Partie 5 – Pour mieux vous achever

Notes de l’auteur : Je ne remercierai jamais assez les personnes qui liront cette histoire jusqu'ici.

À ma première lectrice, S., tu sais que ta lecture est pour moi une ouverture au monde.

La lune est comme un œil effrayant et effrayé à la fois. Effrayant parce qu’il voit tout, et tout le mal que peuvent faire les Hommes. Effrayé… pour les mêmes raisons. Car c’est le mal qui fait l’effroi, et non l’inverse.

La lune est ronde. Elle est pleine. Blanche. Frêle.

La lune est montée si haut qu’elle semble vouloir fuir. Fuir cette Terre, car elle aussi sait. Elle sait tout. Mais on la retient. C’est ce filet d’étoiles qui s’est refermé autour d’elle. Ce piège tendu juste pour elle. Mais par qui ? Pourquoi ?

 

Sa lumière coule jusqu’au sol, et le sol coule jusqu’à mes pieds. Je sens le froid de la nuit qui m’encombre les doigts, puis les bras, le cou. J’ai l’impression que lui aussi me prend dans ses filets. Mais la lumière me rassure. La lune me voit. La lune sait. La lune me protège.

 

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En ouvrant les yeux, Aristide ne savait qu’une seule chose : il avait froid. Atrocement, profondément froid. Il ne sentait plus ses pieds, et un courant d’air glacial lui glissait sur la joue. Courant d’air ?

Ses couvertures étaient par terre. Sa fenêtre était ouverte. Il faisait encore nuit.

Il hésitait sur l’attitude à adopter. Se lever ? Reprendre simplement les draps tombés ? Il ne savait pas. L’esprit encore replié sur lui-même, ensommeillé, il n’avait pas les idées claires. Mais alors qu’il allait renoncer, quelque chose en lui l’encouragea.

Fatigué, il se leva péniblement. Il devait fermer, mais il craignait de rester congelé s’il s’approchait de l’air extérieur. Après quelques pas pourtant, il se pressa vers la fenêtre. Autant en finir vite. Il fallait maintenant espérer que le loquet ne fût pas cassé.

Il ne l’était pas, et c’est ce qui éveilla un peu plus le jeune homme. S’il était intact, alors elle avait été ouverte. Le vent ? Impossible. Mais alors…

 

Aristide… Aristide…

 

C’était d’abord un souffle, puis une respiration sifflante à ses oreilles. C’était une présence imposante que sentait son esprit, et elle le crispa.

La voix de la falaise. C’était cette voix qui revenait encore. Elle lui ôtait l’âme, elle arrachait l’air de ses poumons, et il sentait qu’on le déchirait. Il s’éteignait. Tout s’en allait, et seul restait son sentiment de mal-être. Seuls restaient ses rêves.

Ses rêves noirs, gris, bleu nuit ou rouge sang. Sombres, profonds, sans issues.

Il se souvint de son rêve. La lune. La lune ronde, blanche, froide. Le sol noir qui l’entourait, et cette seule lumière à l’horizon. Le regard qu’il avait tant espéré trouver et qui enfin le trouvait. Le reflet clair de l’astre de jour.

 

Viens…

 

La voix l’imprégnait. Elle l’enlevait, et ne laissait que son corps incapable. Alors un chuchotement naquit en lui. Non. Non. Non. Il ne devait pas écouter cette voix.

 

Viens…

 

Il ne devait pas l’écouter. Surtout pas. Non !

 

Le vent poussa le battant de la fenêtre, qui cogna Aristide à la tête. Il recula légèrement. Alors le poids repartit aussi vite qu’il était arrivé. Plus rien. Plus de voix. Plus de maux. Seulement le sang dans ses veines, son pouls accéléré.

Doucement, fébrilement, le jeune homme fit craquer le parquet sous son poids. Alors, arrivé au bord de la fenêtre, il aperçut un petit point sur l’horizon. C’était comme une touche de peinture lumineuse au milieu d’une toile terne. C’était une flamme minuscule au milieu de l’hiver. C’était un point d’un blanc pur au milieu du noir rugueux qui tapissait tout le paysage. Sapins noirs, ciel noir, Terre noire.

