PARTIE I : Maczek

Notes de l’auteur : Bonjour à toutes et tous, voici une esquisse de mes premiers écrit, j’ai écrit avec le cœur, sans réelle expérience.
Les 12 premiers chapitres ont été rédigé et laissé à l’abandon pendant plus d’une année. Je les ai condensé dans cette partie 1.
Je n’avais jamais eu avant ça le courage de mettre mes idées à l’écrit.
J’attends vos retours avec impatience.

La salle était saturée d’odeurs de caoutchouc usé, de métal rouillé et de sueur froide.

Sous la lumière grise des néons, les corps glissaient, tombaient, s’élevaient, sans un mot de trop.

Mäczek ajusta la ceinture de son kimono d’un geste lent,

Les muscles de ses avant-bras se contractant sous la tension contenue.

Face à lui, Alexis avançait, les épaules raides, la mâchoire verrouillée.

Un de ces types construits pour pousser, pas pour comprendre. Le genre de physique que n’importe quel homme rêverait d’avoir de part son gabarit, facilement 1,82m pour 75kg.

Les deux hommes s’avancèrent sur le tatami, casque serré, protège-dent apparent.

Claire, la responsable du complexe, leva la main sans un mot.

Le combat commença.

Alexis s’élança.

Il envoya un bras arrière qui fendit l’air.

Mäczek leva les bras justes à temps, para du bout des avant-bras. Le choc le fit reculer d’un demi-pas, le souffle brièvement coupé. Alexis enchaîna, voulait le broyer. Contact, pression, instinct brut. Mäczek resserra sa garde, absorba l’impact, laissa glisser l’assaut. À la première ouverture, il décrocha un low kick sec sur l’extérieur du genou d’Alexis, juste pour freiner son élan.

Alexis ralentit. Hésita. Mäczek surgit.

Son bras droit crocheta le col d’Alexis. Sa main gauche verrouilla la manche, doigts enfoncés jusqu’à la pliure. Ce n’était pas une simple saisie. C’était un ancrage. Un grip d’une pression énorme — estimé à plus de 85 kg en traction continue, concentré à travers des tendons épais et des muscles fins.

Un orang-outan adulte, capable de soulever son poids d’un seul bras, aurait reconnu dans cette saisie une parenté primitive. Ce n’était pas que de la force brute. C’était une force unifiée, transmise depuis le bas du dos, renforcée par des années de mouvements polyarticulaires, des arrachés, des tirages, des combats.

Alexis senti de suite le choc, non pas dans son col, mais dans ses omoplates. Comme si toute sa structure était soudain prise dans un étau invisible. Il chercha à arracher le contact, mais Mäczek s’était déjà collé à lui, l’espace entre leurs torses réduit à néant.

Leurs fronts presque alignés. Leurs respirations saccadées. Leurs jambes, croisées, entremêlées, en quête de levier.

La lutte venait de commencer. Et dans ce frottement de corps, il n’y avait plus ni style ni posture. Juste deux centres de gravité qui tentaient de dévorer celui de l’autre.

Alexis tenta de verrouiller les épaules pour imposer sa masse.

Mäczek fléchit ses jambes, tira brusquement sur le bras d’Alexis tout en pivotant sur son pied d’appel. Son dos se colla contre le torse adverse.

Le mouvement était lancé.

Ippon seoi nage.

Pur. Tranchant. Inarrêtable.

Alexis passa par-dessus son épaule comme un fardeau jeté au vent. Son corps s’écrasa lourdement sur le tatami.

Mäczek tendit la main.

Alexis hésita une seconde — l’égo, toujours — puis la saisit d’un geste brutal.

Ils se relevèrent sans parler.

« Pobeda ! » (Победа) dit Claire pour clore le combat.

Personne n’applaudit.

Ici, on respectait ceux qui tombaient debout. Mäczek, silencieux, remit lentement son pull.

Ses doigts, encore noués par la tension du combat, tremblaient à peine.

Dans le vestiaire vide, l’odeur du tatami, de la sueur, et du caoutchouc humide s’accrochait aux murs. Il s’assit un instant. Respirait lentement. Écoutait les battements de son cœur redescendre.

Il repensait au choc.

À cette masse de 1,82m qui avait tenté de l’écraser. Et à la manière dont son propre corps, plus léger, plus aiguisé, avait trouvé l’angle, le bon moment, le bon placement.

Ce n’était pas par hasard mais grâce à sa technique. On lui avait toujours dit que le poids faisait tout. Que la taille dominait. Que la force écrasait. Mais à chaque fois, il voyait les mêmes erreurs. Les mêmes hommes lourds, sûrs d’eux, qui tombaient sans comprendre pourquoi.

Une masse sans structure est un fardeau. La puissance sans timing est un cri dans le vide. Lui, il avait cru ces mensonges longtemps.

Mais plus maintenant. Il sourit, juste un peu.

Puis sortit de la salle.

CHAPITRE 1 fin.

 

 

La pluie s’était mise à tomber en rideau fin quand Mäczek sortit de la salle.

Il rabattit sa capuche sur ses cheveux bruns mi longs encore humides de sueur, serra les sangles de son sac contre son dos.

Nevir s’étirait devant lui : une ville râpée par les années.

Vestige d’une époque industrielle qui avait permis à ses grands-parents de venir y travailler.

Ses rues semblaient délavées par des automnes successifs. Tout autour, des collines boisées, hautes de six cents mètres, encerclaient la ville comme une couronne.

Vu du ciel, on aurait dit qu’elle reposait sur un coussin de feuillage.

Ses pieds trouvèrent naturellement le chemin du centre. Un détour, court, avant de rentrer.

 

 

Le petit salon de coiffure apparaissait au coin de la rue, sa devanture éclairée d’un jaune maladif.

Il poussa la porte d’un revers de main.

L’odeur d’ammoniaque et de shampoing industriel l’assaillit.

Deux femmes parlaient au fond.

La coiffeuse, concentrée sur ses ciseaux et une cliente, trente-six ans peut-être, d’une beauté tranquille, les jambes croisées, téléphone en main.

Mäczek avança de deux pas et demanda avec respect

—J’ai rendez-vous quel jour déjà ?

La coiffeuse hocha vaguement la tête sans s’interrompre et répondit  

—   Après demain, 9h30 Mäc !

Sans attendre il la remercie et fit demi-tour, referma la porte sur l’air tiède et saturé du salon.

 

À peine la porte claquée, il entendit, porté par le souffle de la porte.

— Bordel… il est canon.

Le ton n’avait rien de lourd, presque surpris.

Un gloussement discret suivit. La coiffeuse se mis à rire nerveusement comme pour confirmer les dire de sa cliente.

 

Il remonta l’avenue, les lampadaires déformant sa silhouette sur les flaques.

À un croisement, il vit Joachim, un ami d’enfance perdu de vue, plié sous une capuche trop grande pour lui. Son vieux chien, énorme et mal léché, trottait à ses côtés.

Mäczek ralentit naturellement.

— Ça va, Jo ?

Joachim leva la tête.

Son visage avait cette pâleur caractéristique de ceux qui ne sortent plus que par nécessité.

— Ouais… Maison, ordi… tu connais.

Il haussa les épaules, esquissa un sourire de travers.

Mäczek hocha la tête, une sorte de respect silencieux pour ce combat que l’autre menait seul. Il reprit sa route, laissant Joachim et son chien disparaître dans le rideau de pluie.

Il franchit un pont, fraîchement restauré pour les cinquante ans de la dernière grande guerre. Un ouvrage tout neuf sur des fondations anciennes. Symbole poli d’une mémoire qu’on repeint sans vraiment la regarder.

Face a lui une pente raide, presque 17 %.

Mäczek avançait sans ralentir.

En haut de la rue, la maison de ses parents, massive, froide. Posée là, à la lisière du quartier, comme un bloc qui refusait de disparaître.

 

Il appuya brièvement sur la sonnette, patienta 2secondes et pensant ne pas avoir été entendu tendit son bras pour sonner à nouveau.

Au même moment, Vìktor, son père, ouvrit la porte d’un geste sec. Sans un mot.

Juste ce regard qui disait “Entre”, sans en avoir besoin. Mäczek entra, posa son sac au sol, il senti immédiatement l’odeur du bois mouillé et de la cire vieillissante.

Dans la cuisine, Élise, sa mère, nettoyait la table avec l’acharnement de ceux qui combattent des ennemis invisibles (ou une dépression).

Il s’assit.

Victor restait debout, appuyé contre l’évier, les bras croisés.

Mäczek résuma son combat en quelques mots, sans emphase, sans chercher à masquer la dureté.

Victor hocha la tête.

— Tu l’as affronté et gagné. C’est tout ce qui compte.

Il ne disait jamais plus que nécessaire.

Élise servit une assiette de guaccamol, du pain grillé avec du fromage blanc. Il mangea sans bruit.

CHAPITRE 2 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

lendemain matin,

la lumière grise se fraya un chemin à travers les rideaux vert de sa petite maison, une maison au fond d’une impasse loin des problèmes et des nuisances sonores.

Mäczek enfila son hoodie noir, ajusta ses vieilles Converses.

Il partit vers la salle, sac sur l’épaule.

Le chemin passait par le Bois de la Pachelle, un labyrinthe naturel abandonné depuis des années. Les arbres penchaient sous le poids de l’humidité. Le sol détrempé sentait la moisissure et la bière éventée. Chaque virage dévoilait ses cicatrices :

Des canettes de 8.6 écrasées, des papiers coincés sous les souches, paquets de clopes vides, des bancs éventrés, branlants.

Mäczek marchait droit.

Pas par ignorance. Ni par mépris.

Mais parce qu’il savait que s’arrêter pour maudire les choses ne changerait rien.

Les types qui traînaient là n’avaient pas besoin de sermons. Ils vivaient déjà leur propre fin, chaque soir, dans chaque canette vidée.

Il savait que si un jour, il les croisait dans les bois, pris en flagrant délit de pollution, il les traînerait par leurs dreads. Il leur ferait ramasser chaque canette, chaque sac, chaque trace de leur crasse, un à un.

