Longtemps, Zhen YuJin resta dans le Sanctuaire des Ancêtres, à l’extérieur le jour cédait la place à l’obscurité de la nuit. Après avoir adressé ses prières, il n’avait pas pu se résoudre à quitter les lieux tout de suite. Agenouillé sur le coussin, les yeux mi-clos, il avait soudain ressenti le besoin de parler un peu plus à ses parents. Il ignorait s’ils avaient pu suivre sa vie durant toutes ces dernières années, s’ils veillaient sur lui… Dans le doute, le Musivateur leur conta dans un murmure tout ce qu’il pouvait. Il parla de Lu Lei, des voyages qu’ils avaient faits, de son entraînement pour maîtriser le feu. Il mentionna plusieurs fois Chan YinMai, le présentant comme son frère, lui qui avait toujours été enfant unique. Il mentionna l’éducation reçue et, tout en parlant, constata à quel point sa famille adoptive l’avait protégé et aimé. Il le savait déjà, bien sûr, mais il en prenait davantage conscience avec le recul de son récit. Chan YinMai avait été son camarade de jeux durant des années, il n’avait pu s’ennuyer ou ressentir de la solitude.
Un moment, il se tut, songeant à Zhang JingXi. Comment avait-il vécu, à cette époque ? Aujourd’hui, il savait que l’Empereur semblait avoir quelques amis en la personne de Lan ShenMei, de Jian Lin et des HengXing. Mais à quel moment avait-il pu lier d’amitié avec eux ? Le Maître du Feu doutait qu’ils se soient rencontrés tôt… Son cœur se serra lorsqu’il imagina ce petit enfant dynamique et bondissant se retrouver tout seul, sans personne vers qui se tourner à part YiShi Shen. Le Précepteur pouvait être un excellent professeur et un père de substitution, mais il n’avait pas pu être un complice de bêtises pour Ming XiWang.
Un Prince avait trouvé la liberté, des camarades de jeux et une famille aimante, tandis que l’autre s’était retrouvé seul, avec le poids d’un pesant héritage sanglant sur les épaules.
À nouveau, Zhen YuJin songea qu’il voulait absolument pouvoir l’aider au maximum, le soulager de sa culpabilité et du fardeau qu’il portait. Le soutenir à chaque instant.
La voix basse, il confia ses inquiétudes à ses parents. Son envie de rester avec l’homme qu’il aimait, mais aussi ses craintes à l’idée de ne pas être à la hauteur. Quand bien même l’Empereur était une personne simple dans ses attitudes et son mode de vie, il devait tout de même gérer un important territoire. Est-ce que lui serait bien apte à le seconder ? Allait-il être capable d’être un soutien et non un poids ? Son ancienne vie de Prince remontait à si loin, il ne se souvenait pas de grand-chose…
Le regard perdu dans le vague, Zhen YuJin demeura immobile de longues minutes, dans un état quasi-méditatif. Il fut tiré de sa rigidité lorsque les flammes des bougies allumées dans le Sanctuaire vacillèrent sans prévenir. Clignant des paupières de surprise, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de la porte. Elle était toujours close. Néanmoins, le Musivateur réalisa que son esprit était étonnamment apaisé à présent.
Il se releva et rangea le coussin, tout en ayant la sensation de devoir retourner au pavillon impérial. Sans chercher à se poser de questions, il s’inclina une dernière fois devant les plaquettes de pierre, murmurant qu’il reviendrait bientôt, puis sortit des lieux.
Le bruit de ses pas dans les jardins resta calme et mesuré, alors qu’il avançait sans se presser.
Tout son être se sentait plus léger après cette visite.
Pour la première fois depuis la veille, il osa se formuler qu’il était en heureux de pouvoir revenir entre ces murs et de s’y balader librement, sans avoir besoin de se justifier. Sans craindre le moindre danger.
Enfant, il avait parfois rêvé qu’il rentrait à la maison. Mais il taisait vite cette chimère et la renvoyait au plus profond de son esprit, certain qu’il ne pourrait jamais réellement revenir. Rentrer signifiait qu’il signait son arrêt de mort. Et dans le meilleur des cas, le retour ne pourrait se faire qu’incognito, ne lui offrant pas le luxe de pouvoir retourner dans les zones du Palais de son enfance.
