Partie 4

J’espère que tu avais assez de provisions. Le bébé n’a pas survécu, vu ce que tu nous as laissé ; mais ton expédition devait valoir le coup.

Papa ?...

On n’a pas arrêté de te chercher avec les autres, tu sais. On en a même perdu dans le brouillard… Tu ne les as pas croisés ? Bah ! De toute façon, maintenant, c’est trop tard. Alors, tu nous as trouvé un petit coin sympa ?

Qu…

Ou alors tu voulais juste fuir ?

On ne méritait même pas une explication ?

Maman ?

Plus d’enfant… Tout ça pour en arriver là…

Lorna baissa les yeux sur son ventre ; son propre sang recouvrait le sol et l’intérieur de ses jambes.

Non…

Avec qui tu vas essayer de faire le prochain ? Bonne chance pour trouver…

Andrea… C’est ton b…

La jeune femme commença à sangloter.

Tu nous as abandonnés…

… et maintenant, tu n’as plus rien…

Je voulais juste…

Tu n’as jamais fait d’effort…

… nous as trahis…

Arrêtez ! Je suis désolée !... Elle pleurait, sans le soulagement des larmes, seule.

… condamnés depuis le début… Cette voix. Noyée parmi les autres.

Maude ?

Pour seule réponse, un brouhaha d’accusations incompréhensibles.

Maude…

« … c’est toi ? »

Les yeux ouverts sur un fond pâle, Lorna repartit de plus belle dans une série de spasmes de détresse, encore imprégnée du cauchemar duquel elle venait d’émerger. Elle se redressa brusquement et dégagea fébrilement les étoffes qui recouvraient son bassin ; pas de sang. Elle pouvait toujours sentir la courbure de son ventre. Elle se détendit quelque peu. La tête lui tourna de s’être mue sans ménagement, aussi elle regagna la position allongée.

Puis, elle réalisa où elle se trouvait.

Elle était dans un lit, sous la toile blanche d’une tente.

Elle avait réussi.

Non loin d’elle, sur une autre couche, quelqu’un était étendu, immobile ; chaque parcelle de son corps était recouverte de bandages. Sans réfléchir, le regard braqué sur le blessé, Lorna se leva lentement, s’approcha de lui, et tendit une main…

Soudain, l’invalide frémit ; troublée par ce brusque signe de vie, la jeune femme interrompit son mouvement.

« Tu peux parler ? » Aucun indice de réponse.

Elle observa la morphologie de l’humain qu’elle avait sous les yeux ; elle ne correspondait, a priori, à personne qu’elle connaissait. Personne d’important pour elle, du moins.

Elle se détourna de son voisin de convalescence, et se dirigea vers le rai de jour qu’un pan de toile entrouvert laissait filtrer.

Étrangement, le paysage qu’elle découvrit dehors ne l’étonna guère.

Une terre dure et sèche, parsemée de gros trous grossiers. Plus aucune trace de végétation. Au loin, un disque de sol sombre ; en son centre, un bulbe d’une symétrie approximative. Partout, des décombres de toutes tailles. À certains endroits, des taches noires.

À mesure qu’elle avançait, elle voyait que les funestes orifices étaient tous remplis de terre et de débris ; les trappes des anciennes casemates s’étaient pour la plupart volatilisées, laissant voir à présent des rebords de terre déchiquetés ; certaines habitations s’étaient effondrées sur elles-mêmes. Les enseignes et autres ornements visant autrefois à indiquer que l’on se trouvait au-dessus de la maison de telle famille ou de la boulangerie de la ville avaient tous disparu, laissant les dernières trappes présentes mais pas moins détériorées, anonymes. Les taches fuligineuses prenaient des formes en relief de morceaux de cadavres humains calcinés. Certaines formes étaient indescriptibles.

Tout était dévasté.

La jeune revenante n’était même plus capable de localiser son propre terrier, et les corps disloqués étaient méconnaissables.

Mais tant pis, elle devait continuer. Alors elle avançait, s’enfonçant toujours plus dans le champ de mort, et traversa le terrain noir des cultures évaporées. Puis, enfin, elle arriva devant un dôme de fortune qui s’élevait et s’étendait sur quelques mètres seulement. Elle y pénétra.

Elle était là. Scintillant doucement d’une intense lueur blanche, épurée de tout obstacle. Une petite boule mesurant à présent une dizaine de centimètres de diamètre. La lumière qu’elle diffusait n’était en rien agressive pour les yeux ; elle était apaisante. Lorna la contemplait, presque hypnotisée.

Lorsqu’elle entendit quelqu’un approcher, la jeune femme fit volte-face.

Un homme entre deux âges, dont le visage sous une barbe ébouriffée lui était vaguement familier.

« Comment te sens-tu ? s’enquit-il d’une voix posée.

— Ça va. » Et le regard de Lorna s’en retourna vers l’orbe rayonnant. Ils demeurèrent dans le silence pendant un moment, jusqu’à ce qu’elle reprît la parole.

