Partie 2 - Chapitre 13

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Bonne Lecture !

La capuche rabattue sur la tête, la silhouette en bleu avança paisiblement dans les rues endormies de la Capitale. Elle dépassa la forge et tourna dans l’impasse accolée.     

     L’endroit était désert, le peuple avait pris l’habitude de ne pas s’y intéresser.

     Autrefois, seules les esclaves de ZiaHo ZhiXiang ZiaHo passaient par ici lorsqu’elles venaient faire les courses pour leur Maître. À cette époque, lorsque les habitants voyaient la porte au fond de l’impasse s’ouvrir, ils accéléraient le pas pour s’éloigner, non sans jeter un regard de sympathie à l’encontre de la malheureuse du moment. Si les Gardes Impériaux faisaient des paris entre eux pour savoir combien de temps elle resterait en vie et si l’Intendant allait finir par la leur livrer, le peuple de ZhenShen essayait de se montrer plus compatissant. Les marchands faisaient en sorte de lui donner les meilleurs produits possibles et les plus téméraires lui glissaient discrètement des encouragements à l’oreille.

     Dans l’obscurité, il avança jusqu’au mur de pierres dressé au fond et laissa sa main glisser sur ses reliefs, jusqu’à trouver la cavité qui l’intéressait. Tranquillement, l’homme appliqua un talisman et une porte dérobée s’ouvrit.

     Après l’arrivée de Ming XiWang au pouvoir, les gens avaient presque oublié son existence. Ils pensaient qu’elle ne servait plus. Ils étaient loin d’imaginer que l’Empereur en personne se faufilait discrètement par celle-ci, lorsqu’il ne prenait pas l’autre chemin secret menant à l’extérieur de la ville. Ils ignoraient également que l’un de ses meilleurs amis l’empruntait de temps à autre pour le rejoindre. Cet oubli avait été soigneusement travaillé par Ming XiWang et Lan ShenMei. Ensemble, ils avaient mis au point un sort à l’aide de talismans, afin que les civils n’aient pas l’idée de s’approcher de l’impasse. Même s’ils ne pourraient pas ouvrir la porte, Sa Majesté et ses proches ne souhaitaient pas être surpris alors qu’ils l’utilisaient pour entrer ou sortir du Domaine Impérial. Si quelqu’un faisait mine de vouloir pénétrer dans l’impasse, les talismans dissimulés ici et là agissaient et la personne avait soudain très envie de s’en détourner et d’aller acheter des gâteaux de lune, quatre rues plus loin.

     Il se faufila par l’ouverture et referma derrière lui, avant de s’engager sur le chemin en pente montante qui menait près du pavillon de l’ancien Intendant. L’endroit n’était pas du tout éclairé. Il ne l’avait jamais été. Les esclaves d’autrefois l’utilisaient en pleine journée, nul besoin d’éclairage. Quant aux quelques privilégiés choisis par Ming YanShi, ceux qui avaient le droit de se rendre dans les souterrains via le pavillon ZiaHo, ils arrivaient par la porte du genévrier. Le trajet était plus court depuis le Palais et des personnes sélectionnées avec soin guidaient les visiteurs avec des lanternes.

     Cette obscurité ne lui avait jamais fait peur. La nuit était leur alliée, à lui et à ses amis les plus proches.

     Il se rapprocha de sa destination et dépassa peu après le portail du pavillon ZiaHo. Deux lanternes brillaient exceptionnellement et, à leur lueur, il reconnut les deux silhouettes qui l’attendaient.

     Assise sur un rocher bordant le chemin, un panier posé à côté d’elle, HengXing XiaoHong grignotait une brioche en commentant :

     — Y’a pas à dire, la cuisine de Madame Lu m’avait manquée.

     Un sourire passa sur le visage de Lan ShenMei à cette remarque. L’autre silhouette, adossé contre un arbre, émit un rire amusé :

     — En tout cas, Sa Majesté ne se plaint jamais des repas, c’est un fait.

     Par habitude, Lan ShenMei avait dissimulé sa présence. Il retira le voile d’énergie qui le rendait quasiment imperceptible, tout en baissant sa capuche. Aussitôt alerte, Jian Lin se redressa, puis son visage se fendit d’un sourire en voyant l’individu qui les rejoignait :

     — Te voilà !

     Le Capitaine franchit les quelques pas qui les séparait et sa main se referma solidement sur l’avant-bras de Lan ShenMei dans les doigts firent de même sur le bras de Jian Lin.