En arrivant près du pavillon impérial, il remarqua deux silhouettes devant la porte. La plus grande tenait une lettre qu’elle lisait à la lueur des lanternes allumées de chaque côté du battant. Une seconde, plus petite, se serrait contre elle pour pouvoir lire également. En avançant davantage, il reconnut Jian Lin et HengXing XiaoHong. Sans ralentir le pas, il fit cependant exprès de marcher sur quelques feuilles mortes pour signaler sa présence. Aussitôt, le Capitaine redressa la tête, imitée par sa compagne. La jeune femme le délaissa pour venir à sa rencontre, un grand sourire aux lèvres :
— Vous voilà ! Je m’apprêtais à partir à votre recherche.
À son attitude détendue et soulagée, il comprit aussitôt et porta avec espoir son attention en direction de la demeure.
— Il est réveillé, confirma la médecienne. Et il vous a réclamé. L’Intendant est à son chevet pour le moment, mais je pense que vous allez pouvoir le rejoindre dans un instant.
Résistant à l’envie de se précipiter à l’intérieur du bâtiment, Zhen YuJin lui adressa un bref sourire et s’inclina respectueusement :
— Merci beaucoup pour tout ce que vous avez fait.
— Je ne fais que mon travail, répliqua-t-elle en marmonnant.
Jian Lin se rapprocha du duo tout en rangeant le courrier. La médecienne sembla réfléchir un instant, puis reprit la parole :
— Normalement, ça devrait aller pour sa Majesté. Toutefois, si vous notez le moindre souci, je serai soit dans le pavillon ZiaHo avec Jian Lin, soit dans le quartier des invités.
Il comprit alors qu’elle comptait continuer l’examen des corps et, un peu soucieux, s’empressa d’ajouter :
— Ne devriez-vous pas vous reposer ? La journée a été longue et vous avez déjà tant fait.
— Nos ennemis n’attendent pas, eux, répliqua-t-elle. Si je peux tirer la moindre information des défunts, je la trouverai. Sans compter qu’il nous faut urgemment du contrepoison, il ne va pas se fabriquer tout seul.
Le Musivateur n’insista pas, conscient que la situation nécessitait de rester malgré tout sur le qui-vive et qu’il fallait anticiper au maximum le prochain coup de leurs adversaires. Il s’apprêta à prendre congé, lorsque le Capitaine lui fit signe de ne pas bouger, avant de se pencher dans sa direction
— Rejoignez-nous à l’heure de Chou[1], sur le chemin près du pavillon ZiaHo. Nous sommes conviés à une réunion et je pense que votre présence sera appréciée, murmura-t-il.
Bien qu’étonné, le Maître du Feu opina du chef.
— N’en parlez pas à l’Empereur, continua Jian Lin sur le même ton. Il doit absolument se reposer et ne pas se tracasser des affaires de l’Empire. Du moins pour ce soir.
Du coin de l’œil, Zhen YuJin vit HengXing XiaoHong appuyer vivement les paroles de son partenaire. Aussi, acquiesça-t-il à son tour lorsque son interlocuteur lui demanda s’il pouvait compter sur sa discrétion.
Lorsqu’il s’engouffra dans le pavillon quelques instants plus tard, HengXing XiaoHong se tourna vers son ami. Les mains croisées dans le dos, elle le contempla avec sérieux :
— Je ne crois pas avoir vu que sa présence était requise… chuchota-t-elle.
Du menton, elle désigna la manche dans laquelle le Capitaine avait fait disparaitre le courrier. Celui-ci eut un bref sourire et d’un geste de la main l’invita à prendre la direction de la demeure de l’ancien Intendant. Il attendit d’être suffisamment éloigné du pavillon impérial, avant de répondre à voix basse :
— Tu as totalement raison. Mais il y a quelque chose d’étrange avec lui, le Seigneur YiShi a une attitude qui n’est pas habituelle en sa présence.
La jeune femme l’écouta avec attention, tandis qu’il lui résumait brièvement ce qu’il avait remarqué pendant leur entrevu dans sa maison, plusieurs heures auparavant.
