Durant le repas, Gabrielle s’était interdit de penser à ce qui se produirait dans les prochains jours, voire les prochaines heures. Elle ressentait la brise fraiche balayer sa nuque à chaque fois qu’un client poussait la porte du restaurant. Elle s’imprégnait des cliquetis des fourchettes et des couteaux qui s’épuisaient à trancher, soulever, heurter la porcelaine des assiettes, l’émail des dents et la douceur des lèvres. Les joues rougies par le vin qu’elle avait partagé avec Hermès, Gabrielle souriait à l’idée qu’elle profitait enfin de l’instant présent.
Arriva le moment où le monde se fit rare, et où l’on entendit les raclements que faisait le patron en comptant ses billets derrière le comptoir. La discussion passionnée entre le serveur et la cheffe, qui semblaient ne pas s’apercevoir du monde autour d’eux, et ne remarquaient plus la présence des derniers clients.
Mais cela convenait bien aux deux témoins, qui eux-mêmes, paraissaient coupés du reste. Hermès versa la dernière goutte de vin dans le ballon de Gabrielle, qui pouffa de joie. Depuis quand n’avait-elle pas réussi à se laisser aller ?
— J’ai le sentiment que l’on se fera bientôt mettre à la porte, fit Hermès le sourire aux lèvres.
Gabrielle redressa la tête un peu trop vivement, et constata qu’ils étaient les derniers clients de l’établissement. Elle pouffa à nouveau.
— Je crois bien que oui ! dit-elle en agitant sa serviette en papier pour s’éventer. Elle remarqua son verre à nouveau plein et fit la moue. - Dites donc messire Hermès, n’essaieriez-vous pas de saouler votre fille adoptive ?
Le coupable sourit, et tira sur sa chemise blanche impeccablement repassée. Les yeux pétillants de Gabrielle provoquaient en lui une chaleur qui lui avait manqué. Il tentait vainement de mettre un mur devant les pensées envahissantes qui essayaient continuellement de lui rappeler sa mission, son devoir. Pourtant, il s’efforçait de rester sobre et de montrer une mine aussi enthousiaste qu’il le pouvait. Hermès sourit à Gabrielle.
— L’alcool aura toujours un meilleur effet sur toi que sur moi, tu peux en être certaine.
La jeune femme étira ses bras derrière elle, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Puis, elle finit son verre d’une traite, s’essuya la bouche, et plongea son regard dans les reflets miroitant qu’offrait la Garonne. L’hiver avait dénudé les arbres le long du Quai de la Daurade, et la pluie laissait des gouttes éparses sur la vitrine du restaurant. Peut-être était-ce dû à un des effets du vin, mais Gabrielle se sentit soudainement fort mélancolique.
Hermès ressentit son malaise, et passa nerveusement sa main dans ses cheveux. Il patienta, espérant que la jeune femme prenne la parole, mais elle gardait obstinément le regard fixé vers le fleuve. Il prit son verre, le porta à sa bouche, le reposa. Observa le patron palabrer avec l’un des cuisiniers, un serveur empiler des assiettes et des couverts sur un plateau. Il ne se rappelait pas d’un jour qui l’avait mis encore plus mal à l’aise que celui-ci. Ne voyant aucune réaction de la part de Gabrielle, il passa une énième fois sa main dans ses cheveux, et fini de défaire le catogan qui les rassemblait. Il inspira et prit la parole.
— En ce moment, l’un de mes amis est en train d’approcher la réincarnation de Gaïa.
Là encore, Gabrielle ne réagit pas. Elle se doutait que Hermès espérait d’elle un signe l’encourageant à continuer, mais la torpeur bienfaisante dans laquelle l’avait plongé le vin lui convenait parfaitement. Néanmoins, l’annonce résonna quelque part en elle. Il y avait, ailleurs, loin d’ici, une autre femme comme elle qui voyait son monde s’écrouler. Gabrielle s’était déjà surprise à penser, par le passé, à cette relation qu’elle aurait avec ce personnage. Une femme qui n’aurait pas eu son mot à dire et qui finira par s’agiter, se comporter, penser comme on lui aura demandé de le faire. Pour le moment, elle n’avait nulle envie de se sentir proche de quiconque, quand bien même leur histoire serait profondément liée à l’avenir. Car Gabrielle avait un projet. Un projet pour lequel elle se réveillait chaque matin depuis des années, hanté par des souvenirs de morts et une odeur de souffre.