 

Il ne cherchait pas la violence. Il n’était pas ce genre d’homme. Les arts martiaux, pour lui, c’était une manière d’être bon. De montrer son respect. De défendre sans haïr. Mais dans ces cas-là, il le sentait, ça remontait.

Ce bois, il l’avait parcouru enfant, mains dans les fougères, front contre l’écorces. Cette ville, il la chérissait. Il connaissait ses odeurs, ses silences, ses veines. On ne salit pas un lieu qu’on habite. On ne détruit pas ce qui nous abrite.

Alors oui, pour ces gens-là, il pourrait frapper pour punir. Pas par rage. Mais parce que ça aurait du sens. Parce qu’il fallait une limite. Une balise. Et au fond de lui, il l’assumait.

Sans honte. Sans détour.

Il savait que parfois, la vraie douceur, c’est celle qu’on protège par les poings.

 

En sortant du bois, le goudron reprit sous ses pieds.

Au loin, la salle apparaissait.

Son enseigne fatiguée ne brillait plus depuis longtemps, seules les lettres B et S de Basic Sambo résistaient encore. Un endroit sans prétention. Sans lumière mensongère. Juste de la sueur, du travail, et cette tension brute qu’on ne fabrique pas.

À l’intérieur, le bruit mat des haltères, les frappes sèches contre les sacs, les respirations hachées.

Mäczek entra, balaya la salle d’un regard lent.

À droite, Damien s’échauffait, torse bombé, concentré, pendant que Nora, sa compagne, gérait les plannings près du bureau, casque vissé sur les oreilles.

Un peu plus loin, une silhouette féminine.

Athlétique, seule, le corps bien ancré dans le sol, le regard posé avec cette assurance rare qu’ont ceux qui n’attendent rien de personne.

Elle ne cherchait pas l’attention. Elle s’entraînait avec précision, feignant l’indifférence.

Mais dans ses gestes, un éclat, trop furtif pour être contrôlé trahissait un trouble.

Mäczek le sentit, dans un flottement subtil, il tourna la tête et croisa son regard. Un instant suspendu, rien n’était dit, mais quelque chose se passa. Un battement en décalage dans la salle. Ils le vécurent tous les deux, sans deviner que l’autre aussi l’avait senti.

 

Damien le rejoignit d’un pas lourd.

— Envie d’un sparring boxe-only frérot ? demanda-t-il, le ton neutre, sans provocation.

Mäczek hocha la tête tout en souriant.

Pas besoin d’en dire plus. Ils savaient tous les deux ce que ça voulait dire.

 

Ils se mirent en place, les muscles tendus, les yeux calmes. Le monde extérieur s’effaça. La salle baignait dans une lumière floue, d’un ton orangé jaune sur fond de murs noirs. Le bruit sourd des sacs frappés résonnait, mêlé aux respirations râpeuses des habitués.

Ils se faisaient face sur un bout de tatami oublié dans un coin.

Pas de public, juste les regards indiscrets des pratiquants.

Deux poids différents, deux styles bruts. Damien était plus lourd. Ses appuis imprimaient le sol comme des marteaux lents. Ses bras, même sans accélération, portaient des coups qui avaient du poids.

Mäczek, plus léger, savait qu’il devait jouer autrement. Pas question de rester devant comme un sac.

Le combat commence sans donner le go

Mäczek leva sa garde, testa un jab du gauche.

Damien bloqua mollement, envoya un crochet du droit qui faucha l’air à quelques centimètres de sa tempe.

Dans un frisson, son sang se mit à bouillir d’excitation.

Il pivota, frappa en retour du gauche dans le flanc. Le bruit fut mat. Damien encaissa, haussa un sourcil.

Un avertissement silencieux :

« Tu frappes. Je frappe aussi. »

 

Les échanges montèrent en rythme.

Chaque feinte était une tentative de piéger l’autre, chaque pas une menace. La puissance de Damien forçait Mäczek à bouger plus qu’il n’aurait voulu. Ses jambes brûlaient déjà, son souffle était plus court. Damien chargea soudain, profitant d’un instant de relâchement.

Une droite lourde fendit l’air, Mäczek dû se plier, esquiver, rouler sous l’impact.

Le genou de Damien vint heurter son flanc au passage. Ce n’était pas un coup volontaire, Mäczek recula de deux pas, son souffle s’accélérant, son cerveau calculait.

« Face à la masse, il me faut la vitesse. Face à la puissance, je dois être précis. »

Il fixa les épaules de Damien, légèrement relevées à chaque amorce de crochet. Il y avait une faille. Une seule. Mäczek ancra ses appuis, attendit.

Le crochet arriva.

Large, visible.

Il plongea sous le coup, sauta latéralement en serrant ses bras contre ses flancs, et frappa.

Un direct du gauche, sec, net, dans la ligne ouverte entre les côtes. Damien se plia à moitié, plus par surprise que par douleur. Mäczek pivota aussitôt, frappa du droit à l’épaule pour déséquilibrer, puis un dernier jab dans le nez pour sceller le mouvement.

 

Damien recula de deux pas, leva une main sans dire un mot, essayant de reprendre son souffle.

Un signe clair : Assez.

Ils s’immobilisèrent, le monde autour d’eux rétréci à la cadence lourde de leur souffle. Damien tapota son torse en souriant.

— T’es vif, mec… T’es pas encore mort, lança-t-il.

Mäczek hocha la tête.

 

Mäczek s’éloigna vers un coin libre de la salle, tira une serviette de son sac, l’enroula serrée autour d’une barre fixe.

Le programme était simple : renforcer sa lutte et son grip pour la compétition qui arrive dans 8 semaines.

Il sauta, saisit la serviette à deux mains, commença à enchaîner les tractions explosives.

Chaque montée déchirait ses avant-bras.

Chaque descente serrait ses côtes. Il visualisait des cols de kimono, des corps luttant contre lui, le regard droit, Il montait, redescendait, remontait encore.

Au loin, il sentit des regards. Pas ceux de ces connaissances, ni ceux des habitués. Des regards plus aiguisés. Ceux de la jeune femme avec qui il en avait échangé à son arrivée.

Assise sur un banc, sac posé à ses pieds. Elle ne le regardait pas directement.

Elle jouait à attacher ses lacets. À ranger ses affaires. À s’occuper les mains. Mais Mäczek captait la vibration.

Sans arrogance. Sans idées toutes faites.

Il laissa faire.

 

L’air de la salle lui vibrait sous les coups sourds des sacs frappés.

Mäczek rangeait sa serviette, ses doigts encore brûlants des tractions. La sueur lui piquait la nuque et collait son t-shirt à ses omoplates. Il ne pensait à rien.

Juste la satisfaction brute de son corps vidé.

Soudain, un éclat de voix vrilla l’atmosphère, ce n’était pas un cri d’encouragement. C’était un éclat plus dur, cassant.

Il tourna lentement la tête, essuyant la sueur de son front du revers de sa main.

Deux gars semblaient vouloir en venir aux mains près de la poulie. Ils n’étaient pas du coin. L’un, grand, sec, nerfs apparents sous la peau. L’autre, plus petit, trapu, la bouche déformée par la colère.

Le grand avait bousculé l’autre en reculant pendant un exercice.

Un geste bête. Mais l’orgueil ici, se mesurait au millimètre.

Le trapu lança quelques mots, des insultes courtes mais sèches.

Le grand répliqua, sans hausser la voix, avec juste assez de sang froid pour faire serrer la mâchoire du petit querelleur.

La salle sembla se resserrer d’un coup.

Mäczek resta assis sur son banc le dos droit

 « Pas besoin de se précipiter. »

Il continua d’observer la scène quand soudain, le trapu frappa.

Ce n’était pas un coup pour blesser, mais pour tester. Le grand répondit d’un revers brutal sur son torse. Le trapu vacilla.

Et là, sous les regards, face à son ego devenu plus petit que ses jambes, il se jeta sur l’autre.

Les deux corps s’écrasèrent l’un contre l’autre, glissèrent au sol, cherchant l’ascendant à l’aveugle.

Aucune de technique. Juste de la rage.

 

Mäczek se leva lentement, sans un geste brusque, sans se faire remarquer. Il avançait doucement, analysant chaque détail.

Les poings qui s’ouvrent, les regards qui fuient. Il savait que ces deux là n’avaient nullement l’envie d’en découdre et que par orgueil et peur de se sentir humilié en sont venus aux mains.

« Si j’interviens mal, j’escalade. Si j’interviens trop tard, quelqu’un se blesse. »

Ce n’était pas un dilemme moral. Mais une équation froide, une fine analyse de ce que peut engendrer son besoin d’intervenir dans ce qui ne le concerne pas.

Il traversa les quelques mètres qui le séparait de la scène.

Avant même de toucher ces deux cochons devenus rouge sang depuis le début de leur altercation il dit d’une voix forte et posée :

— Oh ! on se calme les mecs.

Sans menace, juste assez forte pour entrer dans leur bulle d’adrénaline. Les deux mecs s’arrêtèrent une fraction de seconde. Le regard du trapu chercha un appui, celui du grand, une échappatoire.

Mäczek s’interposa calmement, le corps ouvert, ancré dans le sol comme une évidence.

Il n’appelait pas à l’affrontement. Il n’avait pas besoin de mots ni de gestes, sa seule présence suffisait.

 

La responsable, Claire, arriva une seconde plus tard, son regard aussi tranchant qu’une lame.

— Terminé ?!, dit-elle sèchement.

Impitoyable comme à son habitude, elle calma les tensions d’une seule phrase.

Son regard glissa vers Maczek, un remerciement discret, muet, comme seuls les vrais savent en adresser.

Mais dans ces yeux Mäczek y voyait un message clair :

« Si les choses avaient dégénéré, elle les aurait brisés elle-même. C’est sur. »

Les deux gars reculèrent. Chacun reprenant son souffle, l’honneur froissé et la rage enterrée. Ils se dispersèrent comme des chiens battus.