     Lorsque le Capitaine recula, l’homme en bleu se tourna vers la Jeune Maîtresse, prêt à lui offrir la plus respectueuses des révérences. À peine commença-t-il à esquisser le geste que la jeune femme se jeta contre lui pour le serrer dans ses bras :

     — Gege [1]! Ça fait si longtemps ! souffla-t-elle. Tu m’as manqué, tu sais ?

     Il sourit un peu plus en la serrant en retour.

     Combien de fois avaient-ils eu tous les deux une posture semblable, autrefois ? Elle, pleurant de fatigue, à bout de nerfs. Et lui tâchant de la réconforter en lui disant de garder espoir, en lui promettant que tout allait s’arranger. Combien de fois s’étaient-ils mutuellement donné du courage par le biais d’une étreinte amicale ? Il savoura cet instant, appréciant de pouvoir en profiter sans avoir la pression du passé sur le dos.

     — Je sais, répondit-il en la relâchant un moment après, mais en gardant ses mains sur ses épaules. J’ai bien reçu tes lettres et je m’excuse de ne pas être encore passé dans ton Clan.

     Il l’examina rapidement, à la lueur des lanternes. Elle paraissait en bien meilleure santé que quelques années auparavant, pleine de vie et de bonne humeur. Pas de blessures apparentes, pas de coupures ou de bleu. Seules subsistaient les quelques cicatrices qui n’avaient pas pu totalement disparaitre, malgré ses tentatives. Même si à l’époque, il savait parfaitement qu’une fois de retour chez elle, HengXing XiaoHong ne pourrait qu’aller mieux, il était terriblement soulagé de constater que c’était bel et bien le cas, aujourd’hui.

     Une légère moue s’afficha sur les traits de la jeune femme :

     — Pourquoi tu n’es jamais passé nous voir ? J’aurais aimé te présenter mon frère, au moins. Il voulait te remercier en personne.

     L’air ennuyé, Lan ShenMei soupira :

     — Il valait mieux que je me fasse discret. Et puis, je n’ai pas besoin de ses remerciements, je n’ai fait que ce qui était juste. Sans compter que je l’ai rencontré, finalement.

     Elle leva les yeux au ciel :

     — Si tu parles de tout à l’heure, une rencontre furtive sur un toit, alors qu’il ne savait même pas qui tu étais, ça ne compte pas !

     Jian Lin gloussa, avant de reprendre une expression plus sérieuse :

     — Je suis d’accord avec la Demoiselle. Toutefois, nous te remercions pour ton aide précieuse. Sans ton intervention, Sa Majesté serait morte.

     Voyant l’air extrêmement grave qui se peignait sur les deux visages devant lui, Lan ShenMei fronça les sourcils :

     — À ce point ?

     Une expression tourmentée passa sur ses traits lorsque la jeune médecienne lui raconta honnêtement que sans lui, Ming XiWang aurait rendu son dernier souffle avant même que Chan YinMai et HengXing ShanYao n’arrivent chez l’herboriste.

     Machinalement, ses yeux se dirigèrent vers la porte, invisible depuis sa position actuelle, qui donnait dans le jardin du Palais Impérial. Il secoua doucement la tête :

     — Je suis désolé, j’ai été mis au courant tardivement de mon côté… Dès que j’ai su, je me suis précipité par ici avec le contrepoison.

     Les bras croisés, le Capitaine le dévisagea, tandis que sa compagne ramassait le panier au sol. Elle le présenta au dernier venu, lui laissant tout le loisir de piocher dans la nourriture préparée tantôt par la cuisinière.

     — Il va falloir que tu nous expliques de trucs, je suppose que c’est pour ça que tu nous as demandé de venir, commença Jian Lin.

     Attrapant un pain à la vapeur, Lan ShenMei acquiesça. Son ami continua, tandis que la jeune femme lui apportait le panier à son tour :

     — Mais je dois te prévenir que nous attendons quelqu’un d’autre.

     Il se figea un instant, étonné par cette déclaration.

     — Qui donc ?

     — Le Seigneur Zhen YuJin.

     Les sourcils de l’homme vêtu de bleu se hissèrent très hauts :

     — Pourquoi lui ? Attends, depuis quand c’est un « Seigneur » au juste ?

     — Tu vois donc de qui je veux parler, déjà, commenta Jian Lin.

     Tout en croquant dans son pain, Lan ShenMei observa attentivement son interlocuteur alors que celui-ci s’emparait d’un fruit.

     — Brièvement. C’est un Musivateur, le fils adoptif de la femme qui gère leur Troupe. L’Empereur a mené son enquête avec lui et un blond, Chan YinMai. Il n’est pas Chef de Clan, n’a pas de position haut gradée à ma connaissance et c’est une Maître du Feu talentueux.