Un toussotement discret la sortie cependant de ses pensées. Un jeune homme en livrée de serveur patientait près de leur table, attendant que Hermès ait fini de régler l’addition. Gabrielle secoua la tête, encore légèrement étourdie de l’alcool qu’elle avait bu durant le repas. Voyant Hermès se redresser après avoir laissé un pourboire plus que généreux, elle se redressa à sa suite et enfila son manteau. Saluant les derniers présents dans la salle, ils sortirent tous deux dans la nuit.
La fraîcheur fit frissonner la jeune femme, qui s’emmitoufla un peu plus dans son écharpe. Hermès l’observait à la dérobée, se doutant que derrière ces gestes apparemment innocents, Gabrielle cachait des intentions profanes. Il lui prit le bras et la força à s’arrêter après avoir traversé la route pour rejoindre les bords de l’eau.
— Gabrielle, je ne sais pas ce que tu as en tête. Mais ne te mets pas en danger inutilement. La situation est déjà assez complexe.
Le regard rivé sur les lampadaires autour desquelles tournoyait une légère bruine, Gabrielle refusa de montrer la moindre émotion.
— Il n’y a rien dans ce que je prévois qui me mettra plus en danger que ce que j’aurais déjà à faire.
Hermès fronça les sourcils, perturbé. Il avait donc vu juste en devinant que Gabrielle avait un projet qui ne faisait pas parti de l’équation originelle. A nouveau, un sursaut lui prit les tripes et il enserra plus fort le bras de la jeune femme. Elle finit par se tourner vers lui, le regard noir.
— Qu’as-tu en tête ? Dis le moi Gabrielle, je ne supporterai pas de l’ignorer !
Peut-être était-ce le regard soudainement vieilli de son père adoptif qui fit chanceler un instant sa motivation. Mais elle tint bon, et résista à l’envie de se confier, et de vider son sac. La voix caverneuse entendue si longtemps auparavant semblait murmurer à son oreille des menaces inaudibles. Le souvenir des deux hommes de son enfance martelait sa mémoire, et la détermination de la jeune femme n’en fut que plus forte. Sentant la poigne d’Hermès sur son bras, elle inspira brutalement, comme si elle avait manqué d’air tout du long. Et finit par sourire à son père adoptif.
— Excuse moi, je pense que le vin ne m’aura pas fait que du bien ce soir. Ce que je prévois, tu le sais déjà. Je vais accomplir ma tache au mieux. Il n‘y a rien d’autre que je puisse faire, malgré toute ma bonne volonté.
Elle posa sa main sur le bras d’Hermès, qui se détendit. Il avait vu l’air de la jeune femme changer, et il la voyait à présent sourire sous ses boucles blondes. Il savait qu’il n’avait pas imaginé son intuition. Gabrielle couvait quelque chose en elle, et il lui fallait savoir quoi.
Ils marchèrent tranquillement sous la bruine éparse jusqu’à la rue des Arts. Hermès se souvenait à peine du jour où elle avait décidé de s’installer seule, et il se maudit de ne pas avoir fait attention aux signes qui lui auraient permis de ne pas être si incertain aujourd’hui. Quelque part dans la ville, les cloches sonnèrent la première heure. Ils grimpèrent au troisième étage d’un immeuble cossu, et Gabrielle fit entrer Hermès à sa suite. Elle alluma les lumières de son appartement, jetant sur un sofa somptueusement ouvragé sa veste humide de pluie. Elle alluma une bouilloire rutilante sur le comptoir en chêne, et s’affala sur un fauteuil moelleux. Hermès était resté debout près de la porte, à regarder l’endroit dans lequel avait vécu celle qu’il considérait comme sa fille. Un pincement au coeur le surprit.
— Je vais préparer un thé. Tu en veux ? J’imagine qu’on a encore un peu de temps, n’est-ce pas ? fit Gabrielle en se frottant les yeux.
Hermès reprit contenance, et se débarrassa de ses affaires. Il s’avança vers les fenêtres closes, et tira doucement les rideaux.
— Je prendrai un thé avec toi. Mais il nous faut encore parler de ce qui se passera une fois arrivés sur place.
Gabrielle approuva d’un hochement de tête, et se leva pour préparer les tasses. Il continua.
— Comme je te l’ai déjà dit il y a longtemps, il reste encore quatre orbes à trouver. Deux pour toi, et deux autres pour Gaïa. Une fois que vous aurez reçu votre héritage, vous serez aptes à affronter le Mur. Le roi Elendil possède déjà les orbes primitives. Elles vous seront offertes lors de la cérémonie de l’éveil.
La bouilloire finit par siffler sous l’eau brulante, et s’éteignit dans un claquement. Gabrielle puisa quelques feuilles de menthe dans un pot en verre et les glissa dans les deux tasses. Elle ajouta les deux filtres remplis de thé, et y versa le liquide fumant. Hermès reprit.
