Tout en apportant des plats à une table, Monsieur Zhong adressa un bref regard en direction de l’escalier. Le Chef de Clan descendait les marches en compagnie de ses deux camarades de chambre. L’aubergiste leur adressa un sourire en passant, tout en faisant son service du midi.
Les lieux étaient bondés et le couple de gérants n’avait pas une minute de répit. Néanmoins, ils gardaient tous les deux le sourire et ne paraissaient pas dépassés par la nombreuse clientèle du jour.
HengXing ShanYao se dirigea vers le comptoir, laissant ses comparses s’installer à l’une des rares tables encore libres. Laissant sa femme gérer le service en salle, Monsieur Zhong s’empressa de rejoindre le Chef de Clan. Celui-ci déposa de l’argent sur le comptoir :
— Pour finir de payer la chambre et un repas pour cinq, je vous prie.
Remarquant les yeux de son interlocuteur qui se posaient vers ses congénères, il s’empressa d’ajouter :
— Ma sœur et le Seigneur Zhen vont nous rejoindre.
Acquiesçant aussitôt, l’homme encaissa le paiement tout en faisant la conversation à son client :
— Vous retournez à Jinhar ?
Avant que le Chef de Clan n’ait le temps de répondre, la porte d’entrée s’ouvrit sur Zhen YuJin et HengXing XiaoHong. La morosité s’inscrivait sur le visage du premier. La deuxième adressa un sourire fatigué et un signe de la main à son frère aîné, avant de rejoindre les autres.
Ayant répondu de loin à son salut, HengXing ShanYao acquiesça brièvement à l’attention du patron :
— Tout à fait. Merci encore pour vos services, ce séjour dans votre établissement était très agréable.
Aussitôt, Monsieur Zhong se confondit en remerciements et s’inclina profondément devant lui. Il s’empressa de disparaitre en cuisine pour s’occuper de la commande du groupe, tandis que le Chef de Clan rejoignait ses amis.
— Un homme tout à fait charmant, commenta-t-il en prenant place.
— N’est-ce pas ? renchérit Chan YinMai. Mère aime beaucoup venir ici, les propriétaires sont toujours contents de nous voir.
Tout en parlant, il coula un regard en direction de Zhen YuJin. Ce dernier, la main calée sous une joue, fixait la rue d’un œil vide.
La Jeune Maîtresse du Clan poussa un long soupir, puis s’avachit en avant, posant le menton sur la table :
— J’ai hâte d’être rentrée à la maison…
Son frère lui tapota le dos en fronçant à peine les sourcils :
— C’est quoi cette posture ? Où sont passées tes bonnes manières ?
Elle haussa les épaules sans répondre, mais se redressa néanmoins lorsque Monsieur Zhong vint leur apporter thés, eau et vins.
— Eh bien, vous en faites de ces têtes… commenta-t-il. Votre séjour ne s’est pas bien passé ?
Le visage du Maître du Feu se rembrunit davantage et il focalisa encore plus son attention sur la rue. Hei TaiYang se raidit sur sa chaise. La jeune femme fit la moue en regardant leur hôte :
— Pas vraiment, non.
L’air étonné, et inquiet, l’aubergiste s’attarda malgré des clients qui le hélaient plus loin :
— Rien de grave, j’espère ?
Dans la mesure où il avait échangé quelques mots avec le Chef de Clan quelques minutes auparavant, il tourna machinalement son attention vers lui. Celui-ci baissa les yeux sur ses mains croisées sur la table, l’expression plus fermée qu’auparavant.
Ce fut Chan YinMai qui reprit la parole d’une voix douce :
— L’un de nos amis a été grièvement blessé, il y a quelques jours.
L’aubergiste tressaillit, puis observa les Cultivateurs, avant de froncer les sourcils :
— Je vous ai beaucoup vu en compagnie de Zhang JingXi et je ne peux que constater son absence, aujourd’hui. Est-c…
Il se tut en voyant le Maître du Feu serrer son verre si fort qu’il crut qu’il allait le briser.
— … Est-ce qu’il… va bien… ? ne put-il s’empêcher de demander.
Le Musivateur blond lui répondit par un faible mouvement de négation de la tête, alors que sa main venait se refermer sur le poignet de son meilleur ami, en un geste de réconfort.
Les doigts pétrifiées autour de son plateau à présent vide, Monsieur Zhong perdit quelques couleurs. Il s’inclina légèrement vers eux en murmurant :
— Je suis sincèrement désolé…
Il recula de quelques pas, l’air bouleversé, puis reprit machinalement :
— Je vous apporte le repas dans un instant.
Précipitamment, il retourna en cuisine.
Chan YinMai le suivit des yeux. Il accepta la tasse que lui présenta HengXing ShanYao en marmonnant :
— Je crois qu’il l’appréciait vraiment.