 

Mäczek resta une seconde de plus, calme et impassible.

Il sentit derrière lui des regards. Des murmures étouffés. Il retourna s’asseoir sur son banc. Ses mains posées sur ses genoux, sa respiration contrôlée.

Un jour, pensa-t-il,

« Il faudra décider jusqu’où aller vraiment. »

CHAPITRE 3 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La salle de sport s’était lentement vidée. Les murs transpiraient la chaleur et la colère mal dépensée. Mäczek attrapa son sac et se dirigea vers la sortie.

Le froid de la nuit lui sauta à la gorge dès qu’il passa la porte.

Il marchait lentement sous les lampadaires qui coulaient des gouttes d’eau sale sur le trottoir.

Son esprit était surchargé par tout ce qu’il avait vécu aujourd’hui, il ne prêta même pas attention au regard que portait sur lui la jeune femme au moment de quitter la salle.

Il réajusta la lanière de son sac sur son épaule, en pleine réflexion.

Il n’avait pas envie d’interpréter. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à cet échange de regard avec elle. Il savait que l’esprit, parfois, inventait des signaux pour donner du sens à ce qui n’en avait pas et que la solitude amplifiait ces illusions.

Il avait appris à s’en méfier.

 

Plus loin, à l’arrière du parking, sous l’ombre floue d’un lampadaire, il croisa Claire, la patronne. Elle parlait avec deux membres de la salle.

Elle sentit sa présence et tourna légèrement la tête. Un regard, discret, juste du coin de l’œil.

Mäczek perçut ce pincement imperceptible entre eux. Il n’éprouvait aucun désir. Et pourtant, une pensée le traversa, fugace, fine comme l’air :

« Et si ? »

Il détourna le regard, un sourire intérieur aux lèvres.

« Je me fais des idées. » (Comme tout homme à qui on donne de l’attention)

Puis il remonta la capuche de son hoodie, et s’engagea dans une ruelle étroite pour gagner du temps.

La pluie s’était remise à tomber. Elle était fine, glaciale. Ses pas résonnaient sur les pavés disjoints.

 

Au croisement de la ruelle, il sentit quelque chose.

Une présence. Un frottement léger derrière lui. Pas le temps de se retourner.

Un premier impact le frappa à la hanche,

« Un coup de poing ? » Non.

Une lame. Fine. Froide.

Il se retourna face a l’assaillant par instinct. Devant lui, deux ombres.

Sans avertissement, sans mots. Le premier homme, fonça sur lui, lui envoyant une droite sans aucun scrupule.

Mäczek recula d’un pas, la douleur dans sa hanche explosant en un éclair. Il absorba le choc et riposta.

Un jab court au menton, puis un bras arrière gauche lancé avec rage. Ce n’était pas un coup de salle de boxe, c’était un coup pour briser, détruire.

Le type vacilla, puis s’effondra sur les pavés, sa tête heurtant violemment le sol, il se mis à convulser.

Pas le temps de souffler, le second, plus lourd, plus rapide que prévu, fonça, lame à la main.

Mäczek n’hésita pas.

Il attrapa son poignet essayant comme il peut d’empêcher la lame de le toucher, faucha ces jambes avec un balayage brutal, il se fit entraîner dans la chute, leurs corps roulant dans la crasse.

 

Tout à coup,

Une douleur aiguë lui déchira le dos, l’agresseur avait glissé la lame entre ses omoplates.

Il sentit le froid du métal, puis la chaleur de son sang ruisseler.

Il serra les dents, se remit debout, le souffle court. L’homme au couteau essaya lui aussi de se relever.

Mäczek n’attendit pas qu’il récupère.

Porté par un instinct brut, il fonça vers son agresseur et le projeta de toutes ses forces contre le mur. Surpris, l’homme lâcha son couteau, incapable de comprendre ce qu’il lui arrivait.

D’un coup, arrivant à toute vitesse, un coup de tête surpuissant. D’une violence rare, presque primitive.

Le bruit de l’impact fendit la pluie, dispersant l’averse dans un souffle brutal.

Le crâne de l’agresseur craqua contre le mur dans un bruit sourd. Sa mâchoire se disloqua sous la violence du coup. Il s’effondra à son tour.

Mäczek resta debout un instant. Les deux corps immobiles autour de lui. La pluie martelant ses épaules.

Son sang ruisselait sous ses vêtements. Il chancela, fit trois pas.

Le sol tangua sous ces pieds. Son cœur battait à tout rompre, son corps ne suivait plus. Il sentit ses jambes céder, comme si quelqu’un avait coupé les câbles.

 Puis tout ralentit.

Il eut le temps de voir le trottoir se rapprocher, implacable, froid, maculé d’eau sale. Il tendit son bras dans un dernier espoirs pour se rattraper.

Trop lent, trop faible.

Son épaule heurta le sol. Puis son crâne, dans un choc sourd.

La douleur explosa, pas comme un coup de poing, mais comme une vague qui engloutit tout. L’adrénaline cessa de l’aider, son rôle était terminé. Sa bouche se remplit d’un goût métallique, âcre, âpre, un mélange de sang et de poussière humide.

Il resta là, à moitié conscient, cloué au sol, pendant que le monde vacillait au-dessus de lui. Le temps perdit toute cohérence.

Des pneus crissèrent sur le bitume, un bruit si aiguë que même à moitié conscient il entendu, puis au loin une voix, inaudible.

Des mains saisirent ses épaules, le basculèrent sur le dos, puis commencèrent le massage cardiaque.

— Respire, mon gars, respire…

Une pression énorme s’abattit sur son flanc. L’homme compressait l’hémorragie.

Mäczek voulait parler. Expliquer.

Mais aucune place pour les mots. Son corps ne lui répondait plus, il sentait seulement ce froid qui remontait lentement dans ses veines, comme une marée noire.

Puis plus rien. Juste la pluie, le ciel sans fond, et l’odeur de son propre sang se mêlant à la nuit.

CHAPITRE 4 fin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dimanche,

Au réveil d’un sommeil de 2jours consécutifs, Il se souvint du sol qui montait à sa rencontre. Puis du froid, des voix, et plus rien.

Quand il rouvrit les yeux, le plafond blanc était fendu d’une longue fissure. Mäczek la suivait des yeux, allongé, immobile, dans son lit d’hôpital. Une perfusion plantée dans le creux de son bras gauche.

Sa jambe droite était engourdie jusqu’à la hanche. Des picotements sourds remontaient le long de sa main gauche. Et dans son dos, une lourdeur battait lentement, au rythme d’un cœur fatigué.

Il ne se souvenait pas de tout.

Juste du moment où ses dents s’étaient serrées si fort qu’il avait cru les briser. Et puis le coup de boule. Le bruit du crâne contre le mur.

Il baissa les yeux.

Ses doigts bougeaient encore. Un rictus étira son visage. Puis, d’un coup, le rire partit. Brut, sec, presque trop fort, faisant réagir la moitié du service.

Un éclat de nerfs mêlé à un souffle de folie. Comme s’il avait craqué.

Il murmura, les yeux fixés à ces mains.

« J’ai tenu. »

 

Au même moment, la porte grinça. Ses parents entrèrent.

Victor, pour la première fois de sa vie, avait le regard flou. Les poings serrés le long de ses hanches.

Élise, le visage creusé, s’avança la première, posa une main tremblante sur l’avant-bras de son fils, sans rien dire.

 

Victor approcha lentement. Il n’essaya pas de parler. Il posa une main lourde sur l’épaule de Mäczek, et la serra une seconde.

Une seule.

Assez pour faire passer tout ce qu’il ne saurait jamais dire autrement. Mäczek sentit la vague monter. Une vague d’émotion brute, silencieuse, qui, sans un mot, lui avait offert tout ce que son père lui avait toujours semblé retenir.

Lui, l’enfant qui avait cru devoir être parfait pour mériter un regard.

Les larmes coulèrent, voir son père — ce bloc de granit — vaciller, simplement parce qu’il avait cru le perdre…Ça lui avait fait lâcher prise. Briser ce mur constant qu’il tenait face au monde. Ces larmes, c’était ça.

L’expression brute de la pression accumulée, du stress, étalé sur des années, qu’il avait tû jusque-là. Du relâchement de toute cette tension nerveuse. Il comprit aussi — avec cette lucidité cruelle —, qu’il avait fallu frôler la mort pour ressentir, enfin, l’amour de son père.

Et que même s’il s’en était sorti vainqueur, quelque chose en lui était resté figé. Son corps et son esprit garderons à jamais des stigmates de cette soirée du jeudi.

 

 

 

Un médecin entra. Blouse froissée, yeux cernés.

Vous avez eu de la chance, monsieur L. Le couteau a pénétré environ quatre centimètres au niveau de la hanche droite. Un peu plus haut, et il touchait le poumon. Un peu plus profond, et on parlait amputation. 

Il consulta sa tablette, la mine grave.

Votre structure osseuse a protégé vos organes internes et vos vêtements ont freiné l’impact. 

Il releva les yeux.

Vous allez vous en sortir. Mais il faudra du temps.

 

 

Vers dix-huit heures,

 

 Après le départ de ses parents, le silence reprit possession de la chambre. Mäczek demanda à être transféré sur un fauteuil roulant. Il avait besoin de bouger. De voir autre chose que ce plafond fissuré.

Le brancardier ajusta les sangles, poussa doucement le fauteuil dans les longs couloirs vides de l’hôpital.

Le bâtiment était immense, sale, rongé par les années. Les néons vacillaient. Les murs étaient peints de cette couleur beige triste qui n’existait que dans les administrations publiques.

Trois étages plus bas, au bout d’un couloir interminable, il trouva la machine à café.

Un automate bancal, qui crachait des gobelets tièdes et des boissons tièdes, au goût suspect. Mäczek choisit un chocolat chaud en poudre.

Il prit le gobelet fumant, inspirant son odeur chimique.

J’adore ce goût de merde.”

Il roula jusqu’à l’entrée principale. Là, il s’arrêta sous l’auvent, la pluie battante à deux mètres de lui, le béton froid sous les roues de son fauteuil. Il but une gorgée.