— Je vois… Tu penses qu’il peut nous aider à en savoir plus en le voyant ?
— Oui, confirma le Capitaine Jian en ouvrant la porte près du genévrier.
Il s’effaça pour la laisser passer. Pensive, la jeune femme le dépassa, puis se tourna vers lui en attendant qu’il referme le battant. Ils s’engagèrent un instant plus tard sur le chemin en pente.
— Je pense que tu as eu une bonne idée, déclara-t-elle en glissant son bras sous le sien. Et s’il est fiable, nous serons ravis d’avoir un bon allié de plus à nos côtés.
— Exactement.
Le Capitaine Jian Lin sortit un talisman de feu de sa manche et l’activa pour éclairer l’allée jusqu’à la demeure qui les intéressait.
La démarche un peu plus rapide que sur le trajet reliant le Sanctuaire au pavillon, Zhen YuJin avança dans le couloir. Il ralentit légèrement près de la porte ouverte de la chambre en entendant des voix à l’intérieur. Le Maître du Feu s’arrêta sur le seuil et n’eut pas besoin de lever la main pour toquer et annoncer sa présence, les deux hommes le remarquèrent aussitôt. D’un coup d’œil, il examina rapidement son amant. Ming XiWang était assis dans son lit, le dos appuyé contre plusieurs coussins. La blessure pansée, torse nu, il maintenait soigneusement son bras droit contre lui et paraissait épuisé. Sa tresse s’était défaite, libérant ses cheveux qu’il avait sommairement ramené au niveau de son épaule gauche. La couverture recouvrait ses jambes jusqu’à la taille. Toutes les affaires de la Demoiselle HengXing avaient été rangées, ou emportées, il ne subsistait que trois flacons posés avec soin sur le bureau. Les draps sentaient le propre. Les linges souillés avaient totalement disparu, ainsi que les bassines qui les avaient contenus.
En l’entendant approcher, Zhang JingXi tourna la tête et adressa un sourire au Musivateur, même si ce dernier décela une certaine appréhension dans ses prunelles.
Au chevet de l’Empereur, YiShi Shen redressa aussitôt la sienne dans sa direction et s’empressa de se lever, l’expression soulagée. Il inclina légèrement le buste en direction de son Empereur, avant de rejoindre le Maître du Feu dans l’entrée de la chambre. Un bref, instant, il s’arrêta à sa hauteur :
— Avez-vous trouvé le temps de manger, Seigneur Zhen ? s’enquit-il.
— Euh… pas encore… avoua l’intéressé en réalisant que son dernier repas remontait à son petit déjeuner du matin.
L’Intendant ne parut pas surpris le moins du monde. Il jeta un coup d’œil en direction du blessé :
— Je vous ramène de quoi vous restaurer tous les deux dans ce cas.
— Merci, Lao Da Ye, répondit Sa Majesté.
Il posa ensuite ses yeux verts sur son amant qui restait vissé sur le seuil de la porte et enchaîna :
— A-Jin, je…
Son bien aimé posa un doigt sur ses lèvres pour lui demander de garder le silence, sans bouger de sa place et sans regarder dans sa direction. Il semblait focalisé sur autre chose. Confus, Zhang JingXi sentit son inquiétude grandir. Ses jambes s’agitèrent nerveusement sous la couverture alors qu’il se demandait si son amant allait lui faire des reproches.
Attentif, Zhen YuJin écouta les pas de YiShi Shen s’éloigner dans le couloir, puis la porte d’entrée se fermer. Il attendit encore quelques secondes, pour être certain que l’Intendant n’allait pas faire demi-tour pour une raison ou pour une autre.
Un instant plus tard, le glapissement de surprise de Ming XiWang retentit dans toute la demeure.
Sans crier gare, le Maître du Feu avait bondit depuis le seuil, pour atterrir à genoux sur le lit. Le blessé eut le temps d’entendre un net craquement indiquant que le meuble espérait bien ne pas subir un nouvel assaut du genre, puis sa bouche furent happée par celles de son partenaire. Soulagé, il ferma aussitôt les yeux, ne se faisant pas prier pour se perdre dans le baiser. Des larmes d’émotions montèrent derrière ses paupières closes. Les lèvres de son Prince adoré étaient particulièrement douces et tendres ce soir, comme s’il craignait de lui faire mal en l’embrassant un peu trop passionnément. Il regretta de ne pas avoir son énergie habituelle et dû mettre fin à leur échange un peu trop tôt à son goût, afin de reprendre son souffle.