— Difficile de ne pas l’apprécier en même temps, remarqua le Chef de Clan. Il a aidé beaucoup de monde, ici. Les gens n’ont même pas conscience de tout ce qu’il a pu faire pour eux…
Il allait porter sa coupe de vin à ses lèvres, mais suspendit son geste en regardant les autres. Avec un faible sourire, il la leva légèrement en murmurant :
— À Zhang JingXi.
Chacun but sa boisson dans un lourd silence.
Au fond de la salle, une silhouette vêtue de rouge agita paresseusement son éventail, observant attentivement la tablée de Cultivateurs. Il commença un décompte dans sa tête, après les avoir vu boire. Lorsqu’il arriva à trente, la seule femme du groupe s’affaissa contre l’épaule de son frère. Ce dernier, surpris, esquissa un geste comme pour la retenir. Le mouvement parut le vider de ses forces et il tomba de sa chaise en l’entraînant avec lui. Son regard se porta sur les autres qui n’en menaient pas large non plus. Le Maître d’Armes eut le temps de pousser un juron et lutta pour garder les paupières ouvertes alors que son corps, gagné par la paralysie, l’empêchait de tenter quoi que ce soit. Le blond venait de s’effondrer sur la table. Le plus résistant, sans grande surprise, fut le Maître du Feu. Il parvint à se lever précipitamment en voyant ses camarades tomber, mais tituba et se retint au mur. Dans un geste de réflexe, il amorça un pas vers son meilleur ami, mais ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula à son tour.
Jing Xu se leva aussitôt, imité par les autres clients.
Des applaudissements retentirent et Xue SiYu, installé à une table dissimulée dans un renfoncement, s’empressa de rejoindre le marchand de vins :
— Félicitations !
Il irradiait de contentement, de fierté et son regard se tinta de mépris lorsqu’il le tourna en direction du groupe mis hors service :
— Ils sont si facile à attraper lorsqu’ils se sentent en confiance.
Les applaudissements continuaient à retentir dans toute l’auberge, mêlés à des exclamations de joie. L’air modeste, Jing Xu s’inclina devant leurs complices qui affichaient toutes et tous des expressions ravies en l’acclamant lui et leur Chef. Certains s’autorisèrent même une petite danse de la victoire :
— Vive Monsieur Jing !
— Vive Monsieur Xue !
Seules trois personnes ne participaient pas à l’allégresse générale. Sortit de la cuisine, Monsieur Zhong se dirigea vers sa femme, on ne peut plus confuse face à ce qu’il venait de se passer. Perdue, elle regarda sa clientèle huer les Cultivateurs à terre et en profiter pour leur donner un ou deux coups de pieds en passant, tandis que d’autres continuaient de pousser des « hourras ».
Elle n’osa rien dire à haute voix, mais devant l’expression lasse et résignée de son époux, elle comprit qu’il venait de dépasser un point de non-retour.
— Ne te mêle pas à tout ça, lui chuchota-t-il d’un air douloureux. Je suis déjà navré que tu aies assisté à…
Il soupira, sans finir sa phrase, puis jeta un bref coup d’œil en direction de son beau-frère, Xue SiYu, qui continuait de faire l’éloge de son bras droit. Elle eut le temps de voir un éclat de peur briller dans les yeux de son mari, tandis que leur nièce fermait en silence la porte d’entrée à double tour, ainsi que les volets.
— Monte chez nous, murmura Monsieur Zhong à son épouse. N’en sors pas avant que je te rejoigne.
Zhong Qing failli protester, pour la forme. Toutefois, elle savait déjà que ce serait en vain. Elle ne voulait pas participer au massacre qui allait se dérouler dans les heures à venir. Et ne pouvait pas s’enfuir non plus, certaine que Xue SiYu n’hésiterait pas à la retrouver et s’assurer de son silence de façon radicale. Malgré sa volonté de se tenir aussi éloignée que possible du trafic de son époux et de son beau-frère, elle savait de quoi ce dernier était capable. Pour le moment, elle se devait de faire profil bas.
— … Fais quand même attention… souffla-t-elle en réponse.
Son époux lui adressa un sourire tordu. Il la serra brièvement contre lui, avant de la pousser doucement vers l’escalier qui menait à leurs quartiers privés. Sans demander son reste, Zhong Qing s’empressa de monter et de fermer la porte de leur chambre.
Aussitôt, Jing Xu s’approcha d’un pas aérien de lui, un large sourire aux lèvres :
— Bravo pour cette comédie. J’ai presque cru que tu regrettais réellement l’absence de ce… Comment ils l’ont appelé… ? Zhang JingXi ?