     Intrigué, il nota que ses amis paraissaient attendre ce Cultivateur précisément et n’avait pas mentionné le nom de Chan YinMai.

     Reposant le panier, HengXing XiaoHong se tourna vers lui en souriant :

     — Justement, on aimerait bien savoir « pourquoi lui », comme tu dis. D’après Jian Lin, l’Intendant n’a cessé de l’appelé « Seigneur » et l’a traité comme une personne très importante. On s’est dit que tu savais peut-être quelque chose. Nous avons des théories, mais rien de réellement concret. Il a l’air fiable, raison pour laquelle on lui a proposé de se joindre à nous, mais on aimerait aussi avoir ton opinion à son sujet.

     Lan ShenMei prit une bouchée et la mastiqua pensivement. Le Capitaine croisa les mains dans son dos, jeta un coup d’œil vers le chemin pour s’assurer que pour le moment personne ne s’approchait, et reprit :

     — Déjà tu as l’air surpris par le titre. Ça semble récent donc…

     — Ça l’est, affirma l’homme en bleu avec certitude.

     — Et tu sais quoi d’autre ?

     — Rien, répondit-il honnêtement.

     La jeune femme se mit à rire et lui donna une tape amicale sur le bras :

     — Tu es censé tout savoir, c’est toi le Maître Espion de l’Empereur !

     Il haussa les épaules, termina son pain et leva solennellement l’index :

     — Alors, certes, mais les informations n’apparaissent pas comme par magie dans mon esprit, ma chère amie. Dans certains cas, je les tiens d’informateurs et en l’occurrence vous allez tous les deux remplir ce rôle. Expliquez-moi tout ce que vous savez sur cet homme.

     HengXing XiaoHong et le Capitaine échangèrent un regard, puis ce dernier hocha la tête en lui faisant signe de commencer.

     La médecienne raconta alors qu’elle avait d’abord entendu parler de Zhen YuJin, par Zhang JingXi, lorsque ce dernier avait brutalement déboulé dans son Clan, plusieurs jours auparavant. Elle mentionna que s’il parlait de Chan YinMai avec amitié, il y avait nettement quelque chose de différent lorsqu’il parlait de l’autre Musivateur. En l’écoutant sans l’interrompre, Lan ShenMei se pencha pour ramasser le panier et fouilla à l’intérieur. Satisfait, il se releva en extirpant une gourde de vin qu’il porta à ses lèvres.

     — En fait, pour être honnête, ça nous a sauté aux yeux qu’il était totalement raide dingue amoureux…

     — Pardon ?

     Il faillit s’étouffer avec sa gorgée et la recracher.

     En le voyant s’essuyer la bouche avec sa manche, les yeux écarquillés, Jian Lin ne put s’empêcher de rire :

     — Eh bien, on dirait qu’on te bouscule, ce soir.

     — C’est légitime ! rétorqua aussitôt l’intéressé. Tous les trois, nous sommes ceux qui le connaissons le mieux…

     — Toi, encore plus que nous, murmura le Capitaine.

     — Est-ce que vous l’avez déjà vu amoureux avant aujourd’hui ?

     Un silence accueillit sa question. Chacun réfléchissait dans son coin, se rappelant d’avoir vu Sa Majesté sérieuse, drôle, amicale, bienveillante, sympathique, triste, fatiguée, en colère, charmante… Mais jamais Ming XiWang n’avait posé les yeux sur les femmes ou les hommes d’une façon qui laissait entendre qu’il pouvait nourrir des sentiments pour quelqu’un.

     — C’est vrai, ça ne me dit rien, reprit Jian Lin à voix basse. Même pas un peu…

     Les yeux plissés, encore plus attentif, Lan ShenMei fit signe à la Demoiselle de continuer. Elle rapporta que lorsqu’ils avaient rejoint les deux hommes, il y avait nettement une alchimie entre Zhang JingXi et Zhen YuJin. Pendant un moment, ils avaient semblé coupé du reste du groupe. Et par la suite, le Musivateur avait eu une attitude relativement protectrice à son égard. Jian Lin pu confirmer ce point sans difficulté. La veille, il avait été aux premières loges pour remarquer leur proximité et constater que Zhen YuJin paraissait prendre grand soin de leur ami.

     — Très bien, commenta le Maître Espion. J’ai bien compris, il y a de l’amour dans l’air, mais ça me semble un peu rapide pour lui donner du « Seigneur ». Depuis quand est-il au courant de son identité secrète ?

