Partie I

La reine Jade posa une main rassurante sur l’avant-bras de son époux avant de se retirer de la conversation qu’il partageait avec un ambassadeur. Elle se faufila entre les invités jusqu’à rejoindre une table garnie de mets sucrés de toutes les couleurs, où elle se servit de petits financiers.

Puis, elle balaya l’immense salle du regard. Le carrelage sombre et les boiseries ternes lui rappelèrent des souvenirs de son enfance qu’elle aurait préféré oublier. En secouant la tête pour les chasser, elle repéra un coin sombre de la pièce où étaient disposés de hauts fauteuils austères, près de l’âtre.

Sans hésiter, elle se dirigea vers le petit salon et s’approcha du feu qui brûlait dans la cheminée avec un sourire radieux. Elle se retourna pour s’asseoir dans l’un des sièges, et elle fut secouée d’un sursaut, manquant de renverser son verre.

Dans l’un des fauteuils était blotti un jeune homme aux cheveux sombres et au regard clair perdu dans le vague. Au bout de sa main pendait une coupe remplie d’un liquide ambré auquel il ne semblait pas avoir touché.

Elle était persuadée de l’avoir vu se présenter à la reine Diane un peu plus tôt dans la soirée, mais elle n’était pas parvenue à entendre son nom.

Sans se départir de son sourire poli, Jade s’approcha lentement. Elle prit garde à annoncer sa présence en tapotant son verre du bout des ongles.

— Bonsoir, Votre Altesse, commença-t-elle d’une voix douce. Je suis navrée, je ne voudrais pas vous déranger. Ce siège en face de vous est-il libre ?

Le jeune homme se raidit, le corps aussi tendu que la corde d’un arc, et posa un regard glacial sur la reine d’Indeya. Il la toisa pendant quelques instants, sans pour autant se lever de son fauteuil, avant de déclarer d’une voix froide :

— Je préférerais que vous ne m’appeliez pas ainsi. Mais pour répondre à votre question, ce siège est libre, ajouta-t-il avec ce qui semblait être une pointe de regret. Même si je dois vous avouer que je suis venu ici pour être seul, sans vouloir vous offenser.

Jade offrit un regard désolé au prince.

— Je comprends, répondit-elle dans un soupir. À vrai dire, je suis venue ici pour la même raison. Je n’avais pas vu que l’emplacement était déjà occupé. Eh bien, il semblerait que je doive trouver un autre endroit calme pour déguster mon dessert.

Elle baissa les yeux sur la petite assiette qu’elle avait remplie de gâteaux.

— Dessert que je vais avoir bien du mal à terminer, reprit-elle avec un petit rire las. Si vous voulez bien m’excuser.

Jade se courba légèrement devant le jeune homme, avant de se détourner de lui. Il esquissa une moue, l’air peu dupe, et hésita pendant ce qui parut être une éternité. Il répondit finalement de manière moins brusque :

— Restez. Nous pouvons bien être deux ici.

Les lèvres de la reine d’Indeya s’élargirent encore, et elle déposa sa petite assiette sur la table d’ébène située entre les deux fauteuils. Puis, elle se laissa glisser dans le haut fauteuil en face du jeune homme, sirotant son verre en silence, le regard fixé sur les friandises qui l’attendaient. Au bout de quelques minutes, son verre était à moitié vide et elle le déposa sur la table dans un geste lent. Elle resta penchée au-dessus de l’assiette, pensive.

— Pardonnez-moi, déclara-t-elle, sa voix à peine audible. Je sais que vous n’êtes pas venu ici pour parler mais… Je ne pense pas être capable de manger tous ces gâteaux.

Le jeune homme haussa un sourcil. Il n’avait pourtant pas vraiment l’air agacé – intrigué serait plus juste.

— À quoi sont-ils ?

Jade leva les yeux sur lui, une lueur malicieuse dansant dans son regard. Elle tendit une main et se saisit d’un financier.

— Je crois qu’ils sont…

Elle en prit une bouchée et ferma les yeux un instant. Lorsqu’elle les rouvrit, un sourire apaisé avait éclos sur son visage.

— À la noisette.

Les lèvres du jeune homme s’étirèrent légèrement.

— Ça n’a pas l’air mauvais, constata-t-il.

Il affichait toujours un visage froid, mais il paraissait tout de même plus ouvert.