Les mains de Zhen YuJin caressèrent délicatement ses joues tandis qu’il posait un doux baiser se poser sur son front encore brûlant de fièvre.
— … Tu m’as fait peur, murmura-t-il en laissant sa tête tomber sur l’épaule du Maître du Feu.
— Moi, je t’ai fait peur ? répéta l’intéressé avec un air absolument sidéré.
— … J’ai cru… Comme tu ne t’es pas approché tout de suite…. Pendant un moment j’ai pensé que tu…. étais fâché après moi…
Un léger rire anima le corps solide, chaud et rassurant contre lequel il s’appuyait. Un instant plus tard, les bras de son amant l’enlacèrent et il laissa libre cours aux gouttes cristallines qui glissèrent de ses yeux. Il passa son bras valide autour de Zhen YuJin qui marmonna :
— On te retrouve agonisant, mais c’est moi qui te fais peur…
Ses doigts serrèrent davantage le Maître du Feu, agrippant son vêtement aussi fort qu’il le pouvait. Sans oser le regarder, Zhang JingXi reprit la parole d’une voix tremblante :
— Pardon pour ça… J’avais promis de faire attention, mais je… je…
La main du Musivateur lui caressa la tête avec douceur, puis il l’embrassa sur le sommet du crâne, tout en l’écoutant, sans l’interrompre.
— Depuis plusieurs jours, je me disais qu’il fallait que je te dise la vérité. Et hier… hier en particulier, j’ai failli craquer plusieurs fois, mais… Je n’ai pas réussi. Hier soir, cette nuit, j’ai eu le déclic et je me suis dit qu’il fallait que je te voie… Alors je suis sorti et…
— Et tu as fait une mauvaise rencontre, acheva son amant à sa place. Qui t’as fait ça ?
Ming XiWang s’écarta légèrement, assez pour voir la tache humide qui ornait à présent la tenue de son bien-aimé, au niveau de son épaule. Celui-ci ne s’en soucia pas une seule seconde, préférant le dévisager avec sollicitude. Du pouce, il essuya délicatement ses joues humides.
— Xue Hui, Yang JuZheng et Liu XiLun.
Un orage passa dans les yeux aux teintes rougeoyantes du Musivateur qui hocha la tête en prenant note de l’information. L’Empereur continua :
— … D’ailleurs… les tunnels, vous êtes allés voir c… ?
L’index et le majeur de Zhen YuJin se posèrent sur sa bouche. Il se tut aussitôt en levant un peu plus le regard vers son compagnon. Celui-ci laissa glisser ses doigts sur son menton, avant de le lui attraper sans geste brusque :
— Pas ce soir, Amour. On peut parler d’un tas de choses, mais pas des tunnels. Ni de ces individus. Ni de Jinhar. Ni de quoi que ce soit en rapport avec les disparitions.
Voyant son amant prêt à protester, il s’empressa de le faire taire d’un nouveau baiser. Puis murmura contre ses lèvres quelques instants plus tard :
— J’ai dit : pas ce soir. Demain sera bien assez tôt.
Un léger soupir échappa à Zhang JingXi. Même lui aurait été incapable de dire s’il s’agissait de la frustration de ne pas pouvoir parler de leur affaire en cours ou s’il regrettait que le baiser soit déjà terminé.
Lorsque la main de Zhen YuJin quitta son menton pour venir contre sa joue, il s’appuya avec bonheur contre sa paume agréablement chaude.
— Et je ne t’en veux pas, A-Xi, reprit le Musivateur. Te reprocher cette cachotterie serait très mal avisé de ma part et très hypocrite. Je peux comprendre que tu aies eu peur de me le dire. Tout comme je comprends qu’hier a été une journée très éprouvante pour toi. Il a fallu que tu tiennes ton rôle de civil, tout en apprenant mon secret. La découverte et l’état des dépouilles ont été un élément de trop. Je suppose que tu craignais que je te rejette…
Penaud, Ming XiWang acquiesça. Son épaule gauche se vouta légèrement comme s’il avait terriblement honte de lui. Il fixa les plis de sa couverture et les jambes pliées de son amant, se sentant terriblement lâche de ne pas avoir assumé son identité plus tôt.