— Ne me dis pas que tu vas réellement le regretter ! renchérit Xue SiYu en passant un bras autour des épaules de l’aubergiste.
Celui-ci s’écarta d’eux sans rien dire, puis se dirigea vers le fond de la salle. Il ouvrit en grand la porte qui menait à sa cave.
— Allez ! Descendez-moi tout ça en bas ! s’écria aussitôt Jing Xu. On a du pain sur la planche !
Immédiatement, les membres du groupe se dirigèrent vers leurs victimes qu’ils commencèrent à trainer sur le sol, avant de les pousser dans les marches menant au sous-sol.
Xue SiYu se tourna vers sa fille. Presque affectueux, il passa une main dans ses cheveux en lui adressant un rare sourire :
— Aujourd’hui, toi et moi nous allons entamer notre nouvelle vie. Veux-tu bien aller vérifier à l’étage s’il n’y a rien à signaler ? Et verrouille toutes les fenêtres, je te prie.
La jeune fille acquiesça et s’empressa de grimper l’escalier menant aux chambres des clients.
Sonné, Zhen YuJin avait conscience de tout ce qu’il se passait autour de lui, mais bouger paraissait être impossible. Le fils du joaillier, aidé d’une autre personne qu’il ne connaissait absolument pas, le tiraient jusqu’à un coin de la cave. Il pouvait encore cligner des yeux et bouger très légèrement la tête, aussi eut-il le temps de voir que la grande pièce avait été complètement réaménagée.
Des barreaux avaient été installés dans un recoin où ils furent tous jetés. Deux tables, identiques à celles présentes dans les tunnels — à la seule différence qu’elles paraissaient neuves — se dressaient au centre de la cave.
Quelques lits de camps repliés contre un mur lui permis de comprendre qu’une partie de leurs ennemis logeaient ici depuis plusieurs jours, sous leurs nez, mais soigneusement cachés. L’aubergiste avait du entasser contre un seul mur les réserves de nourriture pour sa clientèle habituelle.
Une vingtaine de personnes composaient le groupe d’assassins. Il n’eut aucun mal à reconnaître Xue SiYu, ainsi que sa fille qui venait de les rejoindre après son tour de vérification. Liu XiLun restait près de quelques personnes qu’il fut presque certain d’avoir aperçu dans les tunnels de Jinhar. Il sentait également la fureur qui émanait du Chef de Clan, gisant sur le sol à côté de lui. Ses yeux fixaient avec colère Yang JuZheng qui lui adressait des sourires narquois en retour.
Le Musivateur observa brièvement les autres, mais son attention se focalisa davantage sur Monsieur Zhong qui ne partageait clairement pas la jubilation de ses congénères. Il aurait presque mis sa main à couper que l’aubergiste aurait tout donné pour être ailleurs à cet instant précis.
La porte de leur prison resta ouverte, tandis que chacun s’installait ici et là, comme s’ils allaient assister à un spectacle. Quelqu’un apporta même des tabourets. Pendant ce temps, une autre vérifiait la solidité de plusieurs chaînes accrochées aux tables.
— Aujourd’hui, nous enchaînons les opérations ! annonça distinctement le chef de la bande. Celle-ci est pour ma fille.
D’un doigt autoritaire, il désigna HengXing XiaoHong. Puis, il enchaîna en montrant Zhen YuJin :
— Lui, je me le réserve.
Si les approbations avaient été discrètes en ce qui concernaient la jeune femme, elles furent beaucoup plus audibles et enthousiastes lorsque Xue SiYu désigna sa victime personnelle. Des sifflements enjoués résonnèrent ici et là.
Le Maître du Feu fut presque certain de sentir une infime grimace passer sur le visage de son meilleur ami qui murmura d’une voix à peine audible :
— … pires que des animaux…
L’aubergiste de Jinhar leva la main pour réclamer le silence, les yeux pétillants d’un véritable sentiment de triomphe :
— Jing Xu, mon ami. Je t’annonce que tu seras le prochain ! Tu as le droit de choisir celui que tu veux pour toi.
Une certaine stupéfaction, teintée de jalousie pour certains, s’abattit sur le groupe. Tous les regards convergèrent vers le marchand de vins adossé contre un mur. L’homme était le membre le plus récent de leur groupe, il n’avait même pas eu le privilège d’assister à leur dernière opération, même si à ce moment-là il faisait déjà presque partis des leurs.
Quelques-uns grommelèrent qu’il devrait attendre son tour. D’autres hochèrent la tête, approuvant leur chef. Après tout, s’ils avaient réussi à quitter Jinhar pour la plupart d’entre eux, c’était grâce au Second du chef. C’était lui qui avait organisé les déplacements. Lui qui avait convaincu Monsieur Zhong de prêter sa maison pour cacher une partie d’entre eux, tandis que d’autres allaient se réfugier chez les quelques alliés fiable habitant dans la Capitale. Lui qui avait suggéré de s’installer dans la cave et de délaisser les souterrains qui risquaient d’être compromis.
