La jeune femme marchait depuis des heures ; pas de jalon. Aucun point de repère dans cette atmosphère opaque, où même la plus imposante des étoiles ne se concrétisait que par un éclairage diffus, qui, de plus, commençait à faiblir. Elle voulait sortir de ce brouillard le plus vite possible — pour autant que ce fût possible —, cependant elle ne pouvait pas prendre le risque de courir : elle pouvait voir autour d’elle dans un rayon de moins d’un mètre, et ignorait ce qui pouvait l’attendre au-delà — une racine fourbe, un ravin… peut-être même un cours d’eau ? Alors elle marchait, marchait.
Vint un moment où sa soif la força à boire. Il faisait sombre ; elle avait allumé la lanterne qu’elle avait emportée, mais celle-ci ne lui permettait pas de voir bien plus loin que la brume le lui concédait.
Découragée, exténuée, elle abandonna l’idée de trouver un endroit dégagé pour s’établir. Elle cessa son avancée, se défit de son sac et, n’ayant ni la force ni la volonté de monter la tente, s’allongea lourdement par terre, fit attention à éteindre la lampe, et s’endormit presque aussitôt.
Elle se réveilla maintes fois dans l’obscurité sans étoile ; cette nuit fut pour elle un tourbillon de pensées et d’angoisses, ponctué d’interludes de sommeil trop lourds pour être défiés par les tourments de l’esprit.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, alors que le jour se levait, elle ne les ferma plus, bien qu’elle ne se sentît guère reposée. Lorna se mit alors sur son séant et enfourna un gâteau sec.
Le climat ici était comme on le lui avait décrit : tempéré et stagnant. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir frissonné cette nuit, sans couverture ; ses quelques couches de vêtements légers avaient suffi. Elles ne s’étaient pas révélées trop chaudes non plus, même pendant la journée.
La densité du brouillard n’avait visiblement pas évolué non plus, étant donné que le champ de vision de la voyageuse se réduisait au même que la veille.
Elle se leva, et, ce faisant, prit conscience de la surcharge de sa vessie.
Le sol desséché était si dur qu’il eût été ridicule de tenter de le creuser à la main ; elle extirpa un pic de son bagage, mais, avant de commencer à s’en servir, remarqua une faille particulière dans la terre figée, plus loin. Le terrain en était lézardé, cependant celle-ci possédait de plus larges dimensions, qui la rendraient opérationnelle telle quelle.
Ainsi, Lorna se posta au-dessus de la craquelure, se soulagea, et reprit sa route.
Après quelques dizaines de minutes de marche, la brume s’était estompée. Ce qui n’avançait pas beaucoup la jeune femme : il n’y avait rien. Les quelques racines douteuses dont on lui avait rapporté la présence et qu’elle s’était préparée à voir, sans grand espoir ceci dit, n’existaient pas. En tout cas, s’il y avait effectivement eu des ressources un jour, aussi pauvres eussent-elles été, ce n’était plus le cas désormais.
Le ciel était comme celui de Phénix : d’un gris homogène. Il n’y avait pas un bruit. Pas un mouvement.
Le temps paraissait figé.
Elle se sentit seule, soudain. Plus seule qu’au cours de ces derniers mois, durant lesquels, malgré la distance morale qu’elle avait prise vis-à-vis des autres, leur présence, leur vitalité permettaient à son esprit et à son organisme de ne pas être totalement livrés à eux-mêmes.
À présent, il n’y avait plus de repère humain.
Elle était définitivement isolée de Phénix par le champ de désorientation des sens qu’elle avait réussi à traverser. Ce qui présentait un aspect rassurant : cette barrière empêchait quiconque de la rattraper, sinon rendait la tâche extrêmement ardue. Après tout, c’était ce qu’elle avait voulu.