— Quand tu arriveras, il est possible que ton corps soit douloureux, Gabrielle. Le passage que nous allons traverser ensemble toi et moi n’a rien à voir avec la magie qui t’a emmené ici lorsque tu étais petite. Je ne suis pas capable de faire autrement.
Tout en disposant les tasses sur un plateau, la jeune femme s’efforçait de contenir ses larmes. Une soudaine tristesse s’était abattue sur elle - la faute au vin, probablement. Hermès, voyant qu’elle ne régissait pas comme il l’espérait, soupira en se levant. Il lui prit le plateau des mains, le reposa sur le comptoir et la prit dans ses bras. Elle fondit en larme.
— Allons, allons… murmura Hermès. Je suis désolé de ne pas être venu te voir… De ne pas avoir été là pour autre chose que ce départ. Ton appartement est très joli, j’aurai aimé y passer du temps avec toi.
Gabrielle renifla et toussa pour étouffer un sanglot. Elle s’éloigna légèrement d’Hermès.
— Non, ne t’excuse pas s’il te plait, dit-elle à voix basse. C’est l’alcool, la fatigue, la peur…
Elle s’essuya les yeux, étalant les vestiges d’un maquillage. Elle reprit.
— Explique moi un peu mieux cette histoire d’orbes s’il te plaît.
Gabrielle alla s’asseoir, tandis que Hermès récupéra les tasses pour les disposer sur la table basse.
— Sur les orbes, je n’ai pas grand chose à te dire. Ce sont les Reliques qui ont été laissées par Gaïa et Rhéa avant de disparaitre à la fin de la Guerre des Mères. C’était il y a plusieurs siècles de cela, peu se souviennent des détails. Elles ont été caché dans des lieux tenus secrets, et je sais que les Elfes possèdent une orbe appartenant à Rhéa et une autre appartenant à Gaïa. Il sera de notre devoir de trouver les dernières, à l’aide des plans laissés dans le Manuscrit.
Gabrielle se brula la langue en tentant de boire son thé. Elle reposa vivement sa tasse.
— Et, que peux-tu me dire d’autre ? Je récupère l’orbe qui m’est destinée, et après ? Je la mange ?
Hermès sourit, et but une gorgée de thé. La chaleur ne sembla pas le gêner.
— Non, mais tu ne feras qu’un avec elle. Les Reliques sont destinées à disparaitre, car elles vous offriront le pouvoir que vos corps réclament. Tout cela se déroulera durant la cérémonie de l’éveil. Les détails des précédentes ne sont lisibles que dans la bibliothèque du roi, et il ne m’a pas été permis d’y jeter un oeil avant de venir. Mais je compte bien trouver un moyen d’y aller avant de t’envoyer dans la fosse aux lions.
La jeune femme tiqua, et plongea son nez dans son pull épais. Elle repensa à la femme qui était peut-être en ce moment-même en train d’avoir une discussion similaire avec un inconnu.
— Et Gaïa ? Elle n’a pas connaissance d’Aléaura j’imagine ?
— Non, en effet. Comment le sais-tu ?
Gabrielle haussa les épaules et reprit sa tasse.
— La manière dont tu m’as annoncé la nouvelle tout à l’heure m’a mis la puce à l’oreille.
Leurs regards se croisèrent par dessus la table basse. Hermès, les jambes croisées, observa l’air faussement détaché de la jeune femme. Comment la faire parler ? Il reprit.
— La jeune Gaïa vient de ce monde. A vrai dire, je t’avoue que je ne sais pas encore quoi penser d’elle.
Gabrielle ouvrit de grands yeux, surprise.
— Tu l’as déjà rencontré ?
— Indirectement, déclara Hermès en buvant son thé. Elle a été appelé en rêve par Gaïa cette nuit. Je voulais voir à quoi elle ressemblait. Et je ne pense pas me tromper en disant que vous avez au fond de vous, toutes les deux, la même flamme dévorante.
Gabrielle pouffa. Cette fois-ci, l’alcool n’était en rien responsable.
— Une flamme dévorante ? On m’a surnommé « le glaçon » toute ma scolarité je te rappelle.
Hermès posa sa tasse à présent vide sur le bois ciré. Il leva ses yeux vers la jeune femme, et espéra y faire passer un message.
— Je dirais même que je suis sur de moi. Il y a en vous ce genre de flamme, dans laquelle on pourrait très facilement se bruler. - Il se pencha un peu, sérieux. - On ne joue pas avec le feu sans avoir pris le temps de le dompter, Gabrielle.