— Les cuisiniers des Ospales ont toujours été excellents, acquiesça Jade d’un ton nostalgique, avant de se reprendre. Mais je vous en prie, nous ne pouvons pas laisser ce talent se perdre.

Elle présenta l’assiette au jeune homme et attendit patiemment avec un air espiègle. Il haussa les épaules, le regard un peu vague.

— Je n’ai jamais eu d’attrait particulier pour la cuisine, mais pourquoi pas…

Il se saisit de l’un des petits gâteaux et croqua dedans. Une petite bouchée. Cela suffit pourtant à éclairer ses yeux pâles, bien que ses traits conservent une certaine impassibilité.

— Vous avez raison. Les cuisiniers ont fait des merveilles.

La bouche de la reine se tordit dans un rictus mélancolique. À nouveau, le jeune homme lui jeta un coup d’œil intrigué.

— Vous connaissez bien cet endroit, n’est-ce pas ?

Jade embrassa la pièce du regard pendant de longues secondes sans se départir de ce sourire morose.

— Oui. Je le connais même un peu trop, j’en ai peur.

Le jeune homme tourna la tête vers la cheminée, où le feu crépitait doucement. Il contempla les flammes orangées avec fascination, avant de laisser échapper dans un murmure :

— Je comprends ce sentiment.

La reine d’Indeya observa son interlocuteur d’un air curieux.

— Vous venez de loin, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle d’un ton apaisant, comme par peur de l’effrayer. Je crois vous avoir reconnu, vous parliez un peu plut tôt à ma… à la reine Diane. Vous êtes le prince d’Aeldor ? Je suis navrée, je ne connais même pas votre nom.

Le prince plissa très légèrement les yeux en entendant l’hésitation dans la voix de Jade, mais il s’abstint de faire une quelconque remarque.

— En effet, la reine Diane est une personne très… chaleureuse.

Il disait cela avec une telle froideur que personne n’aurait pu penser ses mots sincères.

— Je m’appelle Altaïs, ajouta-t-il. Et vous devez être la reine Jade d’Indeya, si je ne m’abuse.

— C’est une bonne déduction, acquiesça-t-elle dans un sourire qui illumina ses yeux.

Puis, elle se pencha en avant sur son fauteuil pour tendre la main au jeune homme.

— Je suis enchantée de faire votre connaissance, prince Altaïs.

Altaïs regarda sa main avec étonnement, alors qu’il se raidissait de manière quasiment imperceptible. Il hésita une poignée de secondes – trop pour que cela paraisse naturel –, avant de finalement se résoudre à attraper les doigts tendus, aussi furtivement que les convenances le lui permettaient.

— Altaïs suffira, répondit-il.

— Très bien, accepta Jade avec entrain. Alors je crois que Jade suffira également pour vous.

Les lèvres d’Altaïs frémirent pour former l’esquisse d’un sourire.

— Peut-être pourriez-vous me présenter ce lieu de manière plus informelle ? Afin que je puisse me faire une idée de l’endroit où j’ai dû… où j’ai été invité.

La reine d’Indeya lui rendit son sourire avec plus de conviction, et lorsqu’elle rouvrit la bouche, les mots en coulèrent sans interruption. Tandis qu’elle faisait part au prince des quelques secrets qu’elle avait découverts durant son enfance au palais des Ospales, le visage d’Altaïs se ferma, comme s’il cherchait à retenir la moindre émotion. Pourtant, un voile recouvrait ses iris pâles, et Jade devina que ses paroles faisaient tristement écho.

Pris dans la conversation, ni l’un ni l’autre ne remarquèrent le regard acéré qui se posait sur eux.

***

Gina poussa la porte de la grande salle derrière elle. L’effervescence de la réception n’avait fait que l’irriter un peu plus, et elle sentait à présent l’envie irrépressible de peindre. Or, une peinture attendait justement son pinceau. Celle qu’elle avait apportée en guise de cadeau diplomatique, sous les ordres de la reine Jade. Sans hésiter, elle s’engagea dans le couloir et entra dans la seconde pièce sur la gauche. Dans un grincement rassurant, la porte s’ouvrit sur un espace sombre. Seuls les fauteuils de velours situés au centre de la pièce projetaient l’ombre spectrale de la lune sur le tapis.

À peine posa-t-elle un pied dans le petit salon qu’elle entendit un bruit de craquement au fond de la salle. Elle se figea, coupa sa respiration, et attendit. Elle n’était pas seule.