L’indépendance allait être pesante. Surtout si le Néant répondait maintenant parfaitement à son appellation. Enfin, heureusement, le ciel épais laissait à présent filtrer la silhouette du Soleil. La trajectoire de l’astre changeait de jour en jour, mais elle lui indiquerait au moins grossièrement la position des points cardinaux. Et puis, le voyage ne durerait pas au point qu’elle se transformât radicalement…
Elle baissa les yeux sur son ventre arrondi. Les femmes étaient habituellement assistées par les membres de leur famille lors des accouchements, et on pouvait solliciter l’aide d’un guérisseur si un problème survenait. Cependant, entre des proches qui n’avaient pas toujours l’expérience ou le sang-froid requis par ce genre de situation, et un intervenant extérieur qui n’arrivait pas toujours à temps, les mères en devenir étaient en réalité souvent amenées à travailler seules. Et puis, certaines femmes, sans famille, se retrouvaient d’office dans le même cas.
Alors, résistante comme elle l’était, ainsi que devait l’être cet enfant par hérédité, la naissance ne pourrait que bien se passer ; elle pouvait le faire. Espérons juste que j’ai pas un bassin trop étroit, ou un truc dans le genre, se dit-elle.
… Enfin, faut déjà que j’arrive vivante jusque-là.
Elle contempla l’horizon flou, puis continua à avancer. C’était tout ce qu’elle pouvait faire.
La jeune aventurière prit rapidement l’habitude de restreindre au maximum sa consommation en eau et en nourriture — les entraînements auront au moins servi à cela.
Les jours se ressemblaient, mais ne ressemblaient à rien. Lorsqu’elle ne s’alimentait pas, ne dormait pas ou ne faisait pas ses besoins, Lorna marchait.
Au cours de ses interminables et ennuyeux trajets quotidiens, elle s’évertuait à rester concentrée sur son objectif, mais l’incertitude de trouver un espace vivable, qui l’assaillait à longueur de journée avec de plus en plus de force, rongeait ses efforts, et laissait filtrer peu à peu des pensées et ressentis qu’elle eût voulu garder éloignés.
Les sentiments de malaise furent les premiers à émerger.
Les remords d’avoir fui lâchement ses parents, sans aucun signe de reconnaissance, littéralement comme une voleuse. D’avoir peut-être par la même occasion réduit les chances de survie du jeune être qui grandissait dans le corps de sa mère. La tristesse à l’idée que le fœtus était sans aucun doute déjà condamné à un sombre destin depuis l’instant de sa conception. La douleur indescriptible mêlée d’angoisse qu’elle ressentait en pensant à Maude. La sensation de vide qu’elle avait elle-même provoquée en brisant net sa relation avec Andrea, et qui venait froidement lui rappeler à quel point elle était seule à présent.
La crainte que quelqu’un ne la rattrapât s’était dissipée en apparence, nonobstant elle ressurgissait parfois dans des cauchemars nocturnes qui mouvementaient son sommeil.
Une nuit, elle rêva de ses parents, de Maude et d’Andrea, dans l’aura d’une époque révolue. Bien que seuls des fragments oniriques restèrent exposés à sa conscience, le réalisme du songe pesa sur son moral au réveil.
Comme à chaque fin de ses journées d’effort avant celle-ci, le soleil avait largement entamé son déclin quand Lorna fit halte. Mais ce soir-là, la jeune femme avait prévu un repas particulier, qu’elle attendait malgré elle depuis des jours. Elle s’était exercée maintes fois à réduire son alimentation bien avant de fuir Phénix, si bien que ce n’était pas, du moins pas à ce stade-là, la simple idée de manger qui parasitait son cerveau.
Elle attendait la chaleur, la lueur scintillante, la danse endiablée des petites flammes du réchaud, l’odeur et les craquements du tout-petit-bois se consumant ; la chaleur, la tendresse, la consistance du gruau cuit.
Des sensations, au milieu de rien.
Elle se força à réprimer l’avidité qui lui fit arracher le réchaud de son paquetage ; elle voulait profiter de chaque instant de ce moment qu’elle ne pourrait pas reproduire de sitôt.