C'est sur que Gabrielle et Flora et bah... Ca fait des chocapic !
J'aime bien Gabrielle. Opposée à Flora, on voit bien les situations différentes. L'ambiance que tu luis crée est très différentes, plus construites vu qu'elle sait plus de chose et complète donc bien la version de Flora. C'est aussi elle qui permet de faire la liaison et c'est bien qu'elle y pense car sinon on lirait juste deux versions différentes d'une même histoire !! J'aime bien Gabrielle du coup :).
En revanche, du coup elle me semble plus importante que Flora. Surement parce qu'elle sait déjà tout ou presque et qu'elle est amis avec Hermes.
Je trouve cependant bizarre la sensation que son monde s'écroule alors qu'elle connait sa destinée, qu'elle n'est pas vraiment d'ici et qu'elle sait son histoire quoi. J'ai comme une impression qu'elle tombe des nues et je trouve pas que ça colle vraiment à la condition du perso.
Voilà c'est tout pour moi. :) J'espère avoir été assez constructive pour toi !
Je pense que l’histoire évoluera et emmènera le lecteur vers d’autres avis au fil des événements ! Enfin, j’espère.
Mais en effet, Gabrielle connaît sa destinée (ou croit la connaître ?) mais cela ne l’empêche pas de voir ce départ comme l’activation d’un mécanisme qu’elle ne veut pas inéluctable.
Elle ne tombe pas vraiment des nues, mais elle appréhendait cette situation et la voilà qui arrive enfin. Ça concrétise ses projets, ses ambitions. Et elles ne sont pas toutes merveilleuses ! Haha
Voyant qu'il ne me restait qu'un chapitre à lire,j'ai poursuivi ! Sans trop grande surprise, cette fois nous sommes du côté de Gabrielle. J'aime bien comme elle est dans une situation différente de Flora, on lui file toutes les infos par quelqu'un qu'elle connaît, à moitié ivre...ça ne fait pas du tout la même ambiance et je trouve que c'est très chouette. J'aime bien qu'elle songe à Flora, ça créée une forme de lien entre elles déjà.
Remarques au fil de ma lecture :
Il y avait, ailleurs, loin d’ici, une autre femme comme elle qui voyait son monde s’écrouler. --> et en même temps, gabrielle a l'air de savoir depuis longtemps qu'elle serait appelée à autre chose, j'ai pas l'impression que son monde s'écroule - et elle n'a pas l'air de le vivre comme tel, je trouve
de l’alcool qu’elle avait bu durant le repas --> par l'alcool (pas besoin d'en dire plus)
Répétition de se redresser dans la même phrase
Gabrielle cachait des intentions profanes --> vu la suite, je me doute que le mot n'évoque pas la même chose que pour moi, cependant j'imagine des choses.... grivoises, pour le dire proprement :') surtout que tu dis ça juste après que tu parles de manteau, donc bon x)
AH je me souviens d'un truc que j'ai oublié de dire au chap précédent : à la place de FLora, je m'inquièterais de perdre ma propre identité si on m'apprenait que j'étais la réincarnation de quelqu'un d'autre et que cela se "réveillait" tout à coup. j'aurais peur que la personnalité de l'autre personne "mange" la mienne. Voilà, c'était une pensée comme ça, je trouvais que Flora le prenait plutôt bien d'être la réincarnation de quelqu'un, c'est plutôt tout l'ensemble qu'elle trouve incroyable ( incroyable au sens de pas croyable).
Cette punchline de fin, j'adore !
Plein de bisous ! Bonne continuation pour l'écriture de la suite !
J'essaie vraiment de distancer Flo et Gab dans leurs émotions, elles n'ont en effet rien en commun de prime abord. Et bien que Gab savait à avance ce qui allait lui tomber sur le coin du nez, la concrétisation reste un choc, surtout avec les projets qu'elle a en tête la petite maline.
Pour Flora qui semble bien prendre la nouvelle, je pense plutôt qu'elle est encore sous le choc d'apprendre qu'un truc à la Harry Potter existe vraiment. Elle est très terre à terre, elle n'a pas à envisager quoique ce soit quant à ces mondes chelous vu que de toute façon, ils ne sont pas sensé existé, right ? Donc pour l'instant, je dirai qu'elle en ait au premier stade du "Un truc énormissime qui devait pas exister me tombe dessus".
Pour le mot "profane", qu'est ce que j'ai ri en me relisant XD j'ai remplacé par néfaste sur mon fichier, promis !!
Merci ! J'espère te recroiser si l'histoire te plait ! A bientôt !