C’était une silhouette. Une silhouette brillante, dressée un peu plus haut sur la colline. Malgré la distance, Aristide se savait observé. Il savait que le regard de cet être luminescent était rivé sur lui, sur sa petite fenêtre. Il resta longuement à l’observer, figé par la peur que la voix reprenne dans sa tête. Dehors, le vent forcissait, et l’obscurité se balançait au gré de ses remous.

Aristide avait froid. La fenêtre était encore grande ouverte. Comme il posait ses doigts sur le bois de son cadre, il remarqua que son souffle formait un petit halo gris devant lui. Le petit nuage se superposait à la silhouette, qui, quelques instants, devenait floue. Lentement, Aristide ferma la fenêtre. Il ne pensa même pas aux volets restés grand ouverts.

Soudain, un bruit de verre brisé lui fit baisser le regard. Rien au sol. En relevant les yeux, il remarqua la même chose : rien. Plus de silhouette. Plus de petite lumière. Il avait beau la chercher au milieu de ce voile de noirceur, il ne trouvait pas même une petite étoile.

Le rideau retomba devant la vitre lorsqu’Aristide le lâcha.

Il remarqua enfin qu’il était frigorifié. Qu’il était fatigué. Qu’il n’aurait jamais dû être debout.

Il se recoucha.

 

Mais il fallut du temps pour que le sommeil l’emporte sur l’anxiété.

 

˙˚• ◊ ·• ◊ •· ◊ •˚˙

 

Elle sent l’eau qui goutte.

Elle sent la douleur qui l’entoure.

Elle sent l’obscurité qui la transperce.

Les genoux sous la tête. Les mains sur le visage. Les traits creusé par la peine.

Ses larmes coulent sur ses joues, inondent ses mains. Elle les sent. Une eau maudite.

Elle aimerait se tordre de douleur, mais ses membres ne se déplient pas. Son désespoir la maintient contre un mur de roche sombre. Son désespoir ?

 

Non. Ses remords. Elle le sait.

Lune le sait.

 

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Dans la poche du manteau noir, le petit papier était de plus en plus froissé. Plié, déplié, replié. Sur le point de craquer.

 

Aristide avait passé les deux derniers jours à hésiter. Il avait fait sa valise, sept fois. Puis il avait ressorti ses affaires. Il avait remis son pull au crochet. Son manteau aussi. Posé ses chaussures contre le pied de son lit. Et il avait hésité. Pensé à son travail. À sa vie.

 

Quelle vie ?

 

Il était resté. Ses doutes n’étaient pas partis pour autant, mais au moins, il savait à quoi s’attendre en rentrant chez lui. Il savait qu’il ne serait plus le bienvenu.

 

Je ne l’ai jamais été. Jamais.

 

Il était resté, sans trop savoir ce qu’il allait faire de tous ses délires. De ses rêves sans sens. De ses inquiétudes latentes. De ses peines qui se battaient toutes pour prendre le plus de place dans son esprit. Les visages des personnes qu’il connaissait tournaient devant ses yeux, même fermés.

 

Elles ne veulent pas de moi.

 

Au fond de son âme blessée, son bonheur était de plus en plus froissé. Plié, déplié, replié. Sur le point de craquer.

 

Le jeune homme releva ses yeux d’ébène du lit sur lequel il était assis. On avait toqué à la porte. Deux coups secs qui résonnaient encore dans ses oreilles. Il avait mal à la tête à force de penser. Il cligna lentement des yeux et fixa la porte.

Les coups reprirent :

– Vous êtes là ?

Dans un effort qui lui parut démesurément grand, Aristide s’accrocha au réel et répondit faiblement. Alors une femme ouvrit la porte.

– Je… je suis venue de la part du docteur Rimbault. Je suis sa femme.