     — Aujourd’hui, répondit sans hésiter le Capitaine. Nous avons trouvé l’Empereur agonisant dans l’un des tunnels et nous avons pris la décision de le ramener aussitôt au Palais. Lui et Chan YinMai ont appris la vérité à cet instant.

     Intéressé, Lan ShenMei observa son frère d’armes :

     — Comment a-t-il réagit ?

     — Plutôt bien, si on met de côté qu’il était tout aussi inquiet que nous. Et c’est d’ailleurs à partir de là que le Seigneur YiShi s’est mis à lui donner ce titre.

     Jian Lin lui reporta ses observations de l’après-midi ; le « Maître » dont était affublé l’Intendant par le Musivateur, l’attitude de YiShi Shen qui donnait clairement un rôle important à Zhen YuJin dans la prise de décision…

     — Et j’oubliais, hier tout était un peu étrange. Zhen YuJin semblait déboussolé, par moment. Il a eu des absences et en même temps il se comportait davantage comme si j’étais un simple Cultivateur et non le Capitaine des Gardes. Aujourd’hui, même en apprenant la véritable identité de Zhang JingXi, il reste… plutôt égal à lui-même.

     — Intéressant… murmura le Maître Espion.

     Il cogita un moment ce qu’il venait d’entendre.

     Son frère spirituel était vraisemblablement très amoureux, il n’en doutait pas une seconde. Pour autant, Ming XiWang et l’autre homme venaient à peine de se rencontrer. Le Musivateur découvrait tout juste la vérité. Était-ce bien prudent de faire miroiter un titre à un individu dont ils ne savaient presque rien ?

     Pourtant, si Lan ShenMei avait une certitude absolue, c’était que l’Intendant et l’Empereur n’agissaient jamais comme des idiots. Leurs décisions demeuraient toujours mûrement réfléchies.

     À moins que Sa Majesté n’ait la tête trop retournée par ses sentiments… ? Lui qui n’avait jamais été amoureux… Pourquoi cet homme-là ? Cet Itinérant précisément ?

     — Pensez-vous que l’Empereur a donné l’ordre de le nommer ainsi ? Ou est-ce que ça vient du Seigneur YiShi ?

     À nouveau assise sur le rocher, XiaoHong leva la tête vers le Capitaine qui faisait des allers-retours sur la largeur du chemin. Il réfléchissait, tout en jetant régulièrement des coups d’œil vers la porte menant vers le Palais.

     — Je n’en ai pas la certitude absolue, reprit Jian Lin. Mais j’ai la sensation que l’idée vient de l’Intendant et qu’il le fait de bon cœur. Il n’a pas l’air d’avoir reçu un ordre en particulier. Et pour être honnête, il a l’air de le tenir lui-même en haute estime.

     Agacé, Lan ShenMei fit claquer sa langue. Les rouages de son esprit tournaient en rond.

     Du point de vue de Zhang JingXi, il pouvait trouver des théories et des explications. Son frère spirituel connaissait la cheffe des Musivateurs, il se liait facilement d’amitié avec les gens et il aurait pu avoir fait la connaissance de Zhen YuJin lors d’un passage de la Troupe dans leur Capitale. Sauf que ses deux amis lui soutenaient qu’il ne l’avait jamais rencontré auparavant. Au Clan HengXing, Zhang JingXi leur avait parlé du spectacle du Nouvel An avec un air émerveillé. Il avait avoué son regret de ne pas avoir eu la chance de croiser la route du Maître du Feu avant.

     Très bien, il pouvait estimer qu’il y avait eu coup de foudre entre les deux hommes à l’occasion du passage vers la nouvelle année.

     Mais comment expliquer le comportement de l’Intendant ? Celui-ci avait été également son mentor, à une époque. Par conséquent, il connaissait très bien son fonctionnement et pouvait affirmer sans hésitation qu’il était d’une prudence exemplaire. Jamais il n’aurait accepté sans sourciller la présence du Musivateur aussi vite ! Alors de là à le hisser directement sur un rang respectueux de son plein gré ?

     Quelque chose ne collait pas.

     — Il ne lui a pas fait de restrictions non plus, ajouta soudain la jeune femme. À chaque fois que le groupe s’est séparé, il a laissé le Seigneur Zhen se balader librement où il voulait. Tout à l’heure, il est arrivé des jardins privés.

     Cette fois-ci, l’Espion tressaillit :

     — Lesquels ?

