Partie 4

Par Loutre

 

12.

Lorsqu’elle pousse la porte, ce soir encore, Sophie n’aperçoit aucune lumière. Pas un bruit, pas une présence. Elle pose son sac, son manteau, se coule dans le bureau — sa petite taille le rend plus facile à chauffer —, se blottit sous une couverture après avoir enfilé un pantalon plus confortable.

Pour une fois, il est à peine dix-huit heures ; elle a la soirée devant elle. Elle se tend vers son carnet à croquis, attrape un crayon, se dit que ce serait une bonne idée, pour une fois, de dessiner. Elle ne reste concentrée qu’à peine dix minutes sur le podcast qu’elle a lancé — un cours de biologie portant sur une notion qu’elle connaît mal. Une demi-heure plus tard, elle fait défiler les mails qu’elle a reçus dans sa messagerie. Plusieurs élèves n’ont pas trouvé l’exercice à faire pour le lendemain ; un parent s’affole après avoir découvert qu’une évaluation de lecture approche à grands pas — apparemment, ils n’ont pas trouvé le livre et lui demandent à elle, l’enseignante, ce qu’elle en pense, ce qu’elle peut faire.

Il est vingt heures quand Sophie se redresse, la faim au ventre. Elle abandonne son dessin à peine commencé pour se rendre dans la cuisine, grelotte un peu, s’abrite dans le bureau dès qu’elle le peut — le temps que le riz soit cuit.

Augustin lui manque.

Augustin et ses grandes jambes ; Augustin et son caractère posé, ses manières délicates, millimétrées ; la façon qu’il a d’organiser le plan de travail avant de commencer à cuisiner, de couper les légumes de façon régulière après les avoir disposés bien droits à gauche de la planche à découper. Augustin et son regard doux. Son « Et ta journée ? ». Son « Tu me fais une place ? ».

Son « Je t’aime ».

On s’est rencontrés au lycée. On était en scientifique, tous les deux. Lui, son truc, c’était la bio. Moi c’était les maths. C’était pas un très bon élève, cela dit. Le genre qui bosse beaucoup, mais pas efficace pour un sou. Il pouvait passer deux heures à trier parfaitement son classeur et s’étonner, ensuite, de finir ses devoirs à 3h du matin. Forcément, quand t’as déjà passé dix minutes à juste écrire le titre et à le souligner de façon à ce que ta droite soit tout à fait particulière, t’es pas prêt de terminer ton DM. Tout le monde, dans la classe, le trouvait un peu bizarre. Il se tenait tout droit, en classe. Il écoutait hyper attentivement tout ce qui se disait, comme si c’était absolument fondamental. Si on essayait de discuter avec lui, pendant un cours, il se tournait vers nous d’un air ahuri — il devait pas comprendre qu’on puisse vouloir lui parler alors que le prof, devant, était en train de faire cours. Il essayait vraiment de nous répondre, cela dit, mais vu qu’il sait pas faire deux choses à la fois… Il finissait toujours par se faire prendre en plus. Ça faisait rire les autres. Forcément, ça agaçait les profs. Ils pensaient sans doute qu’Augustin agissait comme ça pour se faire remarquer, qu’il faisait le clown alors que c’était sans doute le gars le plus sérieux de la classe. M’enfin, au moins ça lui évitait d’avoir trop l’air d’un extra-terrestre ; les autres le laissaient tranquilles et personne, ou presque, ne se moquait de ses manies bizarres. Tout le monde restait à bonne distance, une distance respectueuse mais un peu froide, quand même. Cela dit, je crois pas que ça l’affectait particulièrement, Augustin. Moi, c’est ça qui m’a attendrie. Je les trouvais mignonnes, ses petites manies. Et je le trouvais doux. Délicat. C’est moi qui suis tombée amoureuse de lui en premier. J'ai commencé à m'asseoir plus souvent à côté de lui, l'air de rien. J'essayais de faire en sorte qu'il me remarque une peu, soit en oubliant mes feuilles, soit en faisant mine d'être en retard sur ce que disait le prof. Je jouais à la pauvre fille un peu perdue, celle qui a besoin d’aide. C'était comme ça que j'avais appris à faire ; depuis que j’étais au collège, j'étais très timide, je me faisais pas facilement des amis, et les autres venaient pas forcément vers moi non plus. Au bout d’un moment, j’ai eu l’impression que, si je passais pour la petite Sophie pas dégourdie, un peu idiote et empotée, les gens étaient plus sympas avec moi. Plus que lorsque j’étais vantarde, en tout cas.

