Partie 6

L’inspecteur Heckmann avait convoqué le fameux Ismaël, dont il avait été aisé de remonter la trace. La commissaire avait demandé à assister à l’entretien, et il avait été bien obligé d’accepter. Elle s’était montrée parfaitement courtoise depuis son arrivée et elle lui restait supérieure dans la hiérarchie. Elle avait promis de ne pas intervenir.

Ismaël se révéla être assistant vétérinaire. Il discutait avec la commissaire Magnan au sujet de chats tricolores dans la salle d’attente. Heckmann les fit passer dans le bureau sans commentaires.

– C’est à cause de Théo ? Il ne répond plus à mes messages et il n’est plus connecté nulle part.

– Vous vous êtes vu récemment ?

– On aurait dû jeudi soir, mais il a dit qu’il avait eu un imprévu et qu’on se retrouverait le lendemain. Et après ça, silence radio. (Une brève inspiration.) Il ne s’est pas fait tuer, j’espère ? demanda-t-il d’une voix blanche.

– On ne sait pas, répondit prudemment la commissaire.

Il jura.

– Monsieur, s’il vous plaît, le rappela Heckmann à l’ordre. Vous étiez régulièrement en contact ?

– Par-ci, par-là. Je veux dire, on n’était pas vraiment un couple, vous voyez ? On sortait ensemble parfois, c’est tout. Il savait que j’avais d’autres mecs dans ma vie.

– Ça ne le dérangeait pas ?

– Non.

Il ne put pas en tirer grand-chose d’autre et finit par le laisser partir après lui avoir fait signer le procès-verbal.

Dans l’après-midi, alors qu’il parcourait à nouveau l’ordinateur du disparu, on vint apporter un colis à la commissaire.

– On m’a donné ça pour vous, madame la commissaire. C’est un dossier des archives.

– Merci, Martin. (Elle l’ouvrit et en sortit une feuille.) Qui vous a donné ça, exactement ?

– Euh, une jeune femme avec une longue robe violette et des gants genre impératrice Joséphine, des cheveux noirs et des yeux bizarres. Elle n’a pas donné de nom. Elle a dit que c’était pour « mademoiselle Magnan », alors je l’ai corrigée. Je me suis permis d’ouvrir parce que ça me semblait suspect, mais ce n’était rien.

– Très bien. Merci. Vous pouvez disposer.

Il plongea le nez dans son travail avant qu’elle ne songe à lui jeter un regard. Avait-il rêvé, ou avait-elle sursauté à la vue du dossier ?

***

« Le cinq novembre 1738, M. de Montpezat et Mlle de Louvières périrent dans l’incendie du château qu’ils avaient acquis en 1725 et où ils vivaient depuis comme mari et femme. On retrouva par la suite dans la cave les corps de domestiques qui avaient disparu alors qu’ils étaient à leur service et dont on disait dans la région qu’ils avaient assassiné pour des sacrifices occultes. L’émeute qui conduisit à cette destruction avait été menée par Jean Deliot, cordonnier, dont la fille avait été tuée.

On ne retrouva jamais les dépouilles des deux amants, ce qui alimenta toutes les légendes les plus folles. Celle qui revient le plus souvent conte comment ils auraient utilisé le sang de leurs victimes pour se donner la vie éternelle. Cela doit cependant être regardé comme pure superstition ».

La note introduisait le dossier. Suivait un compte-rendu des événements et la liste des disparus. La dernière était Deliot, Marie-Charlotte, seize ans, fille de Jean Deliot et Charlotte Fouvrière, disparue un mois avant la fin des seigneurs.

Des sacrifices occultes. Le sang à la base de la vie éternelle. Un enfant vidé du sien. Pradier délirant. Les traces chez Théo. L’aveu même de son interlocuteur.

Ismaël avait dit que les chats tricolores étaient quasiment toujours des femelles, alors que les roux étaient plutôt des mâles. Mlle de Louvières, c’était le nom qu’avait donné le rouquin. Et ils étaient deux à discuter chez Boisseau, en plus de l’inspecteur lui-même. Une femme avec des cheveux noirs, des yeux « bizarres » et une tenue d’il y a deux siècles. Un homme brun-roux, des yeux verts et des francs.

Des vampires. Et ils avaient son inspecteur.

***

– Je crois que j’ai tué cet enfant.

L’agente Séverine Georges dévisagea l’homme qui lui faisait face. Il avait abattu sur le comptoir de l’accueil le journal du jour et pointait une photo du petit assassiné. L’article annonçait une marche blanche en son honneur.

– Vos croyez… ?

– Il faut que je parle à votre chef.

Elle hocha la tête. Elle n’avait jamais été confronté à ce cas, mais elle en avait entendu parler. Des illuminés, prêts à s’accuser de tous les crimes. La commissaire saurait quoi en faire.

– Elle va arriver, le rassura-t-elle. Voulez-vous vous asseoir ?

Il refusa, se tenant droit et raide jusqu’à l’arrivée de la commissaire.

– Que se passe-t-il ?

– Je crois que j’ai tué cet enfant, répéta l’homme, brandissant son article.

La commissaire interrogea Séverine du regard. Elle haussa les épaules.

– Venez avec moi, monsieur. Vous aussi, Georges.

Elle chargea un autre collègue de l’accueil puis conduisit les deux dans son bureau. Le nouvel inspecteur, qui avait piqué le bureau de Boisseau, se leva à leur arrivée.

– Rompez, Heckmann, ironisa la commissaire. Vous n’êtes pas concerné.

Il se rassit avec un regard noir. Elle prit place sans plus lui prêter attention. L’homme s’installa en face d’elle. Séverine se tassa dans un coin près de l’ordinateur prévu pour cet usage. Magnan alluma l’enregistreur.

– Nom, prénom, âge.

– Deliot, Gabriel, 46 ans.

Elle étudia longuement l’homme en face d’elle. Séverine prépara son document, se demandant ce que le nom signifiait pour elle.

– Pourquoi êtes-vous venu vous dénoncer aujourd’hui ?

– J’ai vu le journal ce matin. Ça m’a paru insurmontable.

– Pourquoi dites-vous que vous avez assassiné cet enfant ? (Il y avait une nuance de frustration dans sa voix.)

– Parce que c’est vrai. Je m’en souviens. Il avait peur, il a eu encore plus peur, et il est mort, tout ça à cause de moi.

Séverine croisa le regard interloqué de l’inspecteur. Elle s’efforça de se concentrer sur son clavier, de faire comme si elle n’était pas vraiment là. Ne penser qu’à l’écriture des mots, pas à ce qu’ils signifiaient.

– De quoi avait-il peur ?

– Du château. Des monstres. (Sa voix se brisa.) De moi, après.

Un silence.

– Racontez-moi, exigea la commissaire, froidement.

Il se mit à parler. Elle n’eut pas besoin de poser beaucoup de questions. Les mots lui venaient mécaniquement. La monstruosité prenait forme. Séverine ne le regardait pas. Elle retranscrivait. Ses mains tremblaient tant qu’elle multipliait les fautes de frappe. Elle refusait de se laisser déconcentrer de sa tâche.

Il acheva. Le silence s’installa. Elle finit par détacher le regard de son clavier.

– Vous êtes en garde-à-vue pour les prochaines vingt-quatre heures. Vous avez le droit à un médecin et à un avocat.

– Je n’en veux pas.

– Comme vous voudrez. Georges, emmenez-le en cellule.

Elle s’empressa de s’exécuter. Il ne fit pas un mouvement pour s’échapper.

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