     — Euh…

     Elle remua sur son rocher, se remémorant comment elle se tenait devant la porte du pavillon à cet instant. Sa main fit un mouvement tandis qu’elle revisualisait la scène, sachant que plusieurs jardin entourait la résidence impériale :

     — … Il venait de ceux à droite. Je ne sais pas duquel en particulier, je ne suis jamais allée là-bas.

     — Personne ne peut, rappela Jian Lin en haussant les épaules. C’est son territoire personnel, il nous l’a toujours dit. Je crois que même le Seigneur YiShi n’a accès qu’à une partie.

     Lan ShenMei garda le silence.

     Il n’avoua pas que lui, si, il avait eu le droit de s’aventurer dans l’un des jardins de droite. Il y en avait un en particulier… La raison même pour laquelle il avait eu l’autorisation de se rendre sur les lieux…

     Un bras replié contre le torse, le coude de l’autre posé contre, il se tenait le menton, ayant l’impression de toucher du doigt une réponse logique. Ses yeux se fermèrent, tandis qu’il plongeait dans ses souvenirs. L’un d’entre eux remonta à sa mémoire.

     Il pleurait, à genoux sur le sol. Des spasmes secouaient non-stop son corps, à cause des sanglots incontrôlables qui l’animaient. Les déchirures de son dos le faisaient mal. Tout son bassin l’élançait de douleur, il n’arrivait plus à se relever. Mais ces souffrances étaient terriblement futiles en comparaison de l’agonie subie par son cœur d’adolescent.

     Un manteau s’était posé sur ses épaules. Pour le couvrir et pour le réchauffer.

     Il ne voulait pas relever la tête. Il ne voulait pas voir ce qu’il y avait devant lui.

     Longtemps, il avait pleuré contre le Prince qui l’avait rejoint. Pleuré si longtemps et si fort que, lorsque ses larmes s’étaient taries, il avait vomi sur le sol. De rage. De dégoût. De peur.

     Lorsqu’il avait regardé son Prince, il avait vu l’humidité dans ses yeux verts. Sa main droite qui touchait la gauche, dissimulée par un gant noir.

     Il n’avait rien dit, mais il avait compris.

     Le Prince savait également ce que ça faisait de perdre un être cher et aimé.

     Le ventre noué par ce rappel, Lan ShenMei garda cependant un visage impassible.

     La certitude qu’il avait eu à l’époque ne l’avait jamais quitté. Et, cinq ans auparavant, l’Empereur lui avait présenté une requête pour le moins étonnante. Mais on y répondant favorablement, il avait compris beaucoup de choses…

     Aujourd’hui, le Maître Espion savait que Ming XiWang ne laisserait pas n’importe qui l’approcher aussi intimement. Seule une personne de haute confiance aurait le droit de poser les mains sur lui.

     Des bruits de pas se firent entendre, cependant il garda les yeux clos, continuant de suivre le fil de sa pensée. Il entendit ses amis se redresser.

     Un simple inconnu n’arriverait pas à se mettre et l’Empereur et l’Intendant dans la poche en si peu de temps.

     Les pièces du puzzle s’assemblaient.

     En vérité, une seule personne pouvait prétendre…

     — Pardonnez-moi, je suis en retard, s’excusa Zhen YuJin en s’arrêtant près d’eux. J’ai attendu qu’il soit endormi.

     — Tout va bien, pour le moment ? s’enquit HengXing XiaoHong.

     — Oui. Il a toujours sa légère fièvre, mais il a bien mangé. Et bu ég…

     Le Maître Espion devina précisément le moment où le Maître de Feu remarqua sa présence et posa le regard sur lui. Il le sentit se raidir immédiatement et ouvrit paisiblement les paupières pour soutenir le visage méfiant à quelques mètres de lui. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres lorsqu’il vit la main du Cultivateur se porter immédiatement à sa ceinture pour s’emparer de la poignée de son épée :

     — Qu’est-ce que ça veut dire ?! demanda sèchement Zhen YuJin. Qu’est-ce qu’il fait ici ?

     Aussi vive qu’un serpent, la poigne du Capitaine des gardes se referma sur le bras du Cultivateur :

     — Ne vous avisez pas de dégainer, Seigneur Zhen. Lan ShenMei est notre ami.

     — Ce n’est pas… ! Quoi ?

     Il fusilla Jian Lin du regard et Lan ShenMei comprit aussitôt ce que son frère spirituel avait voulu dire, tantôt. Le rang des autres personnes semblait effectivement être le cadet des soucis du Musivateur. Le Maître Espion ne connaissait pas grand monde qui aurait osé foudroyer ainsi le Capitaine Impérial sans trembler des genoux.