Le goût était exactement ce qu’il espérait : amer, sucré, plastifié. Il leva les yeux vers le ciel bas.

« Encore une semaine... Si tout va bien, vendredi, je sortirai. »

Note : avec tout ça il ne s’est pas rendu à son rdv de coiffeur, il ne saura donc jamais comment s’appelait la meuf.

 

CHAPITRE 5fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lundi 2 — Rocori

 

Le réveil vibra doucement sur la table de chevet.

Une main surgit de sous la couette, attrapa l’appareil et fit taire l’alarme d’un geste précis, presque militaire. La lumière du matin filtrait déjà à travers les volets, grignotant par petites taches le parquet usé.

Elle repoussa les draps, enfila ses chaussettes d’un mouvement automatique, puis tira le tissu jusqu’au haut des mollets.

 À peine avait-elle posé les pieds au sol que deux masses bondirent contre la porte : un doberman nerveux, oreilles dressées, et un labrador plus lourd, placide mais débordant d’affection.

Elle eut un petit rire, discret mais sincère, assez pour chasser la torpeur. Elle ouvrit, croulant sous l’assaut de langue et de pattes, puis caressa ses deux colosses avec une tendresse presque maternelle.

Le bois craqua sous son pas léger tandis qu’elle descendait l’escalier..

En bas, la pièce principale révélait un espace simple mais agencé avec soin,  chaque meuble payé au prix d’heures supplémentaires passées à rempoter des rayons, scanner des retours de colis ou briquer des sols pour une misère.

 Elle avait mis en pause ses études pour financer sa vie, mais cet acharnement avait porté ces fruits.

Sa maison, elle, portait une mémoire plus ancienne. Des murs de granite et d’ardoise remontant au XVIᵉ siècle. C’était austère, mais solide. À son image.

Elle se prépara un petit-déjeuner rapide, croquant dans une banane tandis qu’un épisode de Gossip Girl tournait en arrière-plan sur son téléphone, maladroitement appuyé contre une boîte de croquettes vide.

Sans terminer son épisode, elle s’habilla pour sa séance.

Un short de sport RequinGym, usé aux coutures, moulait ses cuisses fines mais musclées. Sa brassière, peinait difficilement à maintenir sa poitrine généreuse. Elle enfila par-dessus un t-shirt large, par réflexe,  habitude née des regards lourds, des remarques crues, des gestes déplacés.

Elle avait appris à composer avec cette violence banale. Vivre seule, assumer ses besoins sans aide, c’était devenu une discipline. Les hommes ne l’impressionnaient plus, ne l’attiraient plus. Elle s’était endurcie. Usée, marquée par trop d’années de harcèlement, de menaces et d’injustices simplement pour avoir existé dans le mauvais corps, au mauvais endroit, avec les mauvais vêtements. Comme si le monde exigeait d’elle un déguisement pour pouvoir sortir en paix.

Agacée par cette pensée, elle envoya valser son bouclier de tissu, ce masque inutile, et décida qu’aucun regard ne dicterait plus ses gestes. Elle ne devait rien à personne.

Un dernier regard dans la glace avant de partir.

Ses longs cils naturels encadraient des yeux marron-vert où brillait l’étincelle du défi. Quelques taches de rousseur s’éparpillaient sur ses pommettes, adoucissant son visage aux proportions presque parfaites. Elle attacha ses cheveux en une queue haute, découvrant sa nuque fine et tendue.

Après avoir enfilé ses vieilles Converses, elle descendit les marches de béton en courant, bondit par-dessus les trois dernières et atterrit sans bruit, féline.

Dehors, sa Golf 2 GTI l’attendait, fatiguée mais fidèle, une tache d’huile sombre s’élargissant sous le châssis. Elle ouvrit la portière d’un geste sec, s’installa au volant et la claqua derrière elle.

Un coup d’accélérateur fit grogner le moteur.

Elle sourit enfin.

 

Elle habitait un petit village perché à 600 mètres d’altitude, juste au-dessus de Nevir.

Rocori.

Ce matin-là, elle descendait vers la ville, longeant les lacets qui serpentent entre les bois. Une pente continue de 20 %, bordée de chicanes à 90 degrés.

Lors du dernier grand conflit mondial, ces chemins forestiers avaient servi de remparts naturels. Chaque virage avait ralenti les forces ennemies. Ils avaient offert aux civils une chance d’organiser leur défense. Le fleuve SeeMu, en contrebas, ajoutait encore plus de complexité au terrain.

Nevir, vue d’en haut, avait des allures de forteresse oubliée.

Dans l’habitacle, un live mythique du groupe Dans la Dèche, Wembley 88, crachait ses riffs de légende. Elle se gara sans précipitation sur le parking de la Basic Sambo.

Son téléphone vibra. C’était un message de sa mère :

“T’as vu ? Un jeune de la vallée a été agressé au couteau… Il est entre la vie et la mort… C’est le fils d’une dame qui bosse avec moi au collège.”

Elle fronça les sourcils. Ouvrit rapidement l’article attaché. Des mots flous.

Jeune homme. Nuit. Violence. Couteau.

Elle avança, absorbée, le regard collé à l’écran. Sans lever les yeux, elle poussa la porte de la salle.

 

À l’intérieur, un brouhaha inhabituel régnait. Les machines cliquetaient à peine mais le son des voix montaient en grappe serrée.

Il est mort le gars, j’te jure, murmura un type, jambes croisées, haltère posé sur le sol.

Non, mais t’es fou, intervint un autre, plus jeune, excité. Un des deux gars, il a la mâchoire pétée en trois morceaux, parait-il !

Oh mon dieu… lâcha une fille. Comment on peut faire ça à un quelqu’un ? Surtout qu’il est… vraiment trop, trop mignon, j’espère que sa mâchoire va aller mieux.

Les paroles se heurtaient, se superposaient. Chacun avait sa version.

Des rumeurs nées dans la crasse des réseaux, déformées, amplifiées, vidées de vérité.

 

La jeune femme traversa la salle sans répondre. Son cœur cognait plus fort que d’habitude.

Elle posa son sac, tira sur ses chaussettes hautes, réajusta sa queue de cheval. Mais ses gestes étaient différents. Moins assurés.

Pendant l’échauffement, son esprit dériva sans qu’elle puisse l’empêcher. Son amie, entre deux squats, lui lança :

T’as l’air bizarre toi, ce matin…

Elle haussa vaguement les épaules, essuya ses mains sur son short.

C’est rien...C’est juste, l’histoire de l’agression d’avant-hier… Ça fout un peu les nerfs.

Son amie acquiesça, haletante.

Grave… Franchement, on peut crever n’importe quand…imagine si c’était une femme ?

(Elle dodelina instinctivement)

Elles se remirent au travail. Mais quelque chose avait changé.

Pendant que la salle retrouvait peu à peu son ambiance normale, elle, elle continuait à penser au visage flou de ce garçon dans son souvenir.

 À son regard calme, sa silhouette athlétique, cette aura qu’il dégageait.

Et à l’idée sourde qu’un fil s’était tendu quelque part dans son esprit sans qu’elle le veuille vraiment. Loin des rumeurs et autre non dit qui circulaient.

 

CHAPITRE 6 fin.

 

 

 

 

 

 

À quinze kilomètres de là, dans la capitale départementale de Chelvillera,

Mäczek était allongé sur son lit d’hôpital.

 

La lumière froide glissait le long des murs blancs, sans chaleur, comme si elle léchait les surfaces pour mieux souligner leur stérilité. Les machines, à sa droite, bipaient doucement, cadence régulière, presque indifférente.

Son corps lui semblait étranger. Détaché. Comme une enveloppe qu’il habitait sans la contrôler.

Sa hanche, pourtant transpercée quelques jours plus tôt, avait été nettoyée, recousue, presque présentable. Mais sa main gauche, elle, portait encore la vérité brute du combat : phalanges gonflées, peau arrachée, stries rouges là où la chair avait cédé sous l’impact des os.

Il ferma les yeux. Une question, brutale, s’imposa :

Et maintenant ?

Son travail ? Ses entraînements ? Sa capacité à survivre si un jour cela recommençait ?

Il serra les dents. Oui, il avait explosé deux types à mains nues. Dans un combat sans règles. Guidé uniquement par l’instinct.

Mais à quel prix ?

 

Le repas du soir fut déposé sur la tablette pivotante par une aide-soignante pressée, sans un mot.

Une barquette tiède, où surnageaient quelques patates trop cuites, un morceau de viande sec et gris, et un yaourt nature, maigre consolation sans protéines.

Il se força à manger, la gorge serrée.

Le goût fade ne nourrissait rien, ni le corps ni l’âme.

Dans l’angle de la chambre, la télévision crachotait.

Lundi 3, 19h20.

Le journal régional.

La voix du présentateur, monocorde, récitait l’horreur comme on récite une météo :

« Dans la commune de Nevir, un jeune homme, Mäczek L., a été agressé au couteau. Les deux suspects n’ont pas été placés en garde à vue en raison de leur hospitalisation. Cependant, l’un d’eux a porté plainte, affirmant avoir été victime d’une insulte raciste ayant déclenché l’altercation. L’affaire est actuellement en cours d’instruction. »

Un instant et tout son monde se renversa.

Comme si le sol s’ouvrait sous lui.

Sa tension artérielle chuta, son corps flotta hors de lui-même.

« Une insulte raciste ? Moi ? »

C’était eux qui l’avaient agressé.

Eux qui avaient sorti le couteau.

Eux qui avaient failli le tuer.

Et maintenant… ils inversaient les rôles.

Un goût métallique remonta dans sa gorge. Il serra le poing sur la couverture.

Une douleur fulgurante explosa dans son dos : la plaie s’était rouverte, sous l’effet de la rage froide qui l’envahissait.

La télévision passa à d’autres sujets, mais Mäczek resta figé.

Son corps, ses pensées, rivés à ce qu’il venait d’entendre.

