé ? grogna dame Nott. Après peut-être. Dites-nous plutôt où est le brisecyl ? »
Le raffiné grimaça. L’expression de dame Nott ne laissait aucun doute sur ses intentions. Son visage traversé de cicatrices, témoins d’antécyls tourmentés, avait quelque chose d’effrayant. Brynhildur croisa les bras sur sa poitrine, anticipant la scène à venir.
« Laissez-moi vous expliquer ce qui s’est passé, implora encore le raffiné d’une toute petite voix. Peut-être pourrons-nous trouver une solution ? Peut-être qu’en entendant l’histoire de ce jeune Elfe, ferez-vous montre d’indulgence ? »
Brynhildur fit un pas, mais dame Nott réagit avant elle. En un geste vif, celle-ci attrapa le bougre par le cou et le plaqua contre le mur, sous les yeux effarés des autres.
« D’indulgence ? répéta-t-elle, la bouche déformée par une affreuse grimace. Envers un brisecyl ? Son passé devrait d’ores et déjà être derrière lui. Il a manqué sa renaissance ; il n’est plus Elfe à nos yeux ! » Elle resserra son étreinte, son cou dans sa paume. « Pourquoi le défendez-vous ? »
Les talons du raffiné se décollèrent du sol. Il se débattit, remuant les bras et les jambes, tentant d’aspirer un peu d’air, tandis que Brynhildur tournait les propos de la lettre dans sa tête.
… ne sais pas comment continuer…
… sans toi…
« Suffis, dame Nott ! intervint-elle. Ce n’est pas lui que nous sommes venues chercher ! Concentrons-nous sur notre affaire ! »
Sa collègue passa sa langue sur sa rangée de dents supérieures, puis leva des yeux surpris vers Brynhildur. Celle-ci désigna un bâtiment noir d’où émanaient des cris. Dame Nott hésita un court instant, puis jeta l’insolent dans une flaque. Celui-ci hoqueta, à quatre pattes dans la boue. Un fermier esquissa un mouvement pour l’aider, mais le regard dur de Brynhildur le foudroya sur place.
« On ne va pas y passer un cyl », dit cette dernière d’une voix calme, tandis que dame Nott se massait les poignets.
Le groupe de manants se décala pour leur ouvrir le passage, pliés en deux. Brynhildur aimait son statut de gardecyle, mais elle devait l’admettre : nombre d’Elfes les craignaient. Les potences dressées près des temples y étaient sans doute pour quelque chose. Ils avaient pour fonction de traquer, puis de juger les brisecyls, ces fous qui refusaient d’oublier leur moi d’antécyl et de changer. Brynhildur ne prenait aucun plaisir à cette tâche, bien sûr, mais s’en acquittait à chaque fois, bon gré mal gré. Car qu’y avait-il de plus important que le respect des cyls ?
La terre spongieuse aspirait ses bottes à chaque pas, tandis qu’elle suivait dame Nott vers la grange. Quand elle passa près du raffiné, elle s’arrêta brièvement. Ses boucles humides tombaient à présent autour de son visage, telle de la paille souillée.
« Vous étiez amoureux ? demanda-t-elle à voix basse, de façon à être entendue de lui seul. Vous vouliez passer l’éternité ensemble, je me trompe ? »
Un sanglot s’échappa de la gorge de l’Elfe, à genoux devant elle, à sa merci.
« Est-ce si grave ? »
Rien que cette réponse l’aurait normalement désigné brisecyl. Elle se retint de sortir son poignard et de lui trancher la gorge. Ce qui la retenait, c’était la lettre, enroulée contre son cœur. Elle porta la main à sa poitrine.
« C’est grave, oui. C’est contraire à la voie des cyls. », se contenta-t-elle de dire, les yeux dans le vague, avant de rejoindre dame Nott et les autres dans la grange. Une odeur de foin et d’excréments chatouilla ses narines, alors qu’elle fouillait l’obscurité du regard. Au centre, des vilains entouraient le brisecyl, les mains liées dans le dos.
Parfois, au fond d’elle, elle aspirait à un cyl plus calme. Travailler la terre, s’occuper des bêtes, tisser la laine. Dans un prochain cyl, espérait-elle. Un sourire timide étira ses lèvres. Bientôt. Peut-être était-ce ce cheminement de pensée qui lui remémora dame Laufey, ces moments paisibles au jardin, à discuter toutes les deux en jardinant. C’était il y avait une éternité ; dame Laufey était alors dans son cyl de reproduction et prenait soin de son unique fille, « son petit joyau ». Elle avait toujours été une bonne travailleuse, une Elfe loyale qui ne se plaignait jamais, et respectait les cyls. Sur ce point, au moins, avait-elle changé.
Son sourire s’évanouit. Elle tâtonna sa poche jusqu’à sentir la douceur du parchemin dans ses mains. Ses doigts l’agrippèrent comme les serres d’un aigle. L’image de sa mère se superposa à celle du brisecyl devant elle. Le visage anguleux, les cernes violets autour de ses yeux injectés de sang, sa lèvre entaillée. Dans l’enclos tout proche, des formes sombres grognaient et grattaient la terre, tels les démons du cyl d’Après-Monde.
Un nœud gluant se forma dans sa gorge.
… ne sais pas comment continuer…
… sans mon petit joyau…
Un éclair illumina brièvement leurs figures blêmes. Un coup de tonnerre la fit sursauter. Elle s’empara de sa sacoche en cuir, mais face à la corde enroulée dans son sac, elle hésita. Elle aurait voulu dire quelque chose, mais les mots s’évanouirent avant d’atteindre ses lèvres ; son souffle blanc s’épanouit devant son visage. Elle pouvait détacher le prisonnier. Laisser les deux amoureux vivre ensemble. Elle en avait le pouvoir. Mais ce faisant, elle aurait renié les cyls.
« Finissons-en », dit-elle alors, en jetant la corde en l’air, entre deux poutres.