     Il l’observa avec attention, se rappelant avoir déjà croisé très brièvement sa route autrefois. Peu de monde savait qui il était, mais cet homme-là le savait parfaitement

     — S’il vous plaît, Seigneur Zhen.

     HengXing XiaoHong se planta devant le Cultivateur, s’interposant nettement entre lui et Lan ShenMei. Le Musivateur, le bras toujours retenu par Jian Lin, baissa les yeux sur la jeune femme.

     Les sourcils froncés, celle-ci reprit :

     — Jusqu’à présent, nous nous sommes mutuellement accordé notre confiance. Et je ne crois pas que vous ayez à vous plaindre de quoi que ce soit à ce sujet, puis-je vous demander de continuer à vous fier à nous ?

     — Et n’oubliez pas que l’Empereur est en vie aujourd’hui grâce à son intervention, souligna Jian Lin.

     La lueur de méfiance brillait toujours dans les yeux du Maître du Feu, bien qu’une certaine hésitation vienne la nuancer à présent. À contrecœur, il desserra ses doigts de la poignée de son épée et le Capitaine le relâcha à son tour.

     Avec raideur, le Musivateur s’inclina pour le saluer un minimum correctement :

     — Maître Lan…

     Sans se départir de son sourire, l’intéressé lui rendit son salut :

     — Seigneur Zhen.

     Puis, reprenant son sérieux dans l’instant, il croisa les mains dans le dos et pivota vers HengXing XiaoHong et Jian Lin, sans plus accorder d’attention au nouveau venu :

     — Bien ! Sommes-nous au complet, cette fois ?

     Face à leur approbation, il hocha la tête :

     — Alors commençons. MeiMei[2], quelles sont tes conclusions vis-à-vis des corps ?

     La jeune femme fouilla aussitôt ses manches pour sortir son petit carnet de notes. Pendant ce temps, Lan ShenMei vit nettement l’expression frustrée visible sur le visage de Zhen YuJin. À n’en point douter, ce dernier avait espéré avoir un semblant d’explication, mais il allait devoir attendre pour l’obtenir.

     Le Musivateur lui adressa un nouveau coup d’œil méfiant, avant de claquer des doigts. Une boule de feu à l’éclairage plus efficace que les lanternes apparut. Il lui donna un peu plus d’intensité et l’approcha de HengXing XiaoHong pour qu’elle puisse lire ses notes et celles de Hei TaiYang en toute tranquillité.

     Ils se rapprochèrent tous de la source de lumière et la jeune femme remercia le Maître du Feu par un grand sourire, avant de replonger le nez dans son carnet :

     — Bon, je vous préviens, c’est pas glorieux…

     La mine sombre, Jian Lin opina vaguement du chef. Tantôt, il l’avait raccompagnée dans le pavillon ZiaHo et avait été aux premières loges pour une partie des constatations.

     La Demoiselle prit une profonde inspiration, puis commença :

     — Alors, pour commencer, vos prognostiques étaient corrects. Ces corps sont tous plus vieux que ceux de Jinhar. Ils ont été tués il y a deux ans pour les plus anciens. Un an et demi pour les plus récents. Il y a une horrible chronologie logique entre les salles. La première contient les défuntes les plus anciennes et j’ai pu confirmer qu’elles sont toutes des Cultivatrices. Toutes ont été égorgées, mais c’est la seule blessure présente. Il n’y a pas de traces de torture et j’ai l’impression qu’elles ont été tuées dans leur sommeil ou dans un moment où elles ne se sentaient pas du tout en danger.

     Elle plissa les yeux en relisant une phrase écrite de travers sur sa page :

     — Ah oui, ces défuntes-là ont été déplacées. On ne les a pas tuées dans les tunnels. Par contre, tous les autres, si.

     Lan ShenMei contempla la boule de feu d’un air distrait. Il écoutait le rapport de son amie, tandis que ses pensées vagabondaient en même temps. Ses yeux bleus se posèrent à nouveau sur Zhen YuJin, l’observant avec plus d’attention à la lueur des flammes. Les sourcils froncés, ce dernier écoutait la médecienne avec une grande attention, enregistrant les informations avec un sérieux exemplaire.

     — À partir de la deuxième salle, on peut estimer que les meurtres ont évolué et ont été commis sur place. Comme vous l’aviez remarqué, cette fois-ci il ne s’agit plus exclusivement de victimes féminines Et je dois dire que c’est l’endroit que je qualifierai le plus de… boucherie.

