Le feu crépitait dans la cheminée, faible écho de la catastrophe de l’autre jour. Un doux craquement rappelant l’horrible drame. Et comme en réponse à cette impression, Lune se tenait allongée devant le foyer, souffrante.
Le docteur et sa femme étaient sortis, octroyant un peu d’intimité aux deux interlocuteurs. Mais aucun des deux n’ouvrait la bouche. Lune semblait attendre quelque chose. Elle fixait Aristide comme s’il était transparent et qu’elle pouvait voir en lui tous ses sentiments.
Le jeune homme ne savait pas quoi dire. La question de la blessée résonnait entre ses tempes. Irène. Encore ce nom.
– Qui est Irène ?
Immédiatement, il regretta son intervention. Sa voix était faible, enrouée. Sa question stupide. S’il ne connaissait pas cette Irène, alors il ne l’avait pas vue. Il aurait dû dire “non” et s’en aller. Soudain, Lune fut secouée d’un rire triste :
– Il joue bien sou rôle…
Aristide ne comprenait pas. Encore une fois, ce qu’il vivait était étrange et vide de sens.
– Quel rôle ?
À nouveau, Lune se tut. Elle tourna la tête et observa la danse des flammes. Une danse macabre qui se reflétait dans ses yeux et donnait à son visage un aspect déchiré. Comme s’il ne lui appartenait plus qu’à moitié.
Puis elle bascula à nouveau sur sa gauche et planta son regard dans celui de l’étranger.
– J’aurais dû mourir.
Tout de suite, Aristide prit cela comme un reproche. C’était à cause de lui, tout le monde le savait. On le chuchotait dans son passage, et il lassait toujours dans les discussions un sillage de sang, de souillure, de danger. À cet instant précis, il se sentit comme une proie. Fragile face à cet univers hostile. Affaibli par ses sentiments. Vulnérable.
Les six mots qui s’extirpèrent alors de ses lèvres, en un seul souffle, sonnèrent comme une excuse. Une demande de pardon face à un crime impardonnable :
– Vous avez eu de la chance.
Encore. Encore ce rire triste qui écartelait le jeune homme de l’intérieur. Lune se jouait bien de sa naïveté, il le sentait. Il le sentait, au fond de lui. Elle savait quelque chose de plus. Elle ne faisait que le faire douter plus encore.
– Pas de chance. Juste une malédiction. Juste… une malédiction…
Le visage de Lune était maintenant couvert de sueur. Elle semblait lutter contre le sommeil qui s’insinuait profondément dans tous les vaisseaux de son corps, et secouait faiblement la tête de droite à gauche.
– Souffrir pour mieux mourir, ajouta-t-elle à mi-voix.
Les mains de la malade se contractèrent subitement autour de la couverture de laine. Au même instant, Aristide ressentit pour cette jeune femme de la colère. Elle parlait pour ne rien dire. Rien n’avait de sens. Aucune phrase, aucun mot. Une malédiction, oui. Elle le prenait pour un “oiseau de mauvais augure”, comme tous les autres.
Comme tous les autres.
Personne ne le verrait jamais différemment.
Relevant la tête, Aristide demanda, les dents serrées :
– Pourquoi m’avez-vous demandé ?
Les yeux écarquillés de la jeune femme se plantèrent dans les siens. Elle pleurait. Les yeux rougis. Le visage douloureux. Elle pleurait, et les larmes dégringolaient ses joues comme des gouttes de pluie silencieuses avant de se noyer dans l’oreiller. Des larmes de détresse. D’une souffrance profonde à laquelle Aristide se fermait.
Cette femme ne lui inspirait plus que du dégoût. De la pitié.
Elle était brisée.
Comme lui.
Elle hoqueta :
– Vous… Je ne peux pas…
Comme Aristide fronçait les sourcils, elle ajouta, dans un élan de lucidité :
– Vous avez oublié quelque chose !
– Quoi ? Oublié quoi ?
Elle sembla articuler dans le vide. Puis elle formula avec difficulté :
– Des… mots…
Le jeune homme s’éloigna d’un pas. Un comportement instinctif. Il voulait s’éloigner de cette femme qui venait, en quelques minutes, de briser la bulle dans laquelle il avait réussi jusqu’à présent à contenir ses maux. Il voulait s’éloigner de cet être qui le troublait tant, de cette présence qui le changeait. Il se sentait mal. Très mal. Bien trop mal pour que ce ne soit rien.
Quelque chose n’allait pas.
Soudain, un bruit de chute résonna. Aristide ouvrit grand les yeux, transporté dans le souvenir de l’accident. Il se sentait atrocement lié à cet évènement. À cette femme qui n’était plus que larmes et haine. Haine. SA haine.