Elle semblait craindre de lui parler. L’homme maudit, se disait-elle sans doute à cet instant. Mais elle continua malgré tout :

– C’est Lune.

Aristide se redressa, las de devoir toujours déduire le sens des choses. Il cligna à nouveau des yeux, puis formula lentement :

– Que se passe-t-il ?

– Elle vous… demande.

Cette fois-ci, il sortit de ses songes. Il se releva et regarda l’épouse du docteur avec tant d’insistance qu’elle se détourna un instant, gênée. Mais ce n’était pas vraiment elle qu’il regardait. À travers ses paroles, il revoyait la scène se jouer. Le craquement. La foule. Il était certain de pouvoir l’apercevoir encore s’il allait à sa fenêtre. Mais il n’en eut pas le temps ; la femme s’était approchée de lui d’un pas en le voyant vaciller.

– Vous allez bien ?

Il secoua la tête pour chasser ces images. Cet accident qu’on lui reprochait.

– Oui oui. Oui, je vais très bien. Merci.

Il tenta de lui sourire pour la rassurer, mais son expression n’eut pas l’effet escompté. Alors il fit un pas en avant et ajouta pour clore l’incident :

– Je vous suis.

 

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Lune était allongée sur un lit, aux côtés de la cheminée. Elle semblait rêver, de ces rêves fiévreux qui vous fatiguent, plus encore, pour mieux vous achever. Mais pourtant, elle survivait.

Le docteur ne savait pas comment. Il n’osait pas croire à un miracle, mais cela y ressemblait bien trop pour rejeter l’idée. Sa jambe écrasée durant bien plus d’une demi-heure, ses côtes cassées. Tout la portait vers l’au-delà, et pourtant elle se battait pour rester, enfoncée dans des songes brumeux.

 

Lorsque la porte s’ouvrit, le docteur Rimbault lâcha doucement la main de sa patiente pour se retourner vers la porte. Sa femme était arrivée, accompagnée de “l’étranger” que Lune avait demandé avec tant d’insistance. Au début, ils avaient cru à un délire, mais elle avait été si désespérée qu’ils n’avaient pu lui refuser ce qu’elle demandait.

Aristide ne savait pas où se mettre. Il regardait tout autour de lui, scrutant les murs de bois mal éclairés, comme s’il y cherchait quelque chose.

– Elle est ici, l’informa la femme en s’approchant du lit de Lune.

Le jeune homme la suivit, incertain.

Il se pencha légèrement sur la patiente pour mieux voir son visage dans la semi-obscurité de la grande pièce à vivre.

Soudain, Lune ouvrit grand les yeux et se mit à trembler. Le jeune homme ne put s’empêcher de reculer d’un pas. Mais bientôt les tremblements cessèrent, et elle tourna mollement la tête dans sa direction.

Elle lui adressa un sourire triste et articula faiblement :

– Vous avez vu Irène, n’est-ce pas ?

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Réfabémol
Posté le 20/07/2024
Aristide serait-il lié à Lune d'une manière ou d'une autre ? Ses rêves étranges et les nouveaux évènements de ce chapitre semblent le confirmer.
Qui est cette mystérieuse Irène ? On le saura peut-être dans la suite.
Notre pauvre protagoniste fait peine à voir en tous cas. Pour l'instant, il a l'air d'être tiraillé entre son passé et son présent. Je le vois vraiment comme une petite chose fragile, ballotée par les éléments et les évènements du village dans lequel il semble s'être retrouvé presque malgré lui.
Je vais lire la suite de ce pas !
Nightbringer
Posté le 20/07/2024
“Aristide serait-il lié à Lune d'une manière ou d'une autre ?”
>> Héhé, un peu plus que cela, même ;))

“Pour l'instant, il a l'air d'être tiraillé entre son passé et son présent. Je le vois vraiment comme une petite chose fragile, ballotée par les éléments et les évènements du village dans lequel il semble s'être retrouvé presque malgré lui.”
>> C'est exactement ça ! C'est très bien décrit^^ Il est tiré de force vers un destin qui le dépasse, et de loin !
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