5.
La question d’Augustin ne l’avait pas quittée de la soirée. Elle énervait chacune de ses pensées qui rebondissaient ensuite les unes contre les autres, créant un capharnaüm qui ne se calma pas, ni après le repas, ni après la douche, ni devant l’ordinateur, alors qu’un épisode de série s’efforçait de la dérider. Son excitation s’accentua au contraire, lorsque vint l’heure de se coucher, et envahit toute la chambre, glissant sur les draps, d’infiltrant sous les couvertures, à l’intérieur de l’oreiller.
Pas d’autorité,
Pas de charisme
Faut être charismatique pour être prof
Soit t’as la fibre, soit tu l’as pas
ça s’invente pas.
Sophie tourna longtemps dans son lit, à chercher des réponses à des questions imaginaires. Elle finit par sortir le petit cahier caché sous son matelas. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas écrit. Le dernier souvenir qu’elle y avait inscrit datait de l’hiver dernier, alors qu’elle était en année de master, qu’elle était encore étudiante, loin d’imaginer qu’elle n’allait pas tarder à accepter un poste à mi-temps dans un collège pour payer son loyer, loin d’imaginer qu’à la rentrée prochaine, elle ne serait plus élève, mais enseignante, et que de le rester, de façon pérenne, allait devenir une possibilité parmi les diverses variables et trajectoires que sa vie allait prendre.
Longtemps, sa vie n’avait été qu’une suite d’années de formation — ses années de collège, de lycée puis de fac s’étaient enchaînées de plus en plus vite, engluées qu’elles étaient dans une routine quotidienne et bien rodée — ; l’avenir n’était alors qu’un point lointain vers lequel elle tendait. Soudain, ce point était juste devant elle, et il n’appartenait qu’à elle de lui donner forme.
J’ai peur. Comme quand j’étais petite. Quand je savais pas ce que je voulais devenir, ce que je voulais être. J’ai peur de ne pas faire le bon choix. J’ai peur de faire un choix et, après, de ne plus jamais pouvoir en faire un. J’ai peur de ne pas être à la hauteur. J’ai peur de me tromper.
Le lendemain, les points d’interrogation qui hantaient son esprit se posèrent sur les visages de ses élèves. Lorsqu’elle les considéraient, évoquant une notion de grammaire ou une ligne de texte, ses peurs se rappelaient à elle.
Ça va être ça, ma vie ?
Mes prochaines années ?
Est-ce que j’aime ce que je fais ?
Est-ce que je suis à ma place ?
Des fois, je me demande si devenir prof, c’était pas une solution de facilité. J’ai jamais rien connu d’autre, moi. Le monde du travail, les discussions au bureau, les pauses café, les entretiens d’embauche… Je suis allée à l’école. Point. Je peux pas m’imaginer ailleurs puisque je ne sais pas ce qu’il y a, ailleurs.
Est-ce que tous les profs sont justes des gamins trop apeurés de découvrir le monde extérieur ?
Est-ce que, au lieu de faire un choix, je suis juste en train de me recroqueviller sur moi-même ?
Ce qui m’attend, c’est un avenir, ou bien simplement une reproduction légèrement altérée du passé ?
– Éloïse ? Je peux t’embêter une seconde ? Je voulais te demander… Tu sais, le concours… Je me disais, ’fin j’en sais trop rien, encore… Mais j’y ai un peu réfléchi, ces derniers jours, et…
– Tu vas le passer ?
– Je sais pas trop. Je sais pas si j’aurais le temps de le préparer. Puis même si je le passais, je… Je sais pas trop si je tente celui du public ou du privé. Je me disais, si t’avais le temps, tu pourrais peut-être m’expliquer ce qui est différent.
– Ouais ? On se dit ça demain ? T’as ta pause déjeuner à midi ou à onze heures ?
– Midi.
– Ben on se voit demain midi, alors ?
– Ok.
7.
– Sophie, tu m’entends ?
– Oui, une seconde.