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– Vous allez bien ? Monsieur !
Aristide avait la tête lourde. Il sentait toute la lourdeur de ses paupières. Il entendait sa respiration passer entre ses deux lèvres sèches. Il avait le dos meurtri. Inconfortable.
Il se redressa lentement, la tête encore enfoncée dans l’océan de son rêve. De sa chute.
Il s’était fracassé contre la falaise. Encore.
– Monsieur, vous êtes là ?
Fronçant les sourcils, Aristide grommela une réponse. Il reconnut la femme du docteur, un grand châle vert jeté sur les épaules. Vert sapin. La nature. La forêt.
Revenir dans le monde réel nécessita au jeune homme un effort conséquent. Penser à ici. À maintenant. Toutes ces choses qui semblent si naturelles, mais que l’on fait si rarement.
Ce n’est qu’une fois relevé, ses esprits retrouvés, qu’il aperçut Lune contractée sur le lit, repliée comme un poing dans lequel se cache un secret inviolable. Il détourna le regard. Il voulait partir.
Le docteur Rimbault, une fois la jeune femme rapidement examinée, le conduisit vers la sortie de la pièce ; mais alors qu’Aristide passait le pas de la porte, il entendit derrière lui la voix essoufflée de Lune :
– On court ou rêve… On court…
Le docteur, remarquant la crispation de l’étranger, tenta de l’apaiser :
– Ce sont des délires. Rien de cohérent.
Des délires…
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Poussé par le vent, le petit bateau de pêche tanguait avec douceur. Les flots agités le malmenaient, et malgré cela il restait stoïque. Il n’était pourtant qu’un petit amas de bois et de toile au milieu de l’élément de la Terre. L’eau était partout, étalée en traits apparents. Mer bleue. Ciel bleu. Rien qu’un petit détail de brun au milieu d’un monochrome éclatant.
Les pupilles noyées dans ce spectacle d’azur, Aristide n’avait fait que balancer sa fourchette d’avant en arrière au dessus de son repas. Il avait décortiqué chaque trait, chaque touche de pinceau, afin de ne pas avoir à réfléchir. Il ne voulait plus penser. Il se sentait mal. Étranger à tout. À lui, même.
– Vous pouvez parler. Y’a personne à cette heure.
Le ton enjoué d’Elise contrastait tant avec les pensées du jeune homme qu’il mit du temps à comprendre le sens de ses paroles.
Par réflexe, il chercha, dans la poche de son long manteau noir, la présence réconfortante de son petit papier froissé. Ses doigts l’entourèrent maladroitement. L’étreignirent.
Elise ne le lâchait pas des yeux. Elle lui adressa un petit sourire encourageant. Alors Aristide décida de chercher des réponses.
– Qui est Irène ?
Derrière son bar, la patronne haussa les sourcils. Pour la première fois, elle semblait surprise de ce qu’il lui disait.
Après un instant de réflexion, les yeux plantés dans un nœud de bois du mur, elle lui répondit :
– Irène est mort.
Alors que j'espérais des réponses, le mystère continue de demeurer entier.Tu glisses des indices, des moments qu'on devine important, un fragment de souvenir mais ce n'est pas encore suffisant pour véritablement comprendre ce qui s'est passé autour de l'accident, qui est Irène. La chute de chapitre ajoute encore davantage de mystère à tout ça. Bref, toujours autant de questions et donc curieux de découvrir la suite.
Mes remarques au fil de la lecture :
"– Souffrir pour mieux mourir, ajouta-t-elle à mi-voix." wow, sacré tournure
"Le docteur, remarquant la crispation de l’étranger, tenta de l’apaiser : – Ce sont des délires. Rien de cohérent. Des délires…" jolie chute ! j'ai beaucoup la mise en page de ce passage
"L’eau était partout, étalée en traits apparents. Mer bleue. Ciel bleu. Rien qu’un petit détail de brun au milieu d’un monochrome éclatant." très beau passage !
Un plaisir,
A bientôt !
Et le mystérieux Irène, qui est présumé mort, ne fait qu'épaissir un peu plus le mystère. Le nouveau mystère même. J'imagine que les réponses à mes questions se trouvent dans la suite, que je vais m'empresser de lire !
>> Oui, je but ici était vraiment de ne laisser apparaître que les contours des réponses, sans vraiment rien laisser transparaître de tangible... Je suis contente que cela te donne envie de poursuivre ta lecture, j'avais peur que de faire tarder autant les réponses aux nombreuses questions décourage de lire !