PARTIE 2 - Le guetteur

Par Yannick
Notes de l’auteur : Ce roman est terminé et je suis en phase de relecture. En publiant sur le forum, je cherche essentiellement des retours sur les "sensations de lecture” : ennui, inquiétude, humour, suspens, colère… Ce qui marche, ce qui ne marche pas.
Merci pour vos commentaires !

Guárico, Cacicazgo du Marien, 1493

 

De son observatoire, Mabó étudiait l’étrange construction réalisée par les étrangers avant leur départ. La tour s’élevait vers le ciel, imposante et sombre, comme un symbole de l’autorité de ses constructeurs et des hommes qui étaient restés.

Il en avait compté trois douzaines, mais il n’était pas tout à fait sûr : ils se ressemblaient à tel point qu’il était difficile de les différencier. Des poils leur mangeaient le visage, leurs cheveux étaient longs comme ceux des Caraïbes — mais sales et désordonnés — et les étranges étoffes de couleurs qui recouvraient leur corps ne permettaient pas de les identifier les uns des autres.

Une chose était sûre : aucun ne lui inspirait confiance. Certes, l’Amiral avait été généreux, presque amical ; il avait traité Guacanagarix avec un grand respect et s’était montré bienveillant avec tous ; il avait également promis qu’il défendrait les Taïnos et que ses troupes anéantiraient les Caraïbes. Mais ses hommes semblaient différents.

Mabó aurait voulu parler leur langue afin de comprendre ce qu’ils disaient, en particulier les fois où, après avoir longuement observé les groupes des femmes, ils partaient dans de grands éclats de rire, les yeux toujours fixés sur leurs corps. Il n’avait guère besoin d’explication pour deviner les intentions. Depuis tant de lunes qu’il luttait contre les Caraïbes et essayait de les empêcher d’enlever leurs femmes, il connaissait ces regards de convoitise mieux que personne.

 

 

La nouvelle de l’arrivée des deux énormes canoés et des hommes — ou des dieux — qui naviguaient dessus s’était répandue rapidement sur l’île. Les messagers envoyés par Mabó avaient été efficaces : ils avaient transmis les informations à d’autres, qui eux-mêmes les avaient répétées fidèlement, jusqu’à atteindre les yucayeques les plus reculés. Les caciques ne parvenaient pas à se mettre d’accord quant à la conduite à tenir.

Alors que Guacanagarix avait pris le parti de les accueillir de la meilleure manière, Bohechio, Guarionex et Cayacoa étaient plus réservés. Ils avaient envoyé leurs meilleurs hommes pour observer les étrangers avant de prendre une décision. Caonabo, quant à lui, avait tout de suite exprimé sa volonté de chasser ces blancs poilus le plus rapidement possible et de ne surtout pas les laisser s’installer. S’il avait vu l’étrange hutte que les étrangers avaient construite avant de s’en aller, il aurait sûrement été fou de rage. N’importe qui d’ailleurs l’aurait été, hormis peut-être ceux qui avaient assisté à la démonstration des canons sur la plage…

Lui-même ne savait pas quelle attitude adopter. Ses nombreuses journées d’observation ne lui permettaient pas d’aboutir à une conclusion. Malgré son respect pour leur savoir, leurs outils, leurs armes ou encore leur organisation, ces hommes blancs et sales ne paraissaient dignes d’aucune confiance. Une sourde intuition l’avisait que viendrait le moment où il serait trop tard pour s’en débarrasser.

Parfois, il se voyait à la tête d’un groupe de guerriers à l’assaut de cette bâtisse qu’ils appelaient un fort. Il avait assisté à toutes les étapes de sa construction et savait exactement comment y pénétrer sans même que ses occupants ne s’en rendent compte. Il ne faudrait pas plus d’une nuit à une troupe bien entraînée pour les anéantir tous.

À d’autres moments, il envisageait au contraire de collaborer avec eux, leur enseignant comment cultiver le manioc, s’adresser aux zemis ou encore fabriquer des canoés rapides et mobiles, bien plus agiles que leurs immenses caravelles. En échange, les arrivants leur révéleraient le secret des éclairs et de cette matière dure et brillante qui les protégeait des flèches et des haches en pierre. Les deux peuples bâtiraient alors une civilisation invincible qui pourrait vivre en paix et en sécurité.

Un long sifflement de guaraguao se fit entendre, fort et strident, le tirant de ses pensées troubles et incertaines. Le signal des messagers. Mabó se leva, se tourna dans la direction du cri du rapace et, portant ses mains à sa bouche pour faire écho, répondit de même. Quelques instants plus tard apparaissait une silhouette sur un promontoire rocheux, puis elle disparut à nouveau dans la densité de la forêt.