– Ça fait trois fois que je t’appelle pour manger. Ça va être froid ; qu’est-ce que tu fabriques ?
– J’arrive ; je termine juste cette copie.
8.
– Tu te rends compte ? Il a quoi, 12 ans ? Il est en cinquième ; c’est normal qu’il soit pas encore tout à fait autonome. Franchement, je comprends pas les parents. Je veux bien que ça soit pas facile, m’enfin quand même ! Quand tu fais un gosse, tu t’en occupes.
– Hum. Je te fais un ou deux œufs ?
– Un, ça ira. Du coup j’ai demandé un rendez-vous. C’est pas normal que personne ne l’accompagne un peu plus, ce pauvre gosse. Tu verrais l’état de son classeur… C’est… Tu mets pas un peu trop de sel ? Tu sais bien que j’essaie de diminuer les quantités, ces derniers temps.
– Ah. Pardon. On dira que c’est le mien, si tu veux.
9.
– T’en as encore pour longtemps ? J’aimerais bien éteindre…
– Oui. Je termine juste ma page.
– Ça fait dix minutes que tu me dis ça.
– Mais ça fait cinq fois que je lis la même chose. J’y comprends rien, à ce bouquin. Je te jure, je sais pas qui s’occupe de choisir le programme du CAPES, mais c’est à se demander s’ils cherchent vraiment des profs.
10.
– Allô, Augustin ? C’était juste pour te dire que je rentre pas ce midi. Je surveille un élève qui rattrape son contrôle. J’espère que t’auras mon message à temps. Bisous et à ce soir. Je t’aime.
11.
Assise sur le plan de travail de sa cuisine, Sophie baisse les yeux, confuse. Augustin a quitté la pièce, claqué la porte de la chambre pour y remballer ses affaires. Elle l’entend, juste derrière la cloison, pester contre une chaussette disparue. À côté d’elle, sur les plaques de cuisson, une sauce tomate commence à bouillir. D’épaisses bulles se forment avant d’éclater. L’odeur des oignons se répand dans la cuisine.
Alors qu’elle baisse le feu, Augustin réapparaît, son sac sur l’épaule. Il s’éloigne. Sophie ne parvient pas à déchiffrer son expression ; un mélange de tristesse, de colère et de culpabilité ride son regard. Elle pourrait l’interpeller, tenter de rattraper les éclats de conversation brisés sur le sol, mais un tesson de colère s’enfonce petit à petit dans son cœur. Il aurait pu faire preuve de plus de considération — elle était rentrée lessivée, tout de même —, puis qu’y pouvait-elle, après tout, si son travail lui prenait du temps ? Elle était comme tout le monde ; elle travaillait. Le dos d’Augustin disparut dans le couloir. L’angle légèrement voûté de ses épaules, la tension dans le cou ; un instant, Sophie se dit qu’ils doivent probablement, l’un et l’autre, se ressembler.
C’est seulement lorsqu’il quitte l’appartement qu’elle se rend à l’évidence : elle aurait dû se sentir coupable.
Comme elle sort son téléphone, elle regarde l’heure : à peine 19h — il va falloir passer le reste de la soirée dans la solitude et le silence de l’appartement. Sur le clavier, elle pianote un message : Je suis vraiment désolée. Je vais faire un effort. Puis elle ajoute : Je te le promets.
– Ben t’en fais, une tronche.
Éloïse, en face d’elle, suspend sa fourchette devant sa bouche, suspicieuse. Depuis qu’elles ont déjeuné ensemble, un jeudi midi, les deux femmes se retrouvent régulièrement devant la cantine pour partager un repas.
– Je… Je me suis disputée. Avec mon copain.
– T’as un copain, toi ?
– Oui.
– Ben raconte !
– Il s’appelle Augustin. Ça fait longtemps qu’on est ensemble.
– Vous vous êtes rencontrés comment ?
– On était dans la même classe, au lycée.
Plus cliché, tu meurs.
Mariée à 18, enceinte à 21, femme au foyer à 23.