Quand j'étais gamine, j'aimais réussir, dépasser les autres. J'étais très compétitive. Mais avec le temps, je me suis recroquevillée sur moi-même. Ça fait mauvais genre, une fille qui la ramène tout le temps. Un gars qui court vite, qui crie parce qu'il a réussi quelque chose, qui fait une blague à la volée, ça fait rire un prof ; mais on attend d'une fille qu'elle soit bien sage, qu'elle fasse pas de vague. Cela dit, tout ça, je le remarque seulement maintenant — maintenant que je suis prof. Quand j'étais gamine, je voyais rien de tout ça. Juste, je sentais qu'on me mettait à l'écart, on me reprochait de faire trop ma « commandante », d'être trop dirigiste. Alors j'ai arrêté. Je suis devenue plus passive, je la ramenais moins. Mais, avec le collège, ça a pas suffi : j’avais beau avoir changé un peu ma façon d’être, j’avais gardé ce truc de toujours vouloir être meilleure que les autres. Les maths, c’était mon truc : je trouvais ça ludique, drôle, exigent. Et j’étais fière d’être la meilleure dans ce domaine. Mais bon… Je suis vite devenue le cliché de l’ado un peu bizarre, qui fait mumuse avec des chiffres et qui ose pas trop parler aux autres. Ça et mes cheveux tout raides, ma tendance à rire nerveusement quand je devais parler devant tout le monde… J’ai fini par devenir assez jalouse de toutes celles qui arrivaient si facilement à se faire des amis, qui pouvaient se vanter de leur réussite sans qu’on les taxe d’être chiante ou égocentrique. C’était pas tant vis-à-à-vis des filles, que je ressentais de la rancune. C’était vraiment les mecs qui m’énervaient. Les mecs qui pinçaient les filles, qui riaient fort, ceux qu’on appréciait pour leur bêtise et leurs manières malpolies. C’était presque devenu ça, pour moi, un mec. Une personne qui s’étale plus que nécessaire, mais qu’on respecte pour ça, qu’on respecte pour tout ce qui m’avait valu, à moi, de me retrouver seule.

Puis y a eu le lycée, y a eu Augustin. Et j’ai découvert qu’on pouvait être cool et respectueux. Cool et attentionné. Et j’ai aussi découvert que je pouvais être moi-même. Ou plutôt, j’ai pu prendre le temps de chercher ce que c’était, être moi. Sans pression.

Quand Éloïse lui avait demandé comment est-ce qu’elle et Augustin s’étaient rencontrés, toute l’histoire s’était engourdie dans sa gorge : « Au lycée », avait-elle répondu. Le soir, elle avait repensé à ces années passées côtes à côtes, dans des salles de classe, et sa nostalgie avait été croissante ; elle avait fini par appeler Augustin qui n’avait pas tardé à décrocher.

– Je t’aime, avait-elle dit en guise de salutations.

Un bruit de klaxon avait répondu. Puis la voix d’Augustin, un peu frêle :

– Moi aussi.


 

13.

Peu de temps après leur réconciliation, Augustin passa, un week-end, pour aider Sophie à réagencer son appartement. Elle avait préparé pour l’occasion un ensemble de petits fours et de choses à grignoter — et ce non sans devoir arpenter nombre de recettes.

Lorsqu’elle avait ouvert la porte — Augustin avait pris le soin de sonner, ce qu’il ne faisait jamais, d’habitude —, elle s’était montrée hésitante. Ce qui aurait dû couler demeurait grippé, et ses gestes comme ses habitudes, bridés par…

– J’ai envie de t’embrasser, avait-elle fini par lâcher.

Augustin avait souri avant de se pencher en avant.

Après avoir enfin fermé la porte et posé ses affaires, Augustin avait considéré l’étroit bureau vidé, presque, de l’ensemble de ses meubles : tout avait été poussé à l’extérieur, dans la pièce à vivre. Sophie réapparut, perceuse, marteau et pot de peinture en main.

– On s’y met ?

Une enceinte, dans un coin de la pièce, avait barbouillé l’après-midi de musique, et bientôt, les murs ne furent plus de ce bleu un peu sale, mais blancs et crème. Le surlendemain, des étagères gagnèrent les murs.

– Un peu plus à droite. Euh non, l’autre droite.

Et Sophie décalait la planche avant de percer les murs de vis épaisses et bruyantes. Puis il fut temps de monter les meubles, de pousser la grosse malle contre le mur, de classer les trieurs, les manuels scolaires.

– Je t’ai trouvé un machin pour ranger tes copies. Avec des sortes de casiers et tout.

Sophie sourit — et sourit encore la première fois qu’elle utilisa ce cadeau, quand bien même cela annonçait une future longue et laborieuse session de corrections.

– Et je t’ai pris un lot de stylos rouges. Comme t’es toujours en train d’en chercher.

Il fut décidé que l’école ne sortirait plus jamais du bureau. Pas d’élèves à table, de mails de parents dans le canapé.

– Mais j’ai pas fini de…

– L’heure c’est l’heure. Et il est 21h. Sors de là.


 

– À quoi tu penses ?

– À… À ma séance de demain.

– Sophie…

– Ok, ok, j’arrête. Désolée…


 

– Mais ils savent pas ce qu’il y aura à l’évaluation de vendredi !

– Tu l’as dit en cours, non ? Alors ils se débrouillent !

 

Fort heureusement, s’imposer une nouvelle routine plus saine fut un jeu d’enfants ; il n’y eut jamais d’accrocs.

– Faut que je mette une pancarte

« Défense d’entrer après 21h »

pour que t’arrêtes d’ouvrir cette fichue boîte mails ?
 

Et bientôt, Sophie et Augustin recommencèrent à passer de tendres et paisibles soirées.


 

14.

– Je serai dans quelle salle, du coup ?

– Celle de tes 3ème. Et tiens, la liste des parents.

– Et j’ai juste cinq minutes par rendez-vous ?

– Oui. Tu feras attention ; les parents ont tendance à te raconter leur vie. Faut pas hésiter à chronométrer si besoin. On prend vite du retard.

– Mais on a le temps de dire quoi, en 5 minutes ?

– Rien. C’est pour la forme.

– On perd deux heures d’une soirée non rémunérée pour… Pour la forme ?

– Si y a vraiment besoin de discuter, tu prends rendez-vous pour plus tard.

– Donc on fait une réunion parents-profs pour pouvoir programmer une réunion ultérieure… Fascinant…

– Ouais. Cherche pas.

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