Mabó répéta le cri plusieurs fois pour la guider jusqu’à lui. Après un long moment, il se réjouit de voir Arasibo sortir de la végétation, un grand sourire illuminant son visage. Les deux hommes se saluèrent chaleureusement, heureux de se revoir après plusieurs lunes.

— Avez-vous couronné votre nouveau cacique ? demanda Mabó, se rappelant sa frayeur au fond des grottes de Nigua.

— La cérémonie a eu lieu le lendemain de ton départ. Nous l’avons évidemment célébrée sur le batey et non dans les grottes, tu n’avais pas besoin de t’enfuir aussi vite, répondit Arasibo d’un air moqueur.

Mabó lui sourit en retour un bref instant, mais il n’était pas d’humeur à plaisanter.

— Oui, j’ai eu peur au fond de ce gouffre noir. Et pourtant, ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai ressenti lorsque ces hommes poilus ont fait éclater le tonnerre sous mes propres yeux. Tu auras peur toi aussi, crois-moi.

Les deux hommes continuèrent à se regarder et les sourires disparurent de leurs visages. Du haut de sa grande taille, Mabó fixait Arasibo d’un regard sombre, cherchant à lui faire comprendre que le danger était réel et qu’il ne s’agissait pas d’une simple peur passagère. Le petit homme le dévisageait en retour et son expression montrait qu’il prenait ses paroles au sérieux.

Leurs rencontres n’étaient pas fréquentes, mais ils se connaissaient parfaitement. Longtemps auparavant, ils avaient effectué ensemble le trajet depuis Nigua jusqu’à l’extrémité de Samana. Bohechio et Caonabo voulaient en savoir plus sur les relations entre les Cigüayos qui occupaient la péninsule et les Taïnos, dirigés par le cacique Guarionex. Mabó se rappelait parfaitement cette traversée de l’île en compagnie d’Arasibo. Lui marchait d’un pas souple, à grandes enjambées, le dos légèrement voûté et le buste penché en avant. Arasibo, qui était bien plus petit, sautillait avec agilité, la tête relevée. Les premiers jours, chacun avait observé l’autre et sa démarche si différente, pensant qu’elle serait un frein à leur progression. Chemin faisant, ils avaient appris à respecter leurs cadences respectives : tout compte fait, quel que soit le nombre ou la taille de leurs pas, ils avançaient à la même allure et d’une manière totalement silencieuse. Ils ne se l’étaient avoué l’un à l’autre qu’après plusieurs jours, entre rires, moqueries et chamailleries. Leur amitié s’était scellée à cette occasion.

— Je te crois, Mabó, mais peu importe mon opinion. Caonabo a déjà rassemblé ses troupes, il souhaite chasser les blancs d’Ayiti au plus vite. Bohechio a réussi à le convaincre d’attendre une demi-lune, bien aidé par sa sœur Anacaona. Je pense qu’elle seule est capable de raisonner Caonabo et de calmer son ardeur. Mais elle pourrait aussi soudainement changer d’avis pour soutenir son mari et finalement convaincre son frère de mener bataille.

Il fit une pause, regardant le fort des blancs en contrebas, l’air perplexe. Les Taïnos entraient et sortaient pour leur apporter de l’eau et de la nourriture, même si les cadeaux en échange se faisaient plus rares.

— Bohechio et Caonabo souhaitent être informés à tout moment de ce qui se passe ici. Eux et eux seuls.

Il fixa Mabó en terminant sa phrase, appuyant sur les derniers mots.

— Caonabo respecte Bohechio uniquement parce qu’il est le frère de sa femme. Il a donc accepté d’attendre. Mais comme tu le sais, il déteste Guacanagarix. Le fait que celui-ci ait remis sa couronne au chef des blancs l’a rendu furieux. Il a promis à Bohechio de ne pas attaquer pour le moment à la seule condition qu’il puisse intervenir au moindre problème, sans que Guacanagarix ne soit consulté ni même averti.

Mabó hocha légèrement la tête en signe d’approbation.

— Comme tu le sais, reprit Arasibo, tous les caciques ont envoyé des messagers pour observer la situation et avoir leurs propres informations. J’ai organisé le réseau de la Maguana pour Caonabo. Il a lui-même ordonné que tu en fasses partie et souhaite connaître tes opinions, en plus de celle de ses messagers.

Cette fois, le grand guerrier resta muet, secoué par cette demande.

— Nous nous connaissons très peu, finit-il par dire. Comment Caonabo peut-il avoir autant confiance en moi ?