Elle fourra quelques brindilles de bois sec, parcimonieusement extraites de son sac, dans le réservoir. Après avoir frappé le grattoir contre sa pierre à feu sans résultat encore et encore, les mains tremblantes, elle faillit perdre patience ; mais, enfin, une étincelle accrocha la matière ligneuse. Elle se calma à nouveau, et s’employa à la préparation de sa pitance.
Touiller la bouillie épaisse en écoutant le modeste feu crépiter la contentait déjà bien plus qu’un biscuit fade ou une frêle tranche de carotte séchée. Elle fit danser sa main libre autour du réchaud qui exhalait sa douce énergie.
La nuit était complètement tombée. La nitescence de la combustion contrastant avec l’obscurité évoqua vaguement la Source à Lorna. Elle n’avait pas eu envie de penser à l’entité depuis son départ, toutefois l’image du dôme blanc n’avait pas cessé de flotter dans le fond de son esprit. Trop fatigué pour endiguer les pensées qui le traversaient, celui-ci ne put alors que laisser les souvenirs, connaissances, suppositions, scénarii que Lorna gardait, possédait, émettait, imaginait à propos de la Source, commencer à tournoyer.
Tout en dégustant son gruau, elle essayait tant bien que mal d’instaurer un fil conducteur pour relier ses idées chaotiques. Vaine tentative.
Agacée, la tête et les paupières lourdes, elle se coucha dès qu’elle eut vidé sa gamelle et capturé les derniers instants des braises mourantes, et dormit comme une souche.
La jeune femme jeta le lambeau de tissu souillé d’excréments, initialement déchiré d’un vêtement qu’elle ne portait pas, dans la faille du sol, et se rhabilla tout en se redressant. Heureusement que j’ai pas mes règles en plus de ça.
Elle enfila son sac de plus en plus léger sur son dos, et s’attela à sa tâche journalière.
Depuis son réveil, la Source s’était imposée au premier plan de son esprit. Alors qu’elle avait commencé à marcher depuis un moment, une pensée nette lui vint spontanément.
Et si les Phénéans étaient, à leur insu, les cobayes des scientifiques ?
Certes, les sujets s’étaient portés volontaires pour cette série d’expériences au Dôme, qui avait été officielle ; mais peut-être n’avaient-ils pas été informés de toutes les conditions de test, ce qui expliquerait l’occultation des circonstances de la mort du camarade de son père. Lorna regretta de ne pas avoir mené l’enquête à ce moment-là.
Et puis, il y avait les entraînements. Ancrés dans la norme quotidienne des jeunes depuis des générations, personne ne les eût remis en question. C’était la seule méthode que l’on avait trouvée pour s’adapter, en théorie, à ce monde. Exposer son organisme et se surpasser. Dans le but de se renforcer contre la putréfaction qui gangrénait toujours plus Phénix. Dans le but de se préparer à fuir et subsister dans n’importe quelles conditions sans le confort gratuit de la Source, dans le cas où cette dernière, drapée dans ses éternels secrets, viendrait à trahir. Au final, il s’avérait que les Phénéans avaient davantage peur du Néant que de la Source, ce qui les rendait incapables de quitter celle-ci, même en cas de nécessité. Et ceux qui ne survivaient pas à ces efforts n’étaient pas faits pour ce monde. Cette dernière pensée fit refluer une sensation de gêne en Lorna.
On était loin de tout savoir de l’environnement à Phénix, qui évoluait rapidement. D’ailleurs, on n’arrivait pas toujours à reconnaître un poison lorsque l’on trouvait une nouvelle substance ; jusqu’à ce que certains en démontrassent les propriétés au cours d’un exercice, pour ceux qui le payaient de leur vie immédiatement au lieu de dépérir sur le long terme. Les professeurs faisaient ensuite un rapport au Dôme, comme après chaque session.