     HengXing XiaoHong frémit légèrement en relisant les lignes noircissant les pages dans ses mains. Les trois hommes gardèrent le silence, craignant de briser son élan en posant des questions.

     — Il y a des traces de luttes des deux côtés, aussi bien chez nos consœurs et confrères que chez les simples civils. Tous les Cultivateurs et Cultivatrices ont la blessure au niveau du dantian, mais…

     Ses doigts tremblèrent.

     Aussitôt, le Capitaine Jian Lin se rapprocha et ses paumes vinrent se positionner sous les mains de la médecienne, ses doigts s’enroulant autour de ses poignets pour la soutenir.

     Après avoir détaillé la silhouette musclée et le séduisant visage du Maître du Feu, Lan ShenMei darda son attention sur la jeune femme et se rapprocha pour lui poser une main dans le dos :

     — Si c’est trop dur… commença-t-il.

     Elle secoua vigoureusement la tête, un mélange de chagrin et de colère dans les yeux. Sans plus regarder son carnet, elle releva la tête pour s’adresser directement aux trois hommes :

     — Les nôtres présentent des blessures différentes selon les corps, reprit-elle en essayant de cacher le tremblement dans sa voix. Certains ont aussi la gorge tranchée. Mais d’autres… sont morts parce que leur Noyau d’Or a explosé…

     Un vent glacial sembla soudain s’insinuer à travers les vêtements de chacun.

     Tous les Cultivateurs pouvaient, en théorie, annihiler volontairement leur Noyau d’Or. Mais oser faire un tel acte revenait à se suicider et, quitte à mettre fin à ses jours, il existait des façons bien moins douloureuses pour ce faire. Il fallait consciemment décider d’agir et il n’était pas question de simplement se poignarder dans le ventre. L’individu n’utilisait aucun outil pour ce faire, seulement sa volonté. Il donnait l’ordre à toute son Énergie Spirituelle de ne plus circuler dans son organisme et réorientait celle-ci jusqu’au dantian. Il surchargeait volontairement le siège de ses capacités, jusqu’à ce que le Noyau explose, littéralement, à l’intérieur de lui. Les méridiens se fracturaient alors à leur tour, envoyant des décharges de douleur dans tout le corps de la personne. Dans un même temps, les intestins touchés par l’explosion ne pouvaient plus se réparer et les organes se brisaient l’un après l’autre. La personne endurait ce qui était connu comme étant la pire des souffrances, jusqu’à ce que le cœur soit atteint et tombe en miettes à son tour.

     — … Est-ce que ces gens ont voulu essayer de se… protéger ? se risqua à demander Jian Lin. Ont-ils voulu contrecarrer les plans de nos ennemis ?

     Le teint livide, la jeune femme secoua négativement la tête :

     — Non… J’ai vérifié pour chacun et chacune des concernées, mais l’explosion n’a pas été volontaire. Elle s’est produite parce qu’on a voulu retirer de force le Noyau d’Or alors que la personne était encore consciente. Ça a déclenché la réaction automatiquement…

     — Par tous les Dieux… souffla le Capitaine d’un air choqué.

     Silencieux, Lan ShenMei crispa les mâchoires et ses yeux bleus se teintèrent d’un dangereux orage.

     Ils eurent vaguement la sensation d’entendre le tonnerre gronder non loin au même moment.

     Une main plaquée sur son visage, l’expression écœurée, Zhen YuJin prononça alors une phrase qui les surprit :

     — Heureusement que Ming XiWang n’est pas au courant pour ça…

     Il avait déjà vu sa réaction, la veille, alors qu’ils n’avaient pas tous les détails macabres. Il ne voulait aucunement le voir s’effondrer à nouveau et se blâmer pour ces tragédies.

     Aussitôt, Jian Lin approuva d’un hochement de tête et marmonna qu’il vaudrait mieux faire en sorte qu’il en sache le moins possible.

     Par sa remarque, le Maître du Feu avait attiré l’attention du Maître Espion qui eut un sourire intérieur en songeant qu’il semblait avoir très bien cerné l’Empereur.

     —   Sinon, reprit la jeune femme rapidement, j’ai aussi pu confirmer que les civils n’étaient pas là de leur plein gré, au moins pour certaines et certains.

     Désireuse d’en finir au plus vite, elle referma son carnet :

     — Je n’ai pas grand-chose à ajouter vis-à-vis de la troisième salle. C’est comme à Jinhar : plus de gorges tranchées du tout, le même nombre de personnes entres les Cultivateurs et les Civils. Par contre, les explosions ne sont absolument pas présentes dans cette salle et elles ne l’étaient pas non plus à Jinhar. Je pense qu’à partir de là, ils ont commencé à utiliser les paralysants.