Une fois ses yeux habitués à l’obscurité, elle put distinguer une haute silhouette immobile se découpant devant la fenêtre. Avec la lenteur calculée d’un félin, elle décrivit un pas en avant, puis deux. Il s’agissait d’un homme assez grand. Et son attention était portée exactement là où il ne fallait pas.

Sur son tableau.

— Je peux savoir ce que vous faites ici ? cracha-t-elle.

L’homme se tourna vers elle avec un sursaut. Il prit quelques instants pour l’observer, avant de répondre avec méfiance :

— Qui êtes-vous ?

— Question audacieuse, sachant que c’est mon tableau que vous observez, grinça-t-elle entre ses dents. Je suis l’Ange des Sourires. Et vous êtes ?

L’homme haussa un sourcil.

— L’Ange des Sourires ? Je suis navré, cela ne me dit rien. J’accompagne le prince Altaïs à cette réception, mais je connais peu de choses au sujet de ce palais. Vous pouvez m’appeler Alexander.

— Alexander, répéta-t-elle, sceptique. Et je peux savoir ce que vous faites dans ce salon, seul, à observer mon tableau ?

— Rien de particulier. J’avais besoin de prendre un peu l’air, et je suis tombé sous le charme de cette peinture.

Les lèvres de la jeune femme s’étirèrent dans une grimace défiante.

— Vous me flattez. Mais comme par hasard, vous avez décidé de « prendre l’air » dans ce salon, au lieu d’aller dans les jardins ?

Alexander esquissa une moue contrite.

— Je me suis perdu, tenta-t-il de se justifier, sans y croire lui-même. Mais je pourrais de toute manière vous retourner la question : que faites-vous ici alors que tous les invités sont rassemblés dans la salle de réception ?

— Je préfère peindre plutôt que perdre mon temps dans les réceptions diplomatiques.

— Je comprends, avoua Alexander. Je n’apprécie pas davantage ces réceptions, et si je n’ai jamais peint, j’aime dessiner lorsque j’en ai l’occasion.

— Intéressant, commenta-t-elle, croisant les bras sous sa poitrine.

Malgré elle, un sourire en coin fleurit sur sa bouche sombre. À son tour, Alexander sentit les coins de ses lèvres se relever légèrement.

— Puisque nous sommes tous deux dans ce salon, loin de cette réception, peut-être pourriez-vous me parler un peu de ce palais et de ses habitants, afin que je me sente moins ignare ?

L’Ange des Sourires recula d’un pas, fronçant les sourcils.

— Je ne vois pas bien ce que je pourrais vous dire. Mis à part qu’on est dans le palais des Ospales, où on a tous été invités pour fêter la paix qui règne sur le continent.

— Oh… Je pensais que vous viviez ici… Pardonnez-moi.

Il avança et ajouta de sa voix grave :

— Je ne vais pas vous importuner plus longtemps dans ce cas.

— Vous ne m’importunez pas. Je ne connais pas grand chose du Royaume des Ospales, moi non plus. Je fais qu’accompagner les souverains d’Indeya.

Alexander hésita quelques instants, le nez légèrement froncé.

— Dans ce cas, seriez-vous intéressée pour en apprendre davantage sur cet endroit ?

Gina plissa les yeux, plongeant son regard dans les iris émeraude du jeune homme.

— Vous savez, enquêter dans le château des Ospales est assez… dangereux.

Elle s’interrompit, jetant un œil tout autour d’elle, avant de se tourner vers Alexander. Sa voix perdit quelques octaves lorsqu’elle reprit la parole.

— La reine des Ospales n’est pas exactement ce qu’on pourrait appeler une souveraine indulgente. D’ailleurs, qu’est-ce qui me fait croire que vous n’êtes pas de son côté ?

— Je ne connais rien de cet endroit. Je cherche simplement à savoir si la personne que je souhaite protéger est en sécurité dans ce palais. Je n’ai pas d’autre preuve que ma bonne foi.

— Je vois, rétorqua-t-elle, maussade. Eh bien, tant que votre protégé ne se met pas en travers du chemin de la reine Diane, je dirais qu’il ou elle est plutôt en sécurité.

Alexander se rembrunit.

— Très bien. Je vous remercie pour vos… conseils.

Il esquissa un pas en direction de la porte. Gina grogna tout bas. Puis, dans un soupir, elle se retourna vers la silhouette qui s’éloignait.