Mais les futurs chercheurs, eux, arrêtaient progressivement de s’entraîner à partir d’un certain âge pour se consacrer à leurs lourdes études, en conséquence de quoi ils subissaient les effets de cette pratique physique bien moindrement que les autres. Or, certains d’entre eux vivaient aussi longtemps, voire plus, que les plus vigoureux des non-initiés, qui s’acharnaient aux entraînements ; peu, oui, mais pour Lorna c’était assez pour se poser la question de la réelle utilité des entraînements.
Ainsi, les intellectuels du Centre se préservaient-ils expressément des effets ravageurs de la pollution tout en les étudiant sur les autres habitants ?
… Étaient-ils à l’origine des entraînements ? Tous ces discours sur la survie dissimulaient-ils la vraie raison pour laquelle ils avaient été mis en place ?
Mais alors, si c’était le cas, si les Phénéans ordinaires n’avaient pas initié cette discipline d’eux-mêmes pour le bien commun, cela signifiait que rien ne les avait poussés à le faire, et donc que leur habitat n’était pas menacé, à ce moment-là…
Non…
Les scientifiques auraient provoqué ce fléau de pollution ? Ces enfoirés de lâches qui se cachaient dans leur Dôme auraient anticipé l’arrivée de leur poison à Phénix, et en aurait profité pour mieux manipuler les habitants ?
Elle avait basé ses convictions, sa vie, sur un mensonge ?
Et Maude ?
Elle se sentit soudain si impuissante, si dupe, si insignifiante, qu’elle eut du mal à se supporter. Elle voulait ne plus avoir conscience de tout cela.
Elle avait la rage contre elle-même ; elle n’arrivait pas à distinguer les raisonnements plausibles des théories écervelées parmi tous les flots de pensées qui tempêtaient et s’entremêlaient dans son crâne, son crâne qu’elle eût voulu exploser contre le sol pour en finir.
Mais elle devait continuer à avancer, coûte que coûte. C’était la seule chose qu’il restait à faire.
S’éloigner de cette maudite ville. De cette maudite Source.
Elle se mit à courir à fond pour se défouler ; elle s’épuisa bien vite, essoufflée, la vision trouble.
Les jours suivants furent pénibles. Lorna arrivait au bout de ses réserves vitales, et, de ce fait, se rationnait toujours davantage, s’affaiblissant d’autant plus rapidement.
Elle pensait à l’enfant qu’elle portait. Serait-il chétif à cause de la malnutrition de sa mère ? Serait-il même viable ? Toutes ces fois où elle avait surexposé son organisme à l’environnement délétère de Phénix, cela allait-il l’affecter ?
Questionnements inutiles… Tout cela ne poserait certainement pas de problème, puisqu’elle allait sans doute mourir ici.
À un moment, elle s’effondra en pleine journée et fut incapable de se relever. Si elle en avait encore la force, la volonté lui manquait cruellement.
Elle somnola jusqu’au coucher du soleil, où elle céda à sa soif pour une gorgée d’eau ; puis elle retourna à un repos relatif.
Elle ne comprit pas ce qu’il se passa, cette nuit-là.
Une intense lumière, inondant l’espace. Plus aucune ombre, plus aucun contour, plus aucune distinction ne fut possible. Le blanc perçant avait tout effacé. Tout n’était qu’un, et tout avait disparu.
Pendant seulement un instant.
Au réveil, elle n’avait qu’un souvenir confus. Cela pouvait avoir été un rêve, une hallucination.
Mais lorsqu’elle se redressa en position assise, elle vit au loin un point lumineux, perdu dans le lointain imprécis. Son rythme cardiaque accéléra ; quelque chose. Il y avait quelque chose !…
… Qui se trouvait du côté d’où elle venait.
Son cœur dégringola.