D’un doigt, Zhen YuJin lui fit relever la tête. Les yeux verts bougèrent à regret et il rencontra ceux extrêmement doux de son homme. Il ne l’avait jamais vu avec cet air aussi tendre…
— Ne commence pas à te flageller mentalement, Amour, murmura le Musivateur.
L’intéressé rougit, conscient que sa Moitié lisait en lui très facilement.
— Je comprends et je ne t’en veux absolument pas, répéta Zhen YuJin sans lever la voix et sans le quitter du regard une seule seconde. Je m’en fiche….
Il se corrigea aussitôt :
— En fait non, je ne m’en fiche pas… Parce que je suis heureux que Zhang JingXi ne soit autre que Ming XiWang. Je suis heureux de t’avoir « rencontré ». Et je suis heureux de t’avoir retrouvé également…
Le blessé sentit son cœur manquer plusieurs battements, puis exploser lorsque son bien-aimé l’acheva avec un :
— Je t’aime, Amour. Le reste n’a aucune importance.
Il se jeta à son cou en le serrant aussi fort que ses maigres forces le lui permettaient. Le mouvement tira sur sa blessure et il grimaça, mais la douleur passa très rapidement. Il ne pouvait pas en être autrement alors qu’il se sentait à ce point chéri et aimé par son homme.
Les chaînes de leurs secrets respectifs avaient volé en éclat, il se sentait incroyablement léger.
Un rire monta dans sa gorge et, soudain dans une humeur excellente, il chuchota :
— A-Shui, A-Shui… J’ai un autre secret à te confier…
La lueur malicieuse dans ses prunelles vertes rassura le Maître du Feu qui esquissa un sourire, bien qu’il soit intérieurement troublé d’entendre son ancien diminutif :
— Je t’écoute ?
Il résista à l’envie de le tirer sur ses genoux et de l’embrasser à en perdre la raison. Il n’avait pas oublié que l’Intendant devait revenir à un moment ou à un autre avec leurs repas du soir. Et puis, il valait mieux se montrer raisonnable également, l’Empereur était encore convalescent.
Ming XiWang lui adressa un beau sourire et murmura sur le ton de la confidence :
— Je t’aime aussi.
Lorsque YiShi Shen revint cinq minutes plus tard, il eut la surprise de trouver les deux hommes sagement assis sur le lit. Sa Majesté était dans la même posture qu’au moment de son départ, bien installée contre ses oreillers. Quant au Maître du Feu, il se tenait près de lui, les jambes croisées et l’air serein. Il avait même retiré ses bottes pour ne pas salir les draps du lit.
L’Intendant ne fut pas dupe une seconde et nota en quelques instants le large sourire affiché par l’Empereur, ainsi que le rose sur ses joues qui ne provenait pas de la fièvre. Les cheveux de Zhen YuJin étaient un peu plus désordonnés et son col partait de travers. Il voyait également très bien les traces de terre sur les couvertures, même si les bottes coupables étaient soigneusement rangées sous le bureau.
Ce calme feint, l’ancien Précepteur se souvenait l’avoir vu sur ces mêmes visages, des années auparavant. En général, ils venaient d’inventer une nouvelle bêtise ou s’amusaient d’un tour qu’ils ne comprenaient qu’entre eux. Visiblement, l’ancien Prince Héritier n’avait pas oublié les remontrances qu’il avait reçues pour toutes les fois où il était monté sur son lit sans se déchausser au préalable.
Cette constatation réchauffa son vieux cœur alors qu’il voyait la complicité des deux anciens garnements revenir, après tout ce temps passé loin l’un de l’autre. Il n’arrivait pas à se rappeler de la dernière fois où il avait vu son Empereur sourire d’un air aussi béat.
Vraiment, le retour de WangZi BanShui dans sa vie ne pouvait qu’être bénéfique.