C’était plus qu’une trahison : c’était une tentative d’effacement. Effacer son vécu. Effacer la réalité.

Chaque fibre de son être réclamait une explication. Un chemin logique.

Il n’en trouva pas.

 

Les pensées noires surgirent sans prévenir.

Mon image ? pensa-t-il.

Non. Ce n’était pas ça.

La vérité ? Peut-être.

Ou ce besoin archaïque, viscéral, d’être vu tel qu’il était. Sans masque. Sans filtre. Sans manipulation.

Un besoin brut de justice.

 

Son souffle ralentit.

Et alors, un souvenir enfoui remonta, comme une plaie jamais refermée.

Il ne chercha pas à le repousser.

 

Il avait huit ans.

Son vélo bleu, cabossé, rayé de partout, grinçait sous ses coups de pédale. Devant lui, Alphonse, son meilleur ami, descendait la pente à toute allure. Pas de casque. Pas de peur.

À cette époque, dans la vallée, les enfants jouaient seuls dehors. Pas de portables. Pas de surveillance réelle.

Seulement l’insouciance comme garde-fou.

Ils dévalaient la route qui menait de chez Alphonse au parc Rochetard.

La pente était raide, le goudron irrégulier, troué de fissures. Les pneus vibraient à chaque aspérité.

Alphonse criait de joie, un cri clair, presque défiant. Il laissait son vélo filer plus vite qu’il ne fallait, comme si la gravité était un jeu.

Mäczek, déjà, n’était pas comme les autres.

Ses yeux s’accrochaient à tout.

Pas par peur, mais par nature.

Il ne savait pas l’expliquer. Son cerveau fonctionnait différemment : il observait, triait, calculait en silence. Comme si une partie de lui était toujours en alerte, toujours prête à réagir avant même qu’il comprenne pourquoi.

Et ce jour-là, il vit.

Un mouvement dans la haie, à l’angle du croisement. Une variation de lumière, une ombre coupée. Un détail infime que son instinct transforma en certitude.

Son corps comprit avant ses muscles.

Il hurla :

— Freine !

 

Trop tard.

 

Un petit garçon. Trois ans, peut-être. Surgi de nulle part.

Il traversa la route, minuscule silhouette dans le soir tombant.

Le choc fut immédiat.

Le corps du gamin fut projeté en l’air, silhouette désarticulée, avant de retomber lourdement sur l’asphalte. Il glissa encore plusieurs mètres, peau contre goudron.

Alphonse, lui, perdit le contrôle et s’écrasa plus loin, vélo en travers.

Le temps se brisa.

Chaque image devint une photo. Le sang éclaboussant la poussière. Le vélo tordu, la roue encore tournante. Le petit garçon immobile, étendu comme une poupée.

Le cri d’Alphonse, puis le bruit de ses pas précipités alors qu’il fuyait. Abandonnant son vélo, son ami, la scène entière. Il fuyait, comme si effacer sa présence suffisait à effacer ce qu’il avait fait.

Mäczek resta figé une seconde. Le monde autour de lui n’existait plus.

Puis son corps bougea.

Il courut.

Il se jeta sur l’enfant. Le prit dans ses bras maigres. Le serra contre lui, en pleurant, le cœur battant au point de se rompre.

Le petit était inconscient. Son poids l’écrasait. Il ne savait pas quoi faire. Ses jambes tremblaient. Il était lui aussi en état de choc.

La mère du petit arrive de nulle part.

Un ouragan.

Elle hurlait. Elle se jeta sur lui, le bouscula, le frappa, lui arracha son enfant des bras comme s’il était l’agresseur.

Le regard de haine qu’elle lui lança resta gravé dans sa mémoire.

 

Mäczek resta planté là.

Muet.

Paralysé par la brutalité de cet instant.

Ses parents arrivèrent trop tard. Tout était déjà faussé. Les adultes avaient choisi leur version. Personne ne demanda pourquoi un gamin de trois ans s’était retrouvé seul sur cette route.

Personne ne remit en cause la négligence des parents.

Quand son père l’ouvrit, quand il osa dire ce que tout le monde pensait tout bas, la bagarre éclata.

Des coups échangés, secs, humiliants. Son père, ancien lutteur, n’eut aucun mal à plaquer l’autre au sol. Les deux femmes, elles, avaient détourné le regard, comme si la vérité était trop lourde à voir.

 

Cette journée s’était gravée en lui. Non pas parce qu’il avait vu la mort. Mais parce qu’il avait vu l’injustice nue.

À huit ans, il avait compris que faire ce qui est juste n’offre aucune garantie de reconnaissance.

Qu’être du bon côté ne protège pas des coups.

 

Aujourd’hui, dans ce lit d’hôpital, avec une plaie béante dans le dos et une plainte mensongère sur les épaules, il sut que cette blessure n’avait jamais cicatrisé.

Elle s’était enroulée autour de lui.

Elle avait façonné ses réflexes, ses silences, ses choix.

Il tourna la tête. Sa plaie tira. La douleur pulsa.

Chaque mouvement déclenchait une brûlure sourde.

Il ferma les yeux. Ce n’était pas seulement son corps qui devait guérir.

Il le savait.

C’était tout ce qu’il était, tout ce qu’il croyait encore être, qu’il allait falloir reconstruire.

Pièce par pièce.

 

 

CHAPITRE 7 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La nuit avait englouti la ville depuis longtemps.

Dans l’hôpital, les couloirs semblaient flotter dans une torpeur immobile, rythmée seulement par le bourdonnement des néons et le souffle mécanique des ventilations. Les pas feutrés des soignants résonnaient comme des murmures d’ombres, s’éloignant toujours trop vite pour rompre la solitude.

Mäczek n’avait pas dormi. Il fixait la fenêtre où la pluie s’obstinait à tracer ses sillons sur la vitre, comme si elle voulait laver le monde à sa place.

Chaque respiration tirait sur la plaie de sa hanche et sur son dos encore bandé. Son corps n’était plus qu’un inventaire de douleurs, mais ce n’était pas ce qui l’empêchait de fermer les yeux. C’était son esprit.

« Ils veulent me salir. Me réduire à une caricature. »

Il le savait. Dans ce genre d’affaire, les mots suffisent. Les faits disparaissent derrière l’écho des accusations. Et il avait beau se répéter qu’il était du côté de la vérité, il connaissait déjà la mécanique : une fois qu’on vous colle une étiquette, vous la portez à vie.

Il fit craquer lentement ses doigts gonflés, comme pour vérifier qu’ils lui appartenaient encore. Phalanges marquées, peau arrachée. La preuve que ce n’était pas un cauchemar. La preuve qu’il avait frappé, frappé pour survivre.

Son corps était abîmé. Mais pas brisé.

Son esprit, lui, oscillait. Entre rage froide et lucidité glaciale.

Il inspira profondément, força son souffle à se régulariser. Puis il bascula les jambes hors du lit. Chaque mouvement lui coûta, mais il accepta la morsure. Ses pieds nus rencontrèrent le carrelage glacé. Il resta une minute immobile, juste pour savourer cette sensation : le contact brut du sol, son lien au réel.

Le fauteuil roulant l’attendait à côté. Il s’y laissa tomber avec un rictus crispé, tira maladroitement sur la perfusion pour la caler dans son bras. Puis il roula lentement hors de la chambre, se glissant dans les couloirs presque vides.

Quand il arriva au hall, il le vit.

Diabaté.

 

Adossé au mur extérieur, sous l’éclairage blafard d’un néon tremblotant. Une cigarette pendait de ses doigts tordus par une attelle. Sa mâchoire encore bandée lui donnait l’air grotesque, mais ses yeux… ses yeux étaient les mêmes. Ce regard vide, animal, celui d’un chien sans conscience.

Mäczek sentit son ventre se nouer. Pas de panique. Pas de peur.

Un besoin.

La colère monta en lui comme une lame de fond. Pas la rage aveugle qui dévore, non : une colère précise, glacée. Celle qu’on nourrit et qu’on dose. Celle qu’on choisit.

Il observa une seconde, puis prit sa décision.

Il abandonna son fauteuil près de l’entrée. Ses pieds touchèrent de nouveau le sol, et chaque pas était une brûlure dans sa hanche. Mais il avançait. Pas après pas, il suivit Diabaté. L’autre ne l’avait même pas remarqué, ou peut-être qu’il s’en fichait. Quoi qu’il en soit, Mäczek n’hésita pas.

Il nota l’étage. La chambre. Il monta lentement les escaliers, s’effaçant dans l’ombre comme un chasseur patient. Quand il atteignit la porte, il s’arrêta pour écouter. Le bruit maladroit d’une cuillère raclant un plastique. Des soupirs. Des gestes lents.

Mäczek poussa doucement la porte. Son cœur battait fort, mais pas trop vite. Ses gestes, eux, restaient mesurés.

Il entra.

Diabaté ne leva même pas les yeux. Il mâchait difficilement sa nourriture, la mâchoire serrée par la douleur. Le plateau en plastique tremblait légèrement sur ses genoux.

Un pas. Deux.

Mäczek bondit.

Il arracha la fourchette du plateau et la planta dans sa main. Le métal s’enfonça dans la chair avec un bruit mou, la peau craqua, et le cri de Diabaté fendit l’air comme un animal qu’on abat.

Avant même qu’il puisse réaliser, Mäczek saisit sa nuque et l’écrasa contre l’assiette. Le choc fit éclater la nourriture, les restes de purée éclaboussant le plateau.

Diabaté hurla encore, fixant avec horreur la fourchette plantée dans sa paume. Mais déjà, un autre coup venait.

Le poing droit de Mäczek partit, armé depuis la hanche. Aucune technique, une tension totale, un concentré de haine accumulée.

Le menton de Diabaté explosa sous l’impact. Son corps bascula, les convulsions commencèrent. Sa bouche crachait des filets de bave et de sang mêlés.

 

Le plateau métallique tomba au sol dans un fracas strident.

Une seconde de silence.

Puis les cris.

Dans le couloir, les infirmières hurlaient, appelaient la sécurité.