Elle tenta de se raisonner. Peut-être se trompait-elle. Peut-être que, là où elle voyait un soleil ascendant, il était en fait en train de s’abaisser ; alors cette chose ne se situerait pas là d’où la jeune femme venait, mais du côté diamétralement opposé. Il fallait donc attendre le temps de pouvoir déterminer le sens de la trajectoire du repère céleste.
Alors elle attendit.
Elle ne voulait pas croire à sa première conclusion, mais, en quelques heures, l’astre tourna son déni en dérision.
Était-ce la Source qu’elle voyait si clairement ? Que s’était-il passé ? Comment cela était-il possible ?
Son esprit lui jouait-il des tours ?
Lorsqu’elle se pencha sur cette dernière éventualité, elle constata qu’elle se sentait en forme ; beaucoup plus qu’elle n’eût dû l’être vu l’état d’épuisement général dans lequel elle s’était assoupie la veille.
Elle ne se laissa pas le temps d’être saisie par l’idée que, peut-être, il s’agissait là aussi d’une illusion, et se leva, décidée à tirer profit de cette énergie, qu’elle fût factice ou, par quelque prodige, authentique.
Cependant, après quelques foulées franches, la jeune femme s’arrêta.
Elle ne pouvait pas continuer à s’enfoncer aveuglément dans ce désert. Elle se sentait revigorée, oui, mais quelle qu’en fût la raison, cela n’allait pas durer indéfiniment ; et ses réserves vitales quasiment réduites à néant ne lui permettraient pas de prendre le relais bien longtemps lorsque sa chance s’évanouirait.
Devait-elle saisir l’occasion pour faire demi-tour avant qu’il ne fût trop tard ?
Elle savait, pourtant.
Elle savait ce qu’elle risquait lorsqu’elle était partie, et elle savait qu’elle n’eût pas supporté de ne pas partir. Et qu’elle s’en fût mordu les doigts de revenir comme une misérable.
Mais, si elle rebroussait chemin, elle pourrait revoir ses parents ; Andrea ; Maude.
Puis elle se souvint. Avec trois pincements successifs. Non. Personne ne l’attendait.
Elle tourna la tête vers la petite lumière. Était-ce bien Phénix ?
Cela importait-il même vraiment ? Maintenant, elle voyait une destination.
Finalement, son corps suivit son regard.
A la fin de la journée, Lorna eut la vague impression que la brillance de l’étoile terrestre avait faibli. Toujours dispose, il ne lui en fallut pas plus pour continuer à marcher à vive allure, même une fois la nuit tombée ; elle ne voulait surtout pas perdre son phare de vue.
Ses pieds se prirent à plusieurs reprises dans des failles du sol, la faisant trébucher voire tomber ; elle se releva à chaque fois, indemne, avec la même détermination.
C’est ainsi qu’elle parcourut le Néant toute la nuit. Elle n’avait pas soif. Pas faim. Ne fatiguait pas. Son corps ne demandait rien.
À la clarté du nouveau jour, elle eut du mal à discerner le guide de sa trajectoire ; jusqu’à ce qu’il se fût totalement dérobé à son champ de vision.
Alors elle s’arrêta et décida d’attendre. Elle allait sûrement pouvoir le distinguer à nouveau dans le noir. Son intensité avait diminué, mais il ne pouvait pas avoir disparu.
Il lui suffisait d’être patiente, et elle pourrait continuer.
Patience.
Patience.
Patience…
Mais, lorsque le Soleil glissa de l’autre côté du globe, il ne laissa place qu’à une obscurité écrasante.
Non… la loupiote était là, quelque part… forcément…
Lorna la chercha des yeux un long moment.
En vain.
Elle se sentit soudain accablée d’une grande lassitude, à laquelle elle céda.
La marcheuse solitaire ne revit nul point brillant au loin.
Néanmoins, elle avait continué à avancer vers le lieu qu’elle avait d’abord cherché à fuir ; elle pouvait toujours se fier plus ou moins à la source de lumière solaire et à sa froide constance.