Le grand plateau entre les mains, il avança dans la chambre pour le poser précautionneusement sur le bord du lit :
— Je vous laisse gérer, Seigneur Zhen, annonça l’Intendant. Mais assurez-vous qu’il mange bien.
L’intéressé acquiesça en attirant aussitôt le tout vers eux. Les yeux de son amant pétillèrent en découvrant le contenu des bols et des petites assiettes. Il y avait largement de quoi nourrir au moins quatre personnes :
— Oh, des gâteaux de lune ! s’exclama-t-il avec joie. Merci !
— Remerciez plutôt Madame Lu. Quand elle a appris que vous étiez blessé, elle s’est empressée de vous en préparer pour votre rétablissement.
Supposant que la Dame en question devait être la cuisinière, le Maître du Feu sourit en songeant que la plupart des gens travaillant au Palais devaient énormément apprécier Sa Majesté. En était-il surpris ? Pas le moins du monde.
Il remercia chaleureusement l’Intendant lorsque ce dernier repartit en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui.
Zhang JingXi chercha une position un peu plus confortable, aidé par son bien-aimé qui arrangea les coussins dans son dos. Celui-ci posa ensuite le plateau sur les jambes du blessé dont le ventre émit soudain un gargouillement retentissant.
Amusé, Zhen YuJin ne fit cependant pas de commentaires et durant quelques minutes, ils gardèrent le silence en commençant à se restaurer. En avalant un petit pain à la vapeur, le Maître du Feu réalisa à quel point il mourrait de faim également. Du coin de l’œil, il surveillait les mouvements de son homme, s’assurant qu’il arrivait à s’en sortir. Celui-ci laissait parfois échapper une grimace. Il faisait de son mieux pour ne pas trop bouger son épaule, tenant son bol dans la main droite et maniant ses baguettes de la gauche, mais il fatiguait vite.
Un peu impressionné de le voir réussir à utiliser ses baguettes avec son autre main, le Musivateur vola tout de même à son secours en attrapant le bol pour le tenir à sa place.
Ming XiWang marqua un temps d’arrêt, comme s’il hésitait à accepter son aide.
— A-Xi, tu dois reposer ton bras, lui rappela son amant à mi-voix.
— … C’est un peu gênant, j’ai l’impression d’être… euh… incapable de me débrouiller tout seul.
Un sourire compatissant passa sur les lèvres de Zhen YuJin. Avec un geste doux, il posa ses doigts sur le bras touché et le lui baissa sans le brusquer :
— Amour, tu es blessé. J’ai bien compris que tu as l’habitude de te gérer tout seul, mais tu n’as rien à me prouver. Je suis à tes côtés maintenant et tu as le droit de me demander de l’aide. Laisse-moi prendre soin de toi.
Ming XiWang laissa son bras être repositionné contre lui, puis observa le bol tenu fermement par son amant. Il releva ensuite les yeux vers ce dernier, sachant parfaitement que s’il avait eu en face de lui Lan ShenMei ou Jian Lin, il aurait refusé ce soutien. Pour minimiser la douleur qui le mordait par moment, pour ne pas les inquiéter…
Mais comme toujours, avec A-Jin, c’était différent.
— … Merci, murmura-t-il avec reconnaissance.
Le Maître du Feu lui répondit par un baiser sur la joue et Zhang JingXi sentit son cœur s’emballer.
Ils achevèrent leur repas plusieurs minutes plus tard. Zhen YuJin alla poser le plateau sur le bureau de l’Empereur. Ils avaient largement bien bu et mangé, les plats avaient été intégralement engloutis.
— Est-ce que je peux te poser une question, A-Xi ? s’enquit-il en revenant près de lui.
L’intéressé hocha la tête en le regardant.
— Comment est-ce que tu fais pour que les autres te traitent en civil ? Ceux qui savent qui tu es. Tu trouves le moyen de les prévenir en avance ?
L’Empereur fit non de la tête, un demi sourire aux lèvres. Il leva sa main gauche et la passa dans ses cheveux :
— La tresse, indiqua-t-il. C’est un signal qui a été convenu avec mes amis et Lao Da Ye, il y a plusieurs années. Ils savent que si je la porte, il faut adapter les attitudes.