Mäczek resta figé, debout, son souffle court. Comme s’il ne ressentait pas de triomphe. Aucune satisfaction.

Juste un vide étrange, une lourdeur dans la poitrine. Comme si tout avait été prévu. Comme si, en entrant dans cette chambre, il savait déjà que ça finirait ainsi.

Il s’autorisa un dernier regard.

S’assurer avec certitude qu’il avait rendu quelque chose, restitué une part de ce qu’on lui avait pris.

Les agents de sécurité surgirent, lourds, pressés. Ils le plaquèrent contre le mur, lui passèrent les bras dans le dos.

Il ne résista pas. Pas un geste. Pas un mot.

Avec les infirmières, son regard resta calme. Il n’y avait pas d’animosité, pas de menace. Seulement une forme de lassitude glacée, comme un homme qui accepte le prix de son geste.

Il avait déjà compris.

Il savait que céder à sa colère le mènerait là.

 

CHAPITRE 8 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans une cellule improvisée qui sentait la javel et la sueur froide. Un bureau métallique. Deux chaises bancales. Une fenêtre grillagée où la pluie martelait sans trêve.

Mäczek était assis, les poignets marqués par la pression des mains de la sécurité hospitalière. Son dos pulsait d’une douleur sourde, mais il gardait la tête haute, le regard fixe.

 

Face à lui, un inspecteur au crâne dégarni feuilletait un dossier vide d’émotions.

Costume gris trop large, stylo cliquetant nerveusement contre la table. À ses côtés, une jeune policière prenait des notes sans lever les yeux.

 

Le vieil inspecteur se pencha légèrement, croisant ses doigts devant lui.

Bon… Mr L… Vous savez pourquoi on est là.

Il laissa un silence glisser, attendant que son piège se referme.

Mäczek inspira lentement.

J’ai frappé quelqu’un.

Sa voix était calme. Aucune tentative d’échappatoire. Pas de justification immédiate. Pas de faux-semblant.

 

L’inspecteur nota quelque chose, d’un grattement sec sur un papier.

Vous saviez qui il était ?

Mäczek hocha la tête.

Oui.

Vous saviez que vous étiez en rééducation, blessé, que vous n’aviez pas le droit de quitter votre étage ?

Oui.

Nouveau silence.  La jeune policière fronça légèrement les sourcils en lisant son écran.

Il y a une plainte contre vous, vous savez. Pour l’agression de ce même individu, lors de votre incident de la semaine dernière.

Sa voix était neutre. Professionnelle.

Mais Mäczek sentit le poison se glisser entre les mots.

 

L’inspecteur écarta lentement les mains.

Vous comprenez ce que ça donne, vu de l’extérieur ?

Mäczek ne répondit pas immédiatement. Il voyait très bien.

Un jeune homme accusé de violence, puis attrapé en train de régler ses comptes dans un hôpital. Un dossier facile à vendre. Une histoire simple pour ceux qui n’avaient pas envie de comprendre.

 

Il planta ses yeux dans ceux du flic.

Je sais ce que ça donne.

 

L’inspecteur hocha la tête, presque compatissant.

Mais ce n’était pas de la compassion. C’était l’acceptation administrative d’un cas qui allait mal finir, quel que soit le fond.

Vous êtes en observation jusqu’à décision du procureur. Pas d’arrestation, pour l’instant. Mais pas de sortie non plus sans autorisation.

Il rangea ses papiers d’un geste las.

Vous avez besoin d’un avocat, Mäczek. Rapidement.

Il se leva, sans chercher à adoucir la brutalité de ses mots. La jeune policière le suivit, refermant sèchement la porte derrière elle.

 

Mäczek resta seul. Le bruit du néon au plafond vibrait dans ses oreilles. Dans sa poitrine, aucune peur.

Seulement cette certitude glaciale :

« Ils ne veulent pas la vérité. Ils veulent juste que l’histoire soit simple. »

 

Dehors, dans les couloirs de l’hôpital, les rumeurs commençaient déjà à courir.

Un patient violent. Un dangereux raciste. Un type qui aurait “pété un câble”.

Personne ne parlait de l’agression qu’il avait subie. Personne ne cherchait à savoir.

Il se massa lentement la nuque. Sentit sous ses doigts la tension d’un l’animal traqué. Il ne savait pas comment il allait survivre à ça.

 

CHAPITRE 9 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La pluie martelait les vitres de l’hôpital, longue cadence grise qui se confondait avec le bip régulier des machines.

Mäczek, allongé sur son lit, fixait le plafond. Son corps le brûlait à chaque inspiration, mais sa tête travaillait plus fort encore.

Il connaissait déjà la conclusion.

Ce n’était pas une supposition, mais une équation froide :

— Les rumeurs avaient pris le dessus.

— Les gens de la salle se détournaient.

— Les flics cherchaient un coupable.

Alors il s’était dit une chose, simple et définitive : « Demain soir, je me casse. »

Pas par impulsion. Pas par fuite.

Mais parce qu’il avait observé.

Le personnel de nuit qui ne passait plus que toutes les deux heures. Les caméras aveugles dans les couloirs arrière. Les ascenseurs bloqués après 22h mais la rampe d’escalier toujours ouverte. Les clés laissées négligemment dans le local de ménage.

Chaque détail avait été noté, enregistré, mis en mémoire.

La douleur tirait dans son dos, mais il en tirait une conclusion froide : il avait encore assez de corps pour marcher. Et marcher suffisait.

Il ne voulait pas rester là, enfermé dans un rôle qu’on lui imposait.

« Si je reste, ils me réduisent à leurs mots. Si je pars, je redeviens mes actes. »

Il s’endormit avec cette idée comme une arme cachée sous son oreiller.

 

À quinze kilomètres de là, la pluie battait aussi contre les vitres de la salle Basic Sambo.

L’odeur de cuir et de fer humide emplissait l’air. Les haltères cognaient, les serviettes claquaient, les discussions flottaient au-dessus des machines.

Près de la cage à squat, Anastasia redressait la barre, la replaçait dans ses crochets. Ses cuisses tremblaient encore de l’effort. Elle essuya son front du revers de la main et rejoignit son amie, déjà installée sur le banc de développé.

Les voix autour d’elles bourdonnaient.

Un garçon lâcha, fort, comme s’il voulait qu’on l’entende :

— T’as vu l’autre taré, là ? Le type de Nevir… parait qu’il a explosé un mec à l’hôpital. Genre il l’a fracassé avec un plateau repas.

Un rire gras accompagna.

— Bah voilà. On l’avait dit, non ? Ce mec, il était chelou dès le début. Toujours dans son coin, jamais un mot. Forcément ça cache quelque chose.

Une fille leva les yeux au ciel :

— C’est clair. Moi j’l’ai croisé deux fois, il m’a même pas calculée. Ce genre de mec, tu sens direct qu’il est pas net.

Anastasia resta silencieuse. Ses doigts jouaient avec le cordon de son brassard.

À l’intérieur, ses tripes se serraient. Pas de colère. Pas de peur. Mais une tension sourde, un refus instinctif de ces jugements faciles.

Elle revoyait son visage à lui, quelques jours plus tôt, quand il passait entre les machines sans chercher à plaire, sans chercher à parler.

Il ne dégageait pas de folie. Pas de vice.

Il dégageait autre chose. Un poids réel, brut, comme si sa simple présence appartenait au monde plus sûrement que celle de tous ces gens réunis.

Son amie reprit, mi-voix, mi-moqueuse :

— Paraît qu’il est en garde à vue. Enfin, j’espère qu’ils vont le coincer avant qu’il tue quelqu’un.

Anastasia serra les dents.

Elle se pencha pour rattacher ses lacets, mais c’était pour cacher son expression.

Elle avait cette certitude étrange, inébranlable : il n’était pas ce qu’ils disaient.

Son instinct lui criait qu’ils se trompaient, que l’image qu’ils construisaient n’était qu’un reflet déformé.

 

Pendant qu’elle réajustait sa queue de cheval devant la glace, à l’hôpital, Mäczek roulait lentement dans le couloir, demandant à descendre prendre l’air.

Un infirmier le laissa passer sans même le regarder.

Il s’arrêta près des grandes baies vitrées.

La pluie coulait sur le verre, brouillant le monde extérieur.

Il inspira profondément.

Son esprit se recentra : chaque goutte qui tombait, c’était un rappel que le temps passait, que demain approchait.

 

Dans la salle, Anastasia reprit son sac et sortit.

La pluie l’aspergea aussitôt. Elle resserra sa capuche autour de son visage.

Un geste banal. Mais sans le savoir, au même instant, Mäczek, à l’hôpital, faisait exactement le même geste devant la vitre : tirer le tissu contre sa nuque pour se protéger de ce froid qui ne venait pas seulement de l’extérieur.

Le soir, chez elle, Anastasia resta longtemps assise sur son vieux canapé, le téléphone dans la main.

Elle tapa son nom. Le trouva.

Un profil presque vide. Des photos simples : un sac de sport usé, un chemin de randonnée noyé de brume, une paire de gants suspendue à une poutre. Des clichés sans artifice.

Elle sentit son pouls accélérer. Pas de fascination malsaine, pas de romantisme creux.

Mais cette intuition qu’il y avait, là, quelqu’un de vrai. Quelqu’un qui vivait au-delà des apparences.

Sans réfléchir davantage, elle appuya sur Ajouter.

Puis fit défiler. Trois likes, rapides, sur trois photos sobres, presque banales.

Un signe discret. Mais volontaire.

À l’hôpital, la notification vibra sur les cuisses de Mäczek.

Il la vit. Anastasia✨.

Un mince sourire étira ses lèvres. Comme la reconnaissance d’un signe.

Il appréciait les moments où sans qu’il ne le comprenne, son corps voulait agir sans réfléchir. Il voulait l’ajouter en retour. Lui envoyer un message. Mais l’hésitation l’envahit.

Il reposa le téléphone, les yeux fixés sur le plafond.

« Pas maintenant. Pas ici. »

 

Anastasia, quant à elle, verrouilla son écran.