Ses besoins élémentaires avaient recommencé à se manifester : elle finit par boire les dernières gouttes d’eau de son outre, et consommer les quelques morceaux de nourriture qu’il lui restait. Ses forces chutèrent.
À un moment de son périple qu’elle fut incapable de déterminer, Lorna émergea d’une inconscience dont elle ignorait combien de temps elle avait duré, sans aucun souvenir de s’être introduite dans le brouillard épais qui l’entourait alors.
Désorientée, harassée, confuse, elle marcha tant bien que mal. Elle se retrouva à terre plusieurs fois, mais se relevait malgré tout ce qui la poussait à y rester. Elle alternait les moments de lucidité et d’absence, n’avait plus aucune notion du temps.
Cependant, elle sentait que cela faisait trop longtemps. Elle ne savait pas combien de temps, mais cela faisait maintenant trop longtemps.
Elle n’en pouvait plus. Si. Il fallait. Sinon, tout cela n’aurait servi à rien. Mais pourquoi retourner là-bas. Quelle vie l’attendait. À quoi bon. Elle était perdue. Elle avait soif. Elle ne voulait pas mourir. Pas maintenant. Pas ainsi. Elle se sentait terriblement seule. Elle se recroquevilla sur son ventre bombé, l’entoura de ses bras, et, en silence, ses traits se crispèrent, et ses paupières déshydratées tentèrent férocement de fondre. Elle se mit à trembler, serrait les dents pour faire barrière à des gémissements étranglés. Bientôt, alors que des larmes imaginaires inondaient son visage, les sanglots qui contenaient sa souffrance éclatèrent en un mugissement sonore et éraillé que la jeune femme aux abois ne put retenir.
Sans larme, elle pleura et cria ainsi son désespoir jusqu’à ne plus en avoir la force.
Le pic. Lorsqu’elle se réveillerait, elle pourrait s’en servir pour mettre un terme à cette absurdité. Oui, lorsqu’elle se réveillerait… Et elle sombra.
Elle émergea avec un terrible mal de tête qui la cloua au sol un certain moment. Puis elle s’assit, et ses yeux eurent à peine le temps de se suspendre dans le vide qu’une légère irrégularité dans la brume attira son attention. Elle se leva maladroitement pour aller voir.
Ses jambes étaient faibles, et sa vision parfois troublée, ce qui lui fit perdre de vue la tache dans le brouillard et l’amena à douter de ses sens plusieurs fois.
Mais, enfin, elle se retrouva devant le potentiel objet de son salut.
Elle n’y croyait pas.
Elle tremblait d’appréhension, mais elle devait être sûre ; elle toucha le pieu.
Le soulagement la submergea : ce n’était pas un mirage. Elle avait bien trouvé une des balises de la rampe qui lui permettrait de rentrer chez elle. Cette même rampe qu’elle n’avait pas su repérer lorsqu’elle avait foulé pour la première fois le sol mort du Néant.
Sous le choc de l’émotion, elle s’empressa d’agripper le cordon rouge qui reliait les jalons entre eux, et le remonta, haletante. Grâce aux signaux disposés au bout de chaque tige, il n’y avait pas à hésiter quant au sens dans lequel aller.
Ce fut au terme d’une longue et pénible avancée entrecoupée de multiples pauses, alors qu’elle venait d’atteindre le dernier bâton, que Lorna fut forcée de se souvenir que le brouillard avait dépassé le jalonnement depuis la construction de celui-ci.
Elle tomba à genou, à bout de force.
Elle n’avait aucune idée de la distance qui la séparait de l’air transparent de Phénix. Des kilomètres ? Quelques pas ? Elle craignait trop de prendre le risque de s’éloigner du seul repère qu’elle avait.
Mais si elle restait là, elle était finie.