Arasibo ne répondit pas immédiatement. Il observait de nouveau le fort, au sommet duquel flottait une pièce de tissu où s’entremêlaient des bandes jaunes et rouges, ainsi que des images d’animaux étranges et inconnus, marchant sur leurs pattes arrière et coiffés de couronnes. L’activité ne cessait et l’endroit ressemblait à une énorme ruche où les hommes, Taïnos et étrangers, jouaient le rôle des abeilles. Finalement un léger sourire se dessina sur ses lèvres et il répondit sans même se retourner.

— Je ne sais vraiment pas. Moi-même, je ne confierais pas une mission si importante à un guerrier qui a peur du noir et à qui il manque presque un bras. Mais sûrement a-t-il vu d’autres qualités en toi. En premier, je dirai que tes relations avec Guacanagarix ne sont pas les meilleures. C’est une grande qualité pour Caonabo ! En second, Anacaona l’a convaincu de faire appel à toi en même temps qu’elle l’a persuadé d’attendre pour attaquer le fort.

— Anacaona ? répéta Mabó plus incrédule encore.

— Elle-même. Comme nous tous, elle a admiré ton ingéniosité et tes efforts pour la construction du collier de feu. De plus, elle aurait été informée que tu as construit ce système en souvenir de ton épouse. C’est ce qui l’aurait touchée. Si elle voyait ton grand corps voûté et ton demi-bras, il est certain que le charme disparaîtrait.

À peine eut-il terminé que l’immense main de Mabó s’abattit sur sa tête, les longs doigts descendant sur ses tempes et serrant son crâne.

— Non mais je vais t’apprendre…

Arasibo se dégagea promptement en se baissant, riant aux éclats.

— Quelle sensibilité, grand guerrier du feu ! Finalement, c’est peut-être cette touche féminine qui a séduit notre grande princesse. Allez, ne sois pas bougon et offre-moi quelque chose à manger, je meurs de faim après cette longue marche. Nous verrons les détails de notre collaboration plus tard.

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Etienne Ycart
Posté le 16/09/2021
ça y est ils vont raser le fort et aprés
le savent ils que de l'autre coté des mersdes milliers de blanc vont bientot déferler
y a t'il un mage pour voir celà
et je ne comprend pas pourquoi mabo veut ou tuer ou faire ami ami avec les chrétiens
autre chose, il manque il me semble la partie ou on à descidé que les blancs étaient vulnérables et indésirables donc des danger à éliminer il faut faire monter le sentiment tout doucement
Un peu comme dans l'histoire de Rudyard Kipling ou les 2 anglais passent de dieux à martyrs ....
Alors non les espagnols ne sont pas des dieux on ne se bat pas avec un dieux on accepte que le dieux à droit de vie ou de mort
Yannick
Posté le 17/09/2021
Mabó n'a pas vraiment de raison pour repousser les conquistadors, juste son vieil instinct de guerrier et une vie dédiée à repousser les envahisseurs.

Il en peu bourru aussi ! Même si j’essaye souvent de faire part de ses interrogations à ce sujet, de ses inquiétudes et incertitudes. Une intuition sans preuve vaut-elle vraiment, surtout pour des décisions aussi graves ? C’est bien sûr plus facile quand on connait la suite...
annececile
Posté le 26/01/2021
Ma sensation de lecture, c;est une certaine frustration de ne pas pouvoir lire tout le livre ! En tout cas pas encore... :-)

Tu as vraiment reussi a creer un univers ou on se sent vite "en phase" avec le personnage principal, ce qu'il ressent, ses inquietudes et malaises, tout en respectant son environnement si different du notre. Bref, on est "ailleurs" et en meme temps, on ne se sent pas paume.
Mabo est un personnage attachant mais nuance et meme si on sait (forcement) ce qu'il ne fait que deviner, on suit ses observations, espoirs et inquietudes en se sentant "partie prenante" de son parcours. On a envie de savoir ce qui lui arrive, a lui et a sa fille.

J'ai eu un peu de mal a me souvenir des differents chefs au nom complique et leur relation avec Mabo - mais c'est aussi parce que du temps a passe depuis la precedente lecture.