Son instinct lui criait qu’il n’était pas ce qu’ils disaient, mais aussi qu’il fallait respecter cette distance.

Qu’il y avait un temps pour approcher. Et un temps pour observer.

Elle rangea son téléphone, s’étira longuement, la tête penchée vers l’arrière.

Le goût amer des rumeurs restait en elle, mais pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit alignée avec elle-même.

 

 

 

 

CHAPITRE 10 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mercredi Soir

 

La nuit pesait sur l’hôpital comme un couvercle de fonte.

Les néons grésillaient au plafond, projetant sur le sol des rectangles de lumière pâle, comme autant de cages alignées les unes après les autres. L’air sentait le désinfectant et le plastique brûlé. Un silence presque religieux régnait, troublé seulement par le roulement lointain d’un chariot, ou le soupir fatigué d’une infirmière derrière une porte.

Mäczek avançait lentement.

Le fauteuil roulant était resté derrière lui, abandonné dans le coin de sa chambre comme une vieille relique d’impuissance. Ses pas étaient encore instables, son dos tirait à chaque mouvement, sa hanche lui brûlait comme un fer chaud planté sous la peau. Mais il avançait. Parce qu’il ne pouvait plus rester couché. Parce qu’il fallait marcher, respirer, prouver à lui-même qu’il était encore un homme debout.

Ses mains tremblaient un peu. Les phalanges gonflées, la peau encore arrachée des coups portés à Diabaté deux jours plus tôt. Il se souvenait de la fourchette, de son propre poing frappant avec une rage sèche, libératrice et destructrice. Il ne regrettait pas. Mais il savait. Chaque pas qu’il faisait dans ce couloir lui rappelait la conséquence : il avait cédé. La colère avait pris le dessus, et même si ce n’était pas envers tout le monde, même si les infirmières n’avaient jamais été ses ennemies, le résultat était le même.

Au détour d’un angle, il croisa une silhouette.

Grand, mince, les traits fins éclairés par la lumière artificielle. Pas un médecin. Pas une infirmière. Un brancardier. Une blouse bleue trop large, les mains dans les poches, le regard posé.

— Hé, frérot… où tu vas comme ça ?

Sa voix était calme, presque amicale.

Mäczek s’arrêta. Il aurait pu mentir. Prétexter une envie de marcher. Inventer une visite improvisée aux toilettes. Mais à quoi bon ? Cet inconnu ne le connaissait pas. Ne l’attendait pas. Il pouvait dire la vérité.

Alors, d’un souffle, il lâcha tout.

L’agression dans la rue. Le couteau. La plainte inversée. La rage. Diabaté. La violence dans la chambre. Sa certitude d’avoir franchi une ligne sans retour. Il parla vite, d’une voix basse, sans chercher à se justifier. Comme si les mots avaient besoin de sortir. Comme s’il n’avait jamais eu l’occasion de dire les choses à haute voix.

L’autre écoutait. Sans bouger, sans l’interrompre. Les bras croisés contre le mur, le visage neutre. Puis, quand Mäczek eut fini, il esquissa un sourire discret.

— Moi, c’est Mehdi.

Il tendit la main.

Mäczek hésita une seconde, puis la serra. Sa poigne était ferme, une poignée de main franche.

Mehdi reprit :

Tu sais… la vengeance, c’est normal. Quand on t’a sali, humilié, poignardé. Quand on a voulu t’effacer, t’arracher ton nom. Dans ma culture, quand on trahit l’honneur par le mensonge, on n’est plus rien. On ne nous considère plus comme des hommes.

Ses yeux se levèrent vers le plafond fissuré, comme s’il cherchait ses mots plus haut.

— Mais frapper ne te rend pas ton honneur. Ça te laisse plus seul. Plus sale. Tu crois reprendre quelque chose, mais en vrai… tu donnes encore plus à ceux qui veulent te voir tomber.

Un silence flotta dans le couloir.

Mäczek baissa les yeux. Ce qu’il venait d’entendre, il l’avait déjà pensé. Il l’avait deviné au moment même où son poing s’abattait sur Diabaté. Mais l’entendre dit ainsi, sans jugement, sans sermon, c’était différent. C’était comme un miroir tendu devant lui, brut, sans filtre.

Il hocha lentement la tête. Comme un signe qu’il avait entendu. Compris.

Mehdi, lui, ne demanda rien de plus. Il tapota son épaule, comme on scelle une conversation qui n’a pas besoin d’aller plus loin. Puis il s’éloigna, ses pas s’effaçant dans le couloir.

Mäczek resta seul, l’esprit chargé mais paradoxalement apaisé. Il regagna sa chambre, se laissa tomber sur le lit, et pour la première fois depuis des jours, le sommeil l’emporta. Un sommeil lourd, sans rêve.

 

Le matin suivant, gris et froid.

La pluie battait toujours contre les vitres, lavant les toits de Chelvillera sans répit.

La porte de sa chambre s’ouvrit doucement.

Viktor entra.

Une sacoche en toile usée sur l’épaule, un sourire discret au coin des lèvres. Un sourire qui n’était pas une joie, mais un soulagement. Comme si voir son fils respirer encore suffisait.

Ils se serrèrent la main, fort. Un geste viril, sincère, qui testait l’état de son fils et disait, sans mot : « t’es encore debout, je suis fier. »

Victor s’assit sur la chaise bancale près du lit. Il posa son sac à ses pieds.

— On a été convoqué avec ta mère, dit-il.

Il marqua une pause, comme s’il choisissait chaque mot.

— J’ai raconté ta version. Ils ont tout noté. L’agression au couteau est reconnue. L’autre, avec ses conneries de racisme… y’a rien de prouvé. Les flics savent que ça pue.

Mäczek inspira, hochant la tête. Ses yeux se posèrent sur ses jambes, cachées sous la couverture.

— J’ai pas provoqué, papa. Je marchais juste pour rentrer. C’est eux qui m’ont agressé.

Viktor le fixa, droit. Son regard avait vieilli. Fatigué par cette semaine, qui ne leurs avaient laissé aucun répit lui et Elise.

— Je sais. Pas besoin d’en dire plus.

Viktor savait que son fils avait lui aussi besoin de se reposer, de parler de choses simples.

Ils se mirent à parler de tout et de rien. Des films que Viktor regardait sur Netflux, des randos qu’il faisait seul.. Il parla de Jòzsef, son arrière-grand-père. Un homme trapu, dur, qui avait appris à survivre dans les montagnes du Caucase avec une hache et une foi silencieuse en Dieu.

Un héritage invisible, transmis de génération en génération.

Quand Viktor repartit, Mäczek s’était déjà assoupi. Il le laissa dans sa chambre, seul entre quatre murs, mais entouré malgré tout par la présence invisible de ceux qui l’aimaient.

En marchant vers le couloir, il s’autorisa un dernier regard. Son fils, qui se montrait si fort et dur était à ces yeux si fragiles. Un poids lui serra la poitrine : pourquoi était-ce si difficile de lui montrer ce qu’il ressentait ? Pourquoi ce mur entre eux, dressé depuis des années ? Il se rassura comme il put.

Être père, se disait-il, ce n’était pas forcément parler. C’était protéger. Tenir debout quand l’autre vacille. Un sourire bref lui traversa le visage. Un sourire qu’il garda pour lui seul, avant de disparaître dans le couloir.

Un peu plus tard, le bruit discret de la poignée réveilla Mäczek en sursaut.

Le médecin entra, toujours le même : blouse froissée, cheveux en bataille, visage fermé. Pas un mot aimable, pas une once de politesse inutile. Il posa son dossier sur la tablette et s’approcha du lit. Une présence sèche, presque mécanique.

 

Mäczek fronça les sourcils. 

 

— Vous sortez demain après-midi, si tout va bien.

Comme ça. Net. Une information lancée comme une pièce sur une table. Puis il repartit.

Mäczek resta assis, prenant un instant pour digérer la nouvelle.

« Sortie demain… »

 

À l’étage du dessus, dans le service de traumatologie, un médecin poussa la porte de la chambre de Diabaté. Il entra en parlant, habitué à ce silence qu’opposaient souvent les patients, et continua quelques pas avant de s’arrêter net.

Le corps de Diabaté était affaissé dans son lit. Son regard figé au plafond, la bouche entrouverte comme s’il avait été surpris en plein souffle. Le médecin s’approcha, posa deux doigts gantés sur son poignet. Attendra quelques secondes. Aucune pulsation.

Il tenta à nouveau, vérifia la respiration, rien. Une froideur mécanique s’installa dans la pièce. Très vite, l’alerte se propagea dans le couloir. Les infirmières accoururent, défibrillateur, oxygène, gestes répétés avec professionnalisme mais sans illusion. Le temps s’écoula dans un chaos contenu, jusqu’au moment où l’un d’eux arrêta de compter les secondes.

Le verdict fut inscrit : mort par asphyxie, étouffé dans son sommeil, conséquence de ses fractures à la mâchoire. Une fatalité, diraient certains. Un accident. Peut-être même une ironie cruelle, un jugement que la vie lui avait réservé.

 

Mäczek, de son côté, ignorait encore tout. Il restait dans sa chambre, le regard perdu au plafond fissuré, le corps lourd mais l’esprit clair. Il savait qu’en cédant à sa colère deux jours plus tôt, il avait franchi une ligne. Pourtant, il ne nourrissait aucune haine contre l’hôpital, ni contre ceux qui l’avaient arrêté. Sa rage n’était destinée qu’à ses agresseurs.

Il avait frappé parce qu’il en avait besoin. Pas pour la gloire, pas pour un rôle à jouer, mais pour retrouver un instant de contrôle. C’était libérateur, il ne pouvait pas le nier. Pas sur la durée. Pas pour réparer ce qui avait été brisé. Mais dans l’instant, oui, cela avait valu le coup.

Demain, il quitterait enfin cette chambre. Et avec elle, peut-être, le dernier fragment de faiblesse qu’il s’était permis.

