Elle partit plus tard que d’habitude. Un chat l’attendait devant la porte. Elle eut un mouvement de recul. C’était le même animal que celui qui traînait devant chez elle, un grand roux aux yeux verts. Lorsqu’il la vit, le matou vint se frotter à ses chevilles, puis s’éloigna de quelques pas, s’assit et miaula doucement. Elle voulut s’éloigner. Il se rapprocha, reprit son manège.
– Ça suffit, lui dit-elle.
Il miaula encore, l’air presque réprobateur. N’importe quoi, c’est un animal, se dit-elle. Pourtant, lorsqu’elle reprit sa marche, décidée à l’ignorer, il se glissa entre ses jambes et elle faillit tomber.
– Sale bête, lui siffla-t-elle. Qu’est-ce que tu veux, à la fin ?
Cajoleur, il s’enroula une nouvelle fois contre elle, lui lança un regard indéchiffrable et avança un peu. Suivant une idée subite, elle le suivit. Il la conduisait en centre-ville. Ils marchèrent une bonne dizaine de minutes avant qu’il ne bifurque dans une allée déserte au dernier moment.
Il l’attendait, assis au milieu de la rue. La voyant, il se remit debout. Un instant plus tard, un jeune homme brun aux vêtements datés se tenait à sa place. Élisabeth s’en trouva pétrifiée. Celui qui avait été un chat lui sourit, dévoilant des dents trop pointues.
– Ne me regardez pas comme ça, voyons, lui déclara-t-il joyeusement.
Il la prit par le bras sans qu’elle ne songe à s’en débarrasser et l’entraîna avec lui. Il marchait à grandes enjambées, si bien qu’elle devait trottiner pour se maintenir à sa hauteur. Ils retournèrent dans l’artère principale. Les gens qu’ils croisaient les dévisageaient souvent, sans qu’elle ne sache si c’était parce qu’elle avait l’air terrifié, de l’accoutrement étrange de son compagnon ou de leur différence d’âge apparente.
Ils entrèrent dans un bar choisi au hasard. Elle se retrouva assise sur un tabouret haut, en face de son guide occupé à lire la carte avec intérêt. Son ancienne apparence transparaissait dans ses gestes souples et l’air immensément satisfait de ses yeux trop verts. Elle voulait partir. Elle n’avait qu’à se lever et disparaître. Il ne lui prêtait plus la moindre attention. Elle pouvait lui sauter dessus, lui tordre un bras dans le dos et l’arrêter. Une nuit sur le banc dur d’une cellule suffirait peut-être à lui ôter cette expression méprisante. Elle voulait partir et ne le pouvait pas. Ses jambes, réalisa-t-elle avec effroi, ne lui obéissaient pas.
– Vous avez choisi ?
Il commanda du muscat, elle prit du jus de poire. Il attendit qu’ils soient servis en l’observant en silence.
– Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? Ça ne vous suffisait plus de me surveiller chez moi ?
– C’était très instructif, répondit-il sans chercher à nier, mais ça ne suffisait plus après les événements de ces derniers jours.
Le retour du serveur l’empêcha de répondre. Elle attendit qu’on décapsule sa bouteille, la tête pleine de questions.
– C’est vous qui avez Théo ? attaqua-t-elle dès qu’ils furent à nouveau seuls.
Son expression fut une réponse suffisante.
– Vous avez enlevé mon inspecteur ?
– Voulez-vous qu’on vous le rende ?
Elle était toujours incapable de bouger. Elle fut réduite à s’imaginer fracasser la tête de cet individu contre la table pour que son nez explose et qu’il perde connaissance.
– Il n’est pas un objet ! Qu’avez-vous fait de lui ?
– Il nous a suivi de son plein grès, affirma-t-il tranquillement. On s’en occupe bien : il est nourri.
Elle n’avait aucun doute que ces gens étaient capables de le forcer à les suivre, tout comme il l’empêchait de se mouvoir. Avec une fascination horrifiée, elle l’observa boire une gorgée de vin. Il souriait en reposant son verre.
– Bien. Nous vous avons longtemps observée, et Mlle de Louvières est d’accord pour vous trouver quelque qualité.
– Trop aimable. Ça veut dire que vous n’allez pas me faire disparaître quand je quitterai ma place ?
– Réfléchissez un peu, voulez-vous ? Si nous voulions vous faire disparaître, nous serions passés à l’acte bien plus tôt. Croyez-vous que j’aie passé toutes mes soirées à attendre dans le froid si j’avais voulu vous assassiner ? Il m’aurait suffi de vous attaquer alors que vous rentriez et on aurait retrouvé votre corps vidé de son sang le lendemain.
Des images lui revinrent, celles d’un corps d’enfant martyrisé.
– C’était vous, qui aviez assassiné ce pauvre petit ?
– Il était venu chez nous. Comme votre inspecteur. Comme cet autre homme que l’on a laissé repartir pour vous porter un message. (Il but encore une gorgée.) Comme vous aussi, mademoiselle.
Elle se mordit la langue pour s’empêcher de répondre. Mademoiselle ? Ça faisait bien vingt ans que plus personne ne l’appelait mademoiselle.
– Maintenant que ce point est éclairci, peut-on revenir au sujet qui nous intéresse ? Vous voulez votre inspecteur, nous voulons retrouver notre tranquillité, sans malotrus venant traîner par chez nous. Nous vous proposons un échange. Votre jeune homme contre la clôture du dossier.
– Je ne peux pas faire ça. Tout le monde veut le fin mot de l’histoire. Vous ne lisez pas les journaux ?
– Oh, je suis sûr que nous pouvons nous arranger pour régler ce problème. Il y a plein d’histoires comme celle-là qui ne trouvent jamais de conclusion, après tout. Vous n’aurez qu’à dire que c’est la faute d’un vagabond désaxé, ou que sais-je. Tant que vous retrouvez votre camarade…
– Oui, mais dans quel état ?
Et surtout, à quel prix ? ajouta-t-elle en elle-même.
– Le prix de votre tranquillité, répondit-il. Plus vous agissez vite, mieux portant sera votre collègue.
Il finit son verre et se leva.
– Je vous aurais bien invitée, mais j’ai cru comprendre que les francs n’avaient plus cours. Ce sera pour une prochaine fois. Mademoiselle, nous avons un accord.
Il inclina la tête et sortit. Elle ne le vit pas se changer à nouveau en chat. C’était comme s’il avait disparu.
Elle régla les consommations. Ce sale petit enfoiré l’avait traînée là sans son accord, pour se tirer comme un voleur… Des francs ! Et puis quoi encore ?
Pour la première fois depuis des jours, aucun chat ne l’attendait sous le lampadaire.