— Attendez. Moi aussi je cherche à protéger quelqu’un. Peut-être que nos objectifs ne divergent pas tant que ça.

Alexander posa sur elle un regard perçant.

— Peut-être, en effet. Que suggérez-vous donc dans ce cas ?

— Je sais pas.

Gina haussa les épaules avec une fausse nonchalance.

— Mais peut-être que protéger à deux serait plus efficace que protéger seul ?

Cette fois, un sourire sincère illumina le visage d’Alexander.

— Je vous l’accorde.

Comme un miroir, un rictus satisfait se peignit sur le visage de Gina.

***

Diane des Ospales savourait son plat de viande avec délectation, quand une silhouette grise apparut dans son champ de vision. Ses traits se tendirent, et elle déposa lentement sa fourchette d’argent. L’homme se glissa derrière la table et à ses côtés. Diane vérifia que l’attention de tous les convives était dirigée ailleurs, puis elle hocha la tête. L’homme se pencha pour murmurer quelques mots à son oreille.

Ses lèvres livides se tordirent en un rictus triomphant.

S’assurant une dernière fois que les yeux des invités étaient rivés sur les plats, elle se leva et suivit l’homme vers une porte de service. Après un dernier regard pour l’immense tablée, elle quitta la salle de réception, aussi silencieuse qu’une ombre.

Diane emboîta le pas à son espion, se laissant guider à travers plusieurs couloirs obscurs et virages obtus. Puis, son serviteur s’immobilisa devant une porte de bois. D’un mouvement du menton, l’espion désigna la porte.

D’un geste, elle l’autorisa à ouvrir.

La pièce était plongée dans une pénombre lugubre, éclairée par une bougie. La petite salle circulaire était uniquement meublée d’un bureau de bois d’ébène accolé contre le mur de pierre.

Diane avança pas à pas, comme si elle avait tout le temps du monde. Et finalement, quatre formes immobiles apparurent devant l’établi. Elle n’accéléra absolument pas sa cadence, jusqu’à ce qu’elle se fige devant elles.

Deux paires d’yeux écarquillés se levèrent sur elle, vert et gris.

À ses pieds, une femme à la chevelure hirsute et un homme aux cheveux blonds étaient agenouillés, les mains attachées derrière le dos. Deux de ses gardes, tout vêtus de ferraille, maintenaient les deux intrus au sol d’une poigne ferme. Étrangement, ils ne montraient aucune résistance.

Les yeux pâles de la reine des Ospales se posèrent longuement sur le jeune homme, et un éclair inquiétant sembla les traverser pendant l’espace d’une seconde.

— Que me vaut donc cette visite surprise dans mon bureau ? demanda-t-elle d’une voix trop douce pour être bienveillante.

— C’est une erreur ! s’exclama le jeune homme. Vos gardes se sont mépris sur nos intentions ! Nous cherchions simplement un endroit calme et nous sommes entrés dans cette pièce. Nous ne connaissons rien de ce palais…

— Vous cherchiez un endroit calme, vraiment ?

Diane jeta un œil vers son bureau, où quelques feuillets avaient été déplacés.

— Et pourquoi donc cherchiez-vous un endroit calme ?

Le jeune homme détourna le regard en se mordillant la lèvre.

— Eh bien… Pour… Enfin, vous devez bien comprendre, rougit-il.

— En effet, claqua-t-elle d’un ton glacial. J’ai peur de n’avoir que trop bien compris.

Son regard de diamant se braqua sur l’un de ses gardes.

— Emmenez-les là où sont enfermés ceux qui posent trop de questions.

— Vous ne pouvez pas faire ça, intervint la jeune femme aux cheveux crépus. On est des invités diplomatiques. Si vous nous enfermez, vous risquez…

— Dans mon bureau, il n’y a plus d’invités diplomatiques, la coupa Diane, tranchante comme l’acier. Emmenez-les, et bâillonnez-les.

Les deux prisonniers s’apprêtaient à protester, mais les gardes des Ospales furent plus rapides. Ils enroulèrent chacun un bout de tissu misérable sur le bas du visage des deux jeunes gens. Alors qu’ils poussaient les deux intrus vers la sortie, Diane reprit la parole d’une voix lourde de promesses.

— Je crois connaître quelqu’un qui sera ravi d’apprendre cette bonne nouvelle.