 

 

CHAPITRE 11 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quartier Slavia, en haut de la tour 9,

La pièce baignait dans une lumière jaune sale. Un spot halogène suspendu à un fil dénudé tremblotait au plafond. Rien sur les murs, si ce n’est l’ombre d’un punching-ball éventré et l’odeur de vieux cuir.

Un homme, debout face à la fenêtre, ne bougeait pas. 1m90. Dos large. Silhouette taillée dans le ciment et la mauvaise humeur.

Il alluma une clope. Inspira longuement. Puis dis, sans se retourner :

— Il est vraiment mort, ce fils de pute de Diabaté ?

Il se tourna, regard fixe.

— Qui va payer, maintenant, hein ?

Il haussa le ton.

Amenez-moi le, ce chien !

Deux types déboulèrent de la pièce d’à côté, tenant un gars entre eux. Judicaël. Le deuxième agresseur. Celui qui avait survécu.

Ils le balancèrent au sol comme un sac de linge sale. Judicaël grimaça, mais ne dit rien. Le grand homme s’approcha lentement. Pas besoin de crier. Sa voix suffisait à le glacer.

Tu vas me rendre ce que vous me deviez. Ou tu rejoins ton pote, le shlag.

Judicaël leva les mains, pitoyable.

J’te jure c’est pas moi… c’est sûr… c’est l’autre gars… le type qui nous a agressé. C’est lui qui a volé, qui a tué Diabaté.  Moi j’ai rien à voir, gros, j’te jure… C’est un gars de Nevir… il nous a sauté dessus pour choper le matos, j’te mens pas !

Le silence tomba dans la pièce. On entendait seulement la pluie s’abattre sur les vitres. Le boss s’accroupit, doucement, presque calmement.

Écoute-moi bien, espèce de chien. T’as trois jours. Trois jours pour me ramener mes tunes. Sinon je viens te chercher. Et cette fois… je te coupe en deux.

Judicaël hocha la tête frénétiquement, bouche entrouverte, tremblant.

C’était que 50 grammes. Du hash. Prit à crédit. C’était des petites frappes sans cervelles.

Des clowns qui fumaient leur propre came, raquettaient des collégiens pour rembourser, et se faisaient des films à la ScarFace.

Mais ils étaient tombés sur plus fort. Et maintenant, il y avait un mort. Et une dette.

Le boss se leva. Tourna le dos.

Et dit simplement :

— Dégagez-le.

Les deux gars chopèrent Judicaël pour l’emmener. Mais avant qu’ils n’atteignent la porte, l’un d’eux se retourna et lui décocha une droite monumentale.

Judicaël vola à travers la pièce, s’écrasa contre le mur, l’arcade explosée, le souffle coupé. Il ne dit rien. Se redressa, vacillant, et sortit en titubant dans les escaliers du bloc.

 

Dehors, l’air était glacé. La pluie tombait en biais.

Judicaël courait.

Main plaquée sur son œil droit, le sang glissant entre ses doigts. Il tourna dans une impasse, s’arrêta à bout de souffle, et s’écroula contre un mur.

Il se mit à pleurer. Pour la première fois depuis longtemps. Pas par douleur ni par honte. Mais parce qu’il savait qu’il allait y passer.

Comme Diabaté.

Qu’il n’avait plus rien à donner, ni personne pour le couvrir.

Il resta là un moment. Le souffle coupé. Battement après battement. Puis soudain, il eut une idée. Un éclair. Une dernière carte à jouer. Il sortit son téléphone.

Le fit glisser de ses doigts pleins de sang. Et composa un numéro. Il approcha le combiné de son oreille.

Une sonnerie. Deux.

— Ej, brate ! Šta ima ?

—Šta oćeš ?

CHAPITRE 11.5 fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dimanche matin,

L’air sentait la terre mouillée.

Mäczek inspira profondément, le sac de sport usé battant contre sa hanche. Il venait de quitter l’hôpital. La pluie fine qui imbibait les sentiers de Nevir.

 

Son père l’avait ramené en voiture jusqu’à la lisière du village, respectant son besoin de solitude. Il avait décliné l’invitation de rentrer directement à l’appartement.

Il avait besoin de marcher un peu, il voulait rentrer par le Bois de la Pachelle. L’ancien bastion naturel de ces ancêtres. Les chemins tortueux, taillés par les siècles, gardaient encore les traces d’une époque où l’homme ne survivait que grâce à sa connaissance des collines.

Les branches lourdes laissaient filtrer une lumière grise, hésitante. Le sol spongieux, creusé de racines, absorbait les pas comme s’il voulait garder ses secrets.

 

Mäczek avança lentement, boitant légèrement. Chaque foulée était un défi.

Mais il sentait, à chaque pas, son corps se recoudre, guéri. Plus loin, dans un virage du sentier, une silhouette marchait aussi.

Une jeune femme, capuche rabattue, deux chiens gambadant autour d’elle.

Un doberman nerveux et un labrador plus calme. Ils se rapprochèrent.

Lentement.

Juste la pluie et leurs pas étouffés dans la mousse humide.

 

Le doberman s’élança en avant, aboyant joyeusement. Le labrador trottina derrière. La jeune femme siffla doucement, rappelant ses chiens, mais ils filaient déjà vers l’inconnu. Mäczek s’arrêta, le regard baissé, attendant que le doberman saute contre lui.

Il tendit instinctivement la main.

Le chien le renifla, puis se laissa caresser sans méfiance.

Quand il releva la tête, leurs regards se croisèrent. Un éclair passa dans leurs yeux, aucun d’eux ne ressentis de gêne.

Juste deux personnes qui se reconnaissaient, sans besoin de traduire.

 

Elle s’approcha, rappelant son chien à ses pieds.

Désolée… il est un peu envahissant.

Sa voix était douce et naturelle.

Mäczek haussa imperceptiblement les épaules.

Ça change de ce qu’on croise en ce moment.

Son ton était neutre, mais pas froid.

 

Ils restèrent là un instant, immobiles, comme suspendus. Se fixant sans un mot.

Les chiens tournaient autour d’eux, créant un cercle invisible. Elle pencha légèrement la tête, observant sa jambe, son dos encore raidi par la douleur.

— Vous… vous revenez de loin, non ?

Ce n’était pas une question intrusive. Juste une constatation.

 

Il croisa les bras, lâcha dans un souffle :

Disons que la route était un peu plus cabossée que prévu.

Un silence léger, presque confortable, s’installa. Elle hésita. Son regard glissa vers son téléphone dépassant de la poche.

Mäczek le sentit. Pas besoin d’explications. Il sentit que quelque chose avait déjà commencé, bien avant ces quelques phrases.

 

Il tapota la tête du labrador.

Prenez soin d’eux. Ils sentent mieux que nous ce qui cloche chez les gens. Dit-il en souriant pour la première fois depuis longtemps.

Elle le regarda avec intensité.

Je sais.

Puis, presque à contre-cœur, elle rappela ses chiens et fit demi-tour lentement.

Mäczek resta quelques secondes figées, regardant les traces de pas s’éloigner sur le chemin mouillé. Puis il reprit sa marche.

La douleur plus lointaine, l’air plus dense, mais son cœur…un peu moins lourd.

 

L’appartement sentait le renfermé et le vieux cuir.

Mäczek posa son sac contre le mur, referma doucement la porte derrière lui.

Le claquement sec résonna dans le silence. Il resta un moment appuyé contre la porte, les yeux fermés. Chaque muscle de son corps semblait hurler. Mais son esprit, lui, était plus net qu’il ne l’avait été depuis des semaines.

Il était revenu.

Cabossé, diminué peut-être.

Mais vivant.

 

Il traversa la pièce principale.

Tout était resté là, figé dans son absence. Il passa une main sur le mur, caressant la peinture écaillée sans y penser. Ici, il n’y avait pas de façade à tenir.

Pas de posture.

Seulement ce qu’il était, nu, brut, sans excuses. Il s’effondra sur le canapé, grimaçant sous l’effort. Les ressorts usés grincèrent sous son poids.

Il fixa le plafond pendant un long moment.

Aucuns projets. Aucune revanche immédiate. Juste ce besoin fondamental de se reconstruire.

 

Dans la poche de son jean, son téléphone vibra. Il le sortit, sans réelle envie.

Une notification Instagram.

Anastasia

Pas de message. Juste un “like” sur une ancienne photo :

Lui, debout sur une roche du bois de la Pachelle, serrant un poing bandé contre sa cuisse.

Il sourit légèrement. Pas parce que c’était flatteur. Pas parce que c’était un jeu. Parce que ça sonnait vrai.

Parce que c’était discret. Respectueux. Il comprit son intention, il su dès cet instant que cette femme avait quelque chose de différent.

 

Il reposa le téléphone sur la table basse, laissa son regard dériver vers la fenêtre où la pluie collait des gouttes sales contre la vitre.

Demain serait une autre bataille.

 

Pendant ce temps, quelques kilomètres plus haut dans la vallée,

Anastasia caressait distraitement la tête de son doberman, assis à ses pieds dans son salon encombré.

Elle hésitait encore.

Une part d’elle voulait forcer le destin. Envoyer un vrai message. Briser ce silence étrange.

Et une autre voix, plus sourde, plus ancienne, lui murmurait d’attendre. De respecter ce qu’elle avait perçu dans ses yeux.

 

Un appel rapide entre copines. Des rires forcés. Des conseils absurdes.

Envoie-lui un nude lol.” “Provoque-le un peu.” “C’est un bouffon.

Elle esquissa un sourire fatigué.

« Non. Pas cette fois. Pas avec lui. »

Elle éteignit son téléphone, s’étira sur son canapé, laissant ses deux chiens venir se blottir contre elle.

Dehors, la nuit s’étendait sur la vallée de Nevir, battant ses tambours sourds contre les collines noires.

Chacun à leur façon, sans se parler, sans se toucher,

Mäczek et Anastasia commençaient à apprendre à marcher côte à côte.

Même à distance.

 

CHAPITRE 12 fin.

 

 

 

 

 

PARTIE I FIN.

 

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