L’air sincèrement pris de court, Jing Xu se décolla du mur et s’inclina respectueusement devant Xue SiYu :
— C’est trop d’honneur ! Êtes-vous sûr de… ?
— Oh que oui ! le coupa le chef avec autorité. Tu es déjà capable de repousser des Cultivateurs à toi tout seul, j’ai hâte de voir ce que ça donnera lorsque tu seras en possession de leurs moyens. Toi et moi, ce n’est que le commencement… Te laisser choisir n’est qu’un infime remerciement en échange de tes services.
D’un geste du bras, il l’invita à se rapprocher de la prison.
Sans se faire prier davantage, Jing Xu avança.
Hei TaiYang sentit son cœur manquer quelques battements en voyant les yeux de cet homme se poser sur lui.
La situation avait beau être ce qu’elle était, il devait bien reconnaître que le marchand de vin était incroyablement beau.
Il se gifla aussitôt mentalement pour avoir eu cette pensée.
Presque avec délicatesse, Jing Xu le redressa pour l’adosser en position assise contre le mur et l’étudia de plus près. Le Maître d’Armes fronça les sourcils, tout en observant en retour sa chevelure soigneusement coiffée et ramenée en arrière, le délicat peigne en or planté dans son chignon…
— Lui, il me plaît bien, ronronna le marchand.
Un instant plus tard, Hei TaiYang lui cracha au visage. Il eut la satisfaction de voir une franche surprise se peindre sur le visage de son interlocuteur. Celui-ci, la seconde de surprise passée, éclata d’un rire délicat. Et ce fut avec une certaine grâce qu’il saisit le poignet du Maître d’Armes, pour pouvoir s’essuyer dans sa manche :
— Je confirme. J’aime sa hargne. Je le prends lui.
Liu XiLun afficha une expression dégoûtée en le voyant déposer un baiser sur le poignet de sa victime, tandis que Xue SiYu affichait un sourire désabusé :
— Mon ami, tu choisis ton futur Noyau d’Or, non ta future conquête, lui rappela le chef du groupe.
Les yeux du Maître d’Armes étaient déjà à deux doigts de jaillir de son crâne, de fureur et d’embarras. Lorsque Jing Xu, tenant toujours sa main, reprit la parole, il pria pour mourir sur le champ :
— Oh, je sais. Mais justement, je vais recevoir une partie de lui très… intime, d’une certaine façon, n’est-ce pas ? La source de son pouvoir n’est pas un vulgaire gadget. Lui et moi allons passionnément fusionner ensemble.
Rouge, Hei TaiYang fixa son interlocuteur avec une envie viscérale de le gifler. En retour, Jing Xu lui retourna un sourire absolument charmant :
— Toi et moi, nous serons bientôt liés pour l’éternité.
— Va te faire foutre ! gronda le Maître d’Armes à voix basse.
— Avec plaisir ! répliqua aussitôt Jing Xu. Est-ce que tu veux qu’on en profite un peu, avant de passer aux choses sérieuses ?
À nouveau, le Maître d’Armes pria. Cette fois, il demanda à ce qu’un trou s’ouvre sous lui et l’engloutisse. Ou engloutisse l’énergumène qui lui faisait du rentre-dedans, au choix.
Liu XiLun émit un bruit clairement dégoûté et marmonna :
— On peut passer à autre chose, maintenant ?
Avec un nouveau rire, Jing Xu se redressa et sortit de la prison :
— Que se passe-t-il ? Tu n’avais jamais vu les choses sous cet angle ?
D’un élégant geste du poignet, il ouvrit son éventail et susurra :
— Imagine, Liu XiLun, que le propriétaire de ton Noyau d’Or ait été un Manche-Coupée. Nos recherches ne sont pas suffisamment avancées, peut-être risques-tu de changer de bord…
Les cheveux du joaillier se dressèrent d’horreur sur sa tête à cette idée.
Les yeux écarquillés, Xue Hui ne pipa mot, mais détourna légèrement la tête. Ce faisant, son père eut le temps de voir ses yeux briller d’amusement.
Ne sachant pas exactement ce qu’il devait penser de la scène qui venait de se dérouler devant eux, il se racla la gorge :
— Jing Xu, cesse de le taquiner. A-Hui, nous allons commencer par toi.
La jeune fille pâlit immédiatement, tout en lançant un regard anxieux en direction des tables. La démarche raide, elle se dirigea vers l’une d’elle.
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Illustration réalisée par Druide Lunaire : https://www.instagram.com/p/DCtRJ8MO4YD/?img_index=1