     Rangeant son carnet, elle extirpa à la place l’un des morceaux de charbon que le Capitaine lui avait ramené quelques heures plus tôt. Soigneusement enveloppé dans un tissu brodé de sceaux de protection, elle se tourna vers Lan ShenMei :

     — Je ne sais pas si tu sais de quoi il s’agit ?

     Il lui sourit en inclinant la tête :

     — Oh si, je suis parfaitement au courant de l’affaire de ShanJing, du vol, tout ça…

     Jian Lin sursauta en pivotant vers lui. Même s’il savait que son frère spirituel savait beaucoup de choses, il arrivait encore à être surpris.

     — J’ai commencé à travailler dessus avant la réunion. J’ai pu, assez facilement, recréer un antidote comme celui que tu nous as donné.

     Zhen YuJin haussa les sourcils, agréablement étonné par cette information. La médecienne avait été d’une efficacité redoutable tout au long de la journée.

     — Et j’ai pu faire des essais, par acquis de conscience. J’ai réussi à fabriquer un paralysant avec l’aide de ce charbon, simplement en réduisant une partie en une poudre diluée dans l’eau. Celle-ci n’a pas de goût particulier, ni d’odeur et ça correspond à ce que Chan YinMai se souvient de son verre d’eau.

     Lan ShenMei acquiesça, une lueur d’amusement brilla brièvement dans ses prunelles lorsqu’il remarqua que le Capitaine s’était douloureusement frotté l’arrière du crâne, à la mention des essais de la jeune femme. Il le soupçonna d’avoir volontairement servi de cobaye pour l’aider dans ses recherches.

     — Excellent travail, MeiMei, murmura-t-il. Grâce à toi, on en sait beaucoup plus sur les différentes étapes qui ont eu lieu.

     L’air tranquille à présent, le Maître Espion croisa les mains dans le dos :

     — Si je vous ai demandé de venir, c’est parce que j’ai aussi des informations importantes à vous transmettre. Je les avais envoyées, hier soir, à Sa Majesté. Mais j’ai comme l’impression qu’il s’est fait blesser avant d’avoir pu parler à qui que ce soit.

     À ces mots, Zhen YuJin tourna la tête en direction de la porte du genévrier, comme s’il voulait retourner à ses côtés.

     — Je pense que nous pouvons déjà en parler entre nous, continua Lan ShenMei. Et selon comment évolue l’état de l’Empereur, nous aviserons si nous agissons avec ou sans lui.

     Sa voix se fit plus basse, alors qu’il commençait à leur dévoiler à son tour tout ce qu’il savait. Bien que toujours réticent à l’idée de lui faire confiance, le Maître du Feu se rapprocha pour l’écouter. Les paroles de ce dernier le happèrent alors qu’il se montrait incroyablement précis dans ses propos.

     Il aurait pu se sentir légèrement en trop. Après tout, ces trois-là se connaissaient vraisemblablement depuis des années, ils avaient œuvré ensemble contre l’Empereur Ming YanShi. Pourtant, le Musivateur se sentit à sa place, bien qu’il se soit demandé pourquoi on l’avait convié à cette réunion à l’origine. Il ne savait pas trop si on lui avait demandé de venir parce que Maître YiShi s’était débrouillé pour lui donner un rôle plus important en public, ou s’il était là en tant qu’extension de l’Empereur. Quelle qu’en soit la raison, le Maître du Feu sentit que malgré tout, son opinion avait un poids réel chez les trois autres, tout comme les leurs étaient toutes aussi pertinentes.

     Dans un coin de son esprit, Zhen YuJin se sentit soulagé. À rester aux côtés de Ming XiWang, il allait forcément se retrouver à côtoyer ce trio-là et il était rassuré de constater qu’il parvenait à converser très sérieusement avec eux.

     Plus les heures passaient, plus il sentait ses dernières craintes s’envoler.

     WangZi BanShui était mort depuis longtemps, mais Zhen YuJin arriverait peut-être bien à se faire une place correcte au sein de la Cour Impériale.

 

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[1] Gege : Une manière familière de s’adresser à un frère aîné ou à un ami (masculin) plus vieux que soi. Est utilisé, la plupart du temps, par une personne plus jeune ou d’un statut social plus bas.

[2] MeiMei : se dit d’une petite sœur ou d’une amie plus jeune que soi.

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Illustration réalisée par Druide Lunaire : https://www.instagram.com/p/DBlFa0_uV03/?img_index=1

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