« Il y en a d’autres ?

— Nalie, à part nous deux et le blessé grave. » Bien qu’elle s’y était attendue, l’absence de son entourage dans la liste des rescapés lui empoigna le cœur. « On a fait tout ce qu’on a pu. C’est Nalie qui t’a trouvée, par hasard : elle était allée à l’entrepôt près du lac, chercher des outils ou n’importe quoi d’utile, et c’est là qu’elle a vu le point lumineux de ta torche au loin. »

Le silence retomba.

Les mains de Lorna s’étaient portées sur son ventre arrondi. « Aucun de nous n’est médecin, je ne sais pas comment vérifier que…

— On verra bien, coupa la jeune femme sur un ton posé mais catégorique. »

Bientôt, des pas pressés au loin se firent entendre depuis l’intérieur du petit dôme, accompagnés des éclats de voix d’une femme en train de s’égosiller : « Jonas ! Jonas ! » Lorna suivit du regard l’homme barbu qui, alerté par cet appel, bondit hors de la pièce circulaire. « Ici ! » proféra-t-il.

Lorsque Nalie arriva au niveau de son congénère, Lorna entendit qu’elle dut consacrer de longues secondes à reprendre son souffle. Toujours haletante, elle ne put cependant garder pour elle plus longtemps l’information vraisemblablement urgente qu’elle était venue délivrer.

« J’ai… trouvé… d’autres… archives… Une pièce… Il y avait… une autre… pièce…

— Calme-toi, Nalie, prends ton temps.

— Dans la salle des… archives… un mur s’est effondré… Il y avait un passage… de l’autre côté, et au bout… une autre pièce… J’ai récupéré les documents… qu’il y avait… Et… il y a des signes bizarres dessus… Et surtout… » Un blanc suivit ces derniers mots.

Intriguée par l’échange qu’elle avait perçu, Lorna sortit les rejoindre.

Jonas, qu’elle voyait alors de dos, semblait porter son attention sur quelque chose qu’il tenait entre les mains. La jeune femme enceinte s’approcha lentement. Nalie portait une pile de documents en papier, dont la première feuille était noircie de symboles que Lorna n’avait jamais vus et qui lui étaient incompréhensibles. Elle arriva aux côtés de l’homme concentré et découvrit ce qu’il contemplait. C’était un dessin représentant un paysage. Un paysage familier et étranger à la fois.

Un bulbe, entouré de larges parcelles de cultures colorées, trônant au milieu d’une grande étendue de baraques saillant du sol ; tapissant les terres habitées et aux alentours, une végétation verdoyante ; dans un coin de la feuille, le fragment d’un lac empli d’eau limpide.

Les symboles inconnus constituaient-ils un système de communication ?

« Comment…

— … On n’aurait pas été les seuls ? » demanda Lorna d’une voix atone.

Nalie acquiesça.

Enfin. Enfin, ils allaient pouvoir avancer.

Enfin, ils avaient une piste.

Un poids diffus, indescriptible, s’envola.

Il y aurait eu au moins une autre explosion, qui aurait elle aussi ravagé l’environnement et la population de Phénix — quel qu’eût pu être le nom donné à cet endroit.

D’un bouton de lumière, la Source se serait développée au fil du temps pour se muer en un gigantesque amas d’énergie de plus en plus concentré, de plus en plus instable ; jusqu’à ce que son équilibre devenu fragile se rompît, et qu’elle déchargeât son énergie, se déchargeât, détruisant tout à sa portée. Après chaque rupture, la vie aurait eu plus de mal à réinvestir les lieux, aurait été affaiblie, l’environnement irréversiblement modifié. Et la Source reléguée de nouveau à l’état de pelote.

Et le Néant ? Avait-il été façonné par le même phénomène ? Ou était-il déjà présent depuis des temps bien plus reculés ?… Cela avait-il même une quelconque importance ? Ils venaient de faire une découverte qui ébranlerait leur monde, et la situation ne leur accorderait sans doute pas le temps de se consacrer au déchiffrement des mystérieuses inscriptions sur les documents, si tant était qu’ils fussent capables d’en tirer une traduction et que celle-ci leur apprît quelque chose d’exploitable dans le présent contexte. Seuls trois d’entre eux étaient en état d’œuvrer pour la survie du groupe au commencement de cette ère nouvelle, et ceci constituait déjà un défi de taille.

Néanmoins, elle ne put s’empêcher de s’attarder sur cette sensation d’oppression disparue. Il y avait autre chose…

Sans vraiment s’en rendre compte, elle retourna près de la Source régénérée, et se recueillit, sans vraiment la regarder. Ses yeux voyaient les pensées, les souvenirs qu’elle laissait affleurer à la surface de sa mémoire.

Puis une image émergea du flot.

Maude.

Elle n’éprouvait plus cette angoisse à la remémoration de sa défunte amie. Pourquoi ?