La seule idée qui lui vint à l’esprit fut de chercher dans son sac quelque chose qui l’aiderait à se sortir de cette situation. Elle fouillait, sans grande conviction, s’attardant plutôt sur le souvenir de la source lumineuse évanouie qui lui avait fait miroiter l’espoir d’un simple retour à Phénix. Puis elle réalisa que son regard s’était arrêté sur la lampe.
De la lumière. Il fallait qu’elle fît de la lumière. Elle s’empara de la lanterne et la secoua près de son oreille ; il restait de l’huile. Cependant, ce dispositif d’éclairage produisait une flamme trop petite, qui ne serait pas remarquable depuis l’extérieur du brouillard. Elle avait donc besoin d’en élaborer un autre.
Elle dénicha les derniers vêtements et lambeaux d’étoffes qu’elle avait mis de côté, et les enroula, avec peine, au bout du pieu de repérage, qui la dépassait en taille. À la fin de l’opération, elle dut reprendre son souffle. Elle déboîta ensuite le réservoir de la lampe et, d’une main incertaine, en déversa le contenu sur la boule de tissu. Un peu de fluide coula à côté, mais l’essentiel imbiba la cible.
Enfin, tant bien que mal, à l’aide de la pierre à feu et de sa petite lame métallique, elle réussit à provoquer une étincelle qui enflamma la tête de la torche géante.
Satisfaite, drainée, et ne pouvant à présent s’en remettre qu’aux autres, Lorna lâcha prise et s’abîma dans l’inconscience.
Voilà un moment que je n'étais pas repassée ~
Je retrouve avec plaisir ton récit, et cette troisième partie m'a particulièrement plu. Juste quelques bricoles d'abord au fil de la lecture :
>> "Elle voulait sortir de ce brouillard le plus vite possible — pour autant que ce fût possible" > La redite sur "possible" est voulue ?
>> "cependant elle ne pouvait pas prendre le risque de courir : elle pouvait voir autour d’elle dans un rayon de moins d’un mètre, et ignorait ce qui pouvait l’attendre au-delà" > Idem, tu souhaitais la triple répétition de "pouvait" ? Autrement, tu peux mettre par exemple simplement "elle voyait autour d'elle dans un rayon de" (le "pouvoir" est sous-entendu) et "ce qui risquait de l'attendre au-delà". A moins encore une fois que le côté hyper mécanique soit souhaité ?
>> "dans la terre figée, plus loin. Le terrain en était lézardé" > petite redondance sonore terre / terrain
>> "Néant répondait maintenant parfaitement à son appellation. Enfin, heureusement, le ciel épais laissait à présent filtrer la silhouette du Soleil." > un peu lourd à l'oreille "maintenant / parfaitement / heureusement / à présent". Pourquoi pas "désormais parfaitement" ? Et je pense que "à présent" n'est pas nécessaire
>> "se rationnait toujours davantage, s’affaiblissant d’autant plus rapidement" > même petit soucis du côté des sonorités. "plus vite" ?
Voilà pour les petits chipotages. Mais à part ça, c'est une section très immersive. Lorna s'enfonce dans la solitude. Elle qui l'appréciait en d'autres circonstances commence à en pâtir. On ressent une vraie traversée du désert, sa lutte contre les éléments, contre sa faim, contre elle-même. La survie s'installe comme sa seule pensée, puis la colère arrive quand elle résonne autour de cette Source et de ce que font les scientifique. J'ai trouvé un genre de délabrement insidieux, qui s'installe, jusqu'au bout des forces de Lorna. Et puis vient l'objet de sa quête comme un soulagement, porteur on l'espèce de réponses.
Ambiance sèche et primitive au rendez-vous !
Je repasse bientôt pour la suite, bonne journée !
Merci pour ces remarques. La répétition de « possible » était voulue, mais pas les autres. Je commence à mieux me rendre compte de ce genre de chose quand j’écris maintenant, et c’est à toi que je le dois.
Je suis très heureuse de te revoir ici, et de lire les impressions qui ressortent pour toi du texte, ce qu’il t’a fait ressentir.
À bientôt !