Bon courage pour la suite de la relecture !
Yannick
Posté le 05/06/2021
Bonjour Anne Cécile,
Je me rend compte aujourd'hui que je n'ai jamais répondu à ce message, qui pourtant m'avait bien motivé!! (la relecture c'est pas la partie la plus sympa...).
Merci!! (avec quelques mois de retard).
En attendant la suite des aventures de Max et de ses semblables...
Yannick
Posté le 03/10/2021
Hi there !
D'après ton autre message, tu as lu les chapitres que je n’ai pas publié sur PA (saut du 1er au 5e chapitre) et découvert les fameuses « têtes carrées ». L’un de ces chapitres est violent, l’autre érotique (l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je ne les ai pas publiés ici).
Est-ce que certains passages peuvent choquer, ou as-tu trouvé qu’ils s’intègrent logiquement dans l’histoire ?
annececile
Posté le 04/10/2021
C'est pour ca que tu ne les as pas mis? Je n'aurais pas devine. Ces chapitres viennent naturellement dans le contexte.. Dans ce genre de scene, on peut craindre trop d'euphemismes (que se passe-t-il exactement? Il faut deviner) ou au contraire la fascination de l'auteur qui va trop dans le detail. Tu evites ces deux ecueils, et j'ai trouve des chapitres tres bien venus. Je pensais que tu ne les avais pas mis sur PA parce que tu n'avais pas besoin de relectures pour eux! J'ai trouve sympa le moment "charnel" que vit Mabo. D'abord, ca montre que dans un contexte ou les moeurs sont si differentes (le fait de vivre nu a moins d'etre marie!) ca se passe ainsi, tout simplement. Et Mabo qui est un pere, un veuf inconsolable, un guerrier qui veut proteger ses congeneres est ici vu sous un angle different, un homme tout simplement... Je continue ma lecture et je continuerai mes commantaires au fur et a mesure! :-)
annececile
Posté le 18/10/2021
Voila, je viens de terminer ton livre... et je dois dire, je suis soufflee. C'est remarquable d'un bout a l'autre, la facon dont tu recrees ce monde et trouve moyen tres naturellement, en passant d'une generation a l'autre, de decrire tout un pan d'histoire de toute cette region. Tu reussis d'ailleurs si bien a rendre les personnages humains et attachants que toute la partie de la conquete est douloureuse a lire, on se sent vraiment retourne par les emotions. La facon dont les rebelles Natifs et Africains s'allient, les souvenirs de "la controverse de Valladolid, et les descriptions de la beaute de ces iles, toujours tres bien vues et jamais cliche (pas evident!) - bref, j'ai vraiment beaucoup aime. Et le ryhtme ne faiblit jamais. Bravo. Je souhaite a beaucoup de lecteurs de rencontrer ton livre.
Yannick
Posté le 19/10/2021
« Personne ne meurt réellement s’il reste dans le monde quelqu’un qui respecte sa mémoire. »

Merci pour ce message, je suis très heureux de savoir que ça t’a plu jusqu’au bout. Les autres retours que j’ai reçus sont tout aussi encourageants, j’espère donc que le bouche à oreille permettra à cette histoire... et bien, d’être lue, tout simplement !

J’aimerais donc te demander 2 services : le premier est simplement d’en parler aux gens qui lisent autour de toi (en français ! la version espagnole est en cours de révision mais je n’ai pas prévu la version anglaise) ; le second serait de laisser ton appréciation sur le site ou tu as acheté le livre (Amazon ?).
À bientôt pour la suite des aventures de Max, et merci infiniment pour tes nombreux commentaires.
annececile
Posté le 21/10/2021
J'ai achete le livre directement sur Librinova mais s'il est sur Amazon, je vais le trouver et ecrire un commentaire! Et en parler autour de moi, oui. Noel approche et je me demande toujours quoi offrir a ma famille francaise... :-)
annececile
Posté le 25/10/2021
Voila, mon commentaire sur Amazon a ete accepte mais je ne le vois pas encore sur ta page. En tout cas, le voici :
5,0 sur 5 étoiles
L'arrivée de Christophe Colomb dans les Caraïbes comme si vous y étiez- mais du coté des Tainos !
Commenté en France le 24 octobre 2021
Ce livre est remarquable. On y est complètement dépaysé, au milieu des Caraïbes du 16eme siècle, qui voient arriver les caravelles de l'Amiral, Christophe Colomb. On devient vite familier avec l'univers des Tainos, et des trois générations qui vivent l'arrivée de ces étrangers (hommes ou dieux?) et des conséquences terribles qui en découlent. Un roman historique qui nous apprend mille détails passionnants sur la culture et les traditions des Tainos, qui vivaient dans ces iles. Cette histoire si attachante est aussi un suspense difficile à lâcher (j'ai lu tout le livre en un weekend). On en sort bouleversé, ému et en même temps apaisé par sa conclusion, là encore historiquement exacte, et qui prend tout son sens quand on a suivi le cheminement de ses personnages. A découvrir absolument !
Yannick
Posté le 25/10/2021
Merci infiniment...
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