Songeant qu’il aimait énormément le voir avec sa chevelure défaite, le Musivateur s’installa à ses côtés et l’attira près de lui. Ming XiWang appuya avec joie sa joue contre son épaule. Sa blessure et la fièvre mis à part, il se sentait véritablement bien. Il peinait à croire que l’homme qu’il aimait était toujours là et le serrait dans ses bras. Son imagination s’était tellement emballée sur les pires scénarios possibles qu’il se sentait presque déboussolé maintenant qu’il se trouvait dans la situation totalement inverse.
Ses yeux se fermèrent pour mieux profiter de l’instant. Maintenant il savait qu’il pouvait se rendormir. À son réveil, il n’aurait pas la crainte d’apprendre que le Maître du Feu avait décidé de partir et de le laisser en arrière.
Le menton de son bien-aimé se posa sur le sommet de sa tête, puis ses doigts saisirent sa main gauche. Il sentit le pouce de Zhen YuJin passer délicatement sur sa cicatrice, puis entendit sa voix parler tout bas :
— Merci…
— À quel sujet ? murmura Ming XiWang en entrouvrant les yeux.
Il observa leurs mains jointes. La façon dont son amant caressa sa vieille blessure, avant de la porter à ses lèvres pour y déposer un doux baiser.
— Pour avoir voulu me sauver autrefois.
Ne sachant quoi répondre, Zhang JingXi garda le silence et releva le visage pour mieux le regarder. Leurs yeux rencontrèrent.
Il réalisa que la sensation de vide qu’il ressentait au fond de son cœur, depuis la nuit de l’incendie, s’était enfin comblée.
Récupérant l’usage de ses doigts, il les posa sur la joue de son amant :
— … Je ne t’ai même pas demandé… Comment tu te sens ? Ce n’est pas trop dur de revenir ici, après tout ce temps ?
Tournant légèrement le visage, Zhen YuJin l’embrassa sur la paume, puis sur l’intérieur du poignet :
— Ne t’en fais pas pour ça. Je cherche encore mes repères, mais c’est plus facile que ce à quoi je m’attendais.
Malgré tout inquiet, et surtout désireux de le voir se sentir aussi bien que possible, l’Empereur enchaîna :
— Si tu as besoin qu’on réaménage une partie du pavillon, pour que tu t’y sentes vraiment bien, n’hés..
Il fut à nouveau bâillonné par un baiser, beaucoup plus passionné que le précédent. Il s’agrippa à son col et failli pousser un gémissement de frustration lorsque sa Moitié mit fin à leur échange.
Repoussant délicatement des mèches derrière l’oreille de Ming XiWang, le Musivateur souffla :
— A-Xi, ne te préoccupe pas des autres ou de moi, ce soir. Pense juste à toi et à ta convalescence. On parlera de tout le reste plus tard.
S’il avait été plus en forme, Zhang JingXi aurait protesté ou joué en faisant exprès de réaborder le sujet juste pour avoir le plaisir d’être à nouveau embrassé. Néanmoins, il songea qu’il devait effectivement faire un minimum attention. Son amant était bien capable d’agir à l’inverse et de ne plus le câliner du tout s’il le provoquait volontairement.
Sagement, il chercha une position confortable contre lui, puis referma les yeux.
À cet instant, l’avenir qui se dessinait devant eux paraissait bien plus radieux que ce qu’il avait déjà pu imaginer.
Lorsqu’il commença à sérieusement piquer du nez quelques minutes plus tard, il sentit son amant l’écarter de lui pour l’allonger correctement sur le lit et le border avec beaucoup d’attentions et de précautions. Il faillit tendre la main pour s’assurer qu’il ne partait pas, mais à l’instant où il envisageait de bouger le bras, il devina sa présence tout près de lui.
Un instant plus tard, la douce mélodie d’une flûte résonna dans la chambre. L’ombre d’un sourire passa sur son visage, il se laissa bercer et envelopper par l’agréable mélodie qui le ramena en douceur dans un sommeil réparateur.
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[1] Heure de Chou : entre une heure et trois heures du matin
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Illustration réalisée par Druide Lunaire : https://www.instagram.com/p/DAu68jjOKRq/?img_index=6