Bonne épouse qui parle pas, qui vit pas,
Qui sert son mari quand il rentre du travail,
Qui prépare les goûters des gamins.
Ça lui ressemble bien.
– Eh beh !
Hochement de tête.
– Et donc ? Il s’est passé quoi ?
– Hier soir, il est rentré chez lui. On vit pas encore ensemble. Il trouvait… ’Fin on s’est disputés parce qu’il trouvait que je déconnectais pas assez de l’école.
– Et c’est vrai ?
– Un peu.
– Juste un peu ? Ou alors tu parles que de ça ?
– Je…
– Je suis sûre, t’es le genre qui corrige ses copies et prépare ses cours tous les soirs jusqu’à 23h.
– Pas tous les soirs, quand même.
– Quand j’ai débuté, c’était pareil ; j’habitais loin, en plus, alors si on cumulait les transports et le temps de travail personnel… J’arrivais jamais à passer à autre chose. Je me levais école, je dormais école, je respirais école… Me souviens, mes premières vacances, c’était terrible. J’étais partie à la montagne — c’est le genre d’endroits où tu vas pour t’aérer la tête, tu vois ? —, mais je pouvais pas faire un pas sans repenser au boulot : comment j’allais faire telle ou telle séquence, ce qu’il allait falloir faire avec un élève, si j’avais pas besoin de demander un rendez-vous parents… Tu sais, quand tu marches, souvent, tu cogites : ben j’arrivais pas à débrancher mon cerveau pour le focaliser sur autre chose que l’école.
– Et ça a fini par passer ?
– Ouais. Avec le temps. L’expérience ! Mais faut que tu trouves un truc, avec ton copain. Je sais pas, fixe-toi une règle. Dis-toi que quand tu rentres, t’as peut-être encore du boulot, mais tu te donnes une heure à partir de laquelle ça y est, l’école c’est derrière toi, et t’essaies de ne plus y penser. De ne plus en parler, surtout. Mon fils aussi dit toujours que je parle trop du boulot. C’est vite envahissant.
Elle peut parler, celle-là.
Sophie essaya de reconstituer le schéma de ses soirées, depuis qu’elle était enseignante.
C’est pas comme si c’était une bonne prof.
Depuis quand est-ce qu’elle n’avait pas regardé un film, le soir ?
Pas comme si elle s’investissait pour ses élèves ;
Depuis quand est-ce qu’elle n’avait pas été au restaurant avec Augustin ?
Bosse jamais.
Depuis quand est-ce qu’elle n’avait pas pris un week-end rien que pour elle ?
Prépare pas ses cours.
Pour se détendre ?
Reprend les mêmes depuis dix ans.
S’aérer l’esprit ?
Y a que les mecs qui comptent.
Elle en est à son combien, là ?
C’est pas une vie, pour ses gamins.
Tiens d’ailleurs !
Tu sais, son petit dernier ?
Il paraît que c’est une horreur.
Il se fait remarquer dès le CP,
T’imagines ?
Il paraît qu’il va quitter l’école.
En même temps, si elle s’en occupait un peu, aussi,
Je sais pas, elle pourrait le sortir,
Faire des trucs avec lui,
avec eux.
Les trois.
Trois erreurs, ça commence à faire beaucoup,
Tu trouves pas ?
Autour, le brouhaha de la cantine s’intensifie ; par-delà la cloison, en entend les voix des enfants, le bruit de la vaisselle et des plateaux entrechoqués. Plus tard, ce sera les couloirs bondés, humides et suintant de cris, puis les crissements et grondements des métros, les rues glacées aux moteurs vissés contre les routes. Il sera tard lorsque Sophie passera la porte de son appartement. Douze heures de bruits enfin derrière elles. Dans son sommeil, elle entendra encore, parce qu’elle s’agitera, les rebuffades de ses élèves, sorte de masses lourdes et envahissantes, impossibles à contrôler, qui bourdonneront sous son crâne.
Elle songera un instant, en se réveillant en sursaut, qu’elle aura oublié ce que cela faisait, de passer des journées tressées de silence.