Le lien entre celle-ci et la Source était fait là où la mort de la première avait été causée par la seconde, bien qu’indirectement. Et Lorna se sentait apaisée, pourtant, la raison de l’anéantissement de son amitié demeurait, là, juste devant elle…

Certes, se répondit-elle à elle-même, mais dans sa configuration actuelle, l’entité énergétique ne semblait nullement nuisible. Ce n’était pas la même Source. Ils pourraient donc profiter de cela pour sortir du cercle vicieux qui les menait à leur perte… C’est alors qu’elle comprit.

Le malaise était né de l’inéluctabilité du sort qui avait attendu Maude ; qui n’avait lui-même été autre que l’illustration de la condition de tous, coincés dans un cycle de mort, voués à se regarder dépérir. Ils avaient été condamnés. Lorna réalisa qu’elle avait su, au fond d’elle, depuis toujours, mais elle n’avait pu qu’étouffer son impuissance.

À présent, une porte de sortie s’ouvrait.

Ils devaient s’éloigner de la Source. Fuir sa domination malsaine. Mais elle était tout ce qu’il leur restait, donc ils ne pourraient paradoxalement se servir que d’elle pour ce faire. En fait, peut-être que c’était ainsi qu’ils étaient supposés agir depuis le début : ne pas se rendre esclave de l’entité, mais l’utiliser pour s’en libérer… Peut-être que c’était leur absolue dépendance envers elle qui les avait menés à cette situation… Bien sûr, ils ne pourraient s’émanciper que progressivement. Ils pourraient peut-être commencer par infuser eux-mêmes l’énergie de l’entité aux terres proches, puis de plus en plus éloignées, par l’intermédiaire d’un quelconque mécanisme, ce qui rendrait petit à petit leur vitalité propre aux sols… oui, plus loin qu’ils n’avaient jamais vu de terres arables, et…

Soudain, la fulgurance qui enflammait l’esprit de la jeune femme fut étouffée par une décharge d’épuisement ; aussi, elle sortit du dôme, et alla dormir. Elle parlerait de tout cela aux autres plus tard…

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JeannieC.
Posté le 16/09/2022
Hello Margerie !
Me voici pour la quatrième et dernière partie =)

Quelques bricoles au fil de ma lecture d'abord :
>> "Les yeux ouverts sur un fond pâle" > Je n'ai pas trop compris ce que tu voulais dire. Le décor autour est pâle ? Elle a du blanc dans ses yeux ? Elle ne voit rien ?
>> "Elle se redressa brusquement et dégagea fébrilement les étoffes qui recouvraient son bassin" Peut-être moyen d'alléger d'un des deux adverbes ? Par exemple "et, d'un geste fébrile, dégagea les étoffes"
>> "Non loin d’elle, sur une autre couche, quelqu’un était étendu, immobile ; chaque parcelle de son corps était recouverte de bandages." Possible d'éluder le deuxième "était" je pense, il serait sous-entendu : il était allongé, immobile, et chaque parcelle de son corps recouverte de bandages
>> "de gros trous grossiers" > Cela me semble redondant - et à l'oreille, pas très heureux. "des trous grossiers" simplement ?
>> "Certaines formes étaient indescriptibles. Tout était dévasté." Il y a beaucoup de "était" dans tout ce paragraphe, mais particulièrement avec ces deux phrases par exemple, pourquoi pas quelque chose comme "Des formes indescriptibles." ? La phrase averbale pourrait rendre un effet percutant en plus d'alléger
>> "Le lien entre celle-ci et la Source était fait là où la mort de la première avait été causée par la seconde, bien qu’indirectement." Un peu tortueux, j'ai dû relire cette phrase pour tout bien caler.
Le moment où Lorna regarde le paysage hors de la tente puis sort marcher, aussi, manque de clarté et de points de repère selon moi. On ne sait pas si elle sort de la tente - enfin, on le devine après coup, mais il y a un moment de flottement. Et est-ce qu'elle s'éloigne un peu des blessés ? Beaucoup ? Elle marche quelle distance ?

Hors de ces petites bricoles, j'ai beauuucoup apprécié tout le début ! Le fait de ne même pas mettre de tirets, ça rend très bien ce mélange des voix accusatrices, tous ces poids qui lui tombent dessus en même temps, le brouillis des voix. Belle représentation de sa culpabilité, de tous ces gens qu'elle a l'impression d'avoir soit abandonné, soit sacrifiés. Mais quelque part, le dénouement vient donner un sens et une lumière, malgré les pertes le long de son chemin. Un moyen de repartir, de ne plus se faire avoir, alors que toute la nouvelle tendait vers une forte sensation d'inéluctable. Comme tu l'écris, un poids qui se retire.
Eh bien j'ai été contente de cette lecture et de découvrir ta plume ! A bientôt peut-être sur d'autres histoires =D
Margerie Kremer
Posté le 17/09/2022
Hey Jeannie !

Je suis contente également de lire ces mots. Je te remercie d’avoir pris le temps de commenter cette histoire, et ce jusqu’au bout.

À bientôt !
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