Peu de temps après le départ d’Eric, de légers coups à la porte interrompirent les sanglots silencieux de Flora.
Une femme était entrée, et l’avait invité à la suivre dans les couloirs larges et lumineux de l’endroit où elle se trouvait. Se lever n’avait pas été chose aisée, mais la guide ne semblait pas se soucier de l’aide qu’elle aurait pu apporter. Flora avait titubé, craignant que ses jambes ne puissent la supporter. Mais le souvenir de la main fraiche de l’homme au cheveux noir lui revint et elle constata presque malgré elle qu’elle allait beaucoup mieux.
Elles croisèrent sur leur chemin quelques femmes, habillées de la même manière que celle que Flora suivait. Elle en déduit qu’elle devait être une servante, où du moins qu’elle devait exercer dans la structure qui l’accueillait. Bien qu’elle se sentit mieux, elle ne put se souvenir des escaliers et des couloirs empruntés depuis la chambre qu’elles avaient quittées. Quand sa guide s’arrêta devant une double porte close, au fond d’un énième corridor, Flora ne sut combien de temps elles avaient marché. Elles patientèrent un instant, et la porte sembla s’ouvrir d’elle-même. Elles entrèrent.
C’était une salle de bain. Elle avait en effet entendu parler Hermès et les autres d’un éventuel bain à prendre, d’une purification à subir. Elle s’était imaginé une simple douche, mais bien évidemment, c’était sans compter le fait qu’elle n’avait alors pas pleinement saisi la tournure qu’avait prit sa vie en quittant Paris.
— Voici la salle des bains, ma Dame, fit la servante en s’inclinant bien bas.
Flora fronça les sourcils devant le cérémonial, mais son attention fut entièrement reportée sur la pièce qu’elle découvrait en y pénétrant timidement. Littéralement, la salle des bains n’avait rien à voir avec le placard dans lequel elle faisait sa toilette habituellement. Ici, trois bassins circulaires creusés à même le sol en marbre étaient disposés dans la salle ronde, dont les murs étaient crevés de baies vitrées. Du pas de la porte, Flora devinait des arbres gigantesques, aux feuillages d’un vert patiné par l’âge et le vent. Elle avait le sentiment de se tenir dans un tout petit objet, déposé dans les mains d’un géant.
— Il vous faut vous déshabiller, ma Dame, reprit la voix qui était restée en retrait près de la porte. Le premier bain est à votre droite, le second à gauche. Le dernier se fera au fond de la salle.
Au fond de la salle, et donc près des vitres qui laissaient passer les rayons du soleil. Flora frissonna à l’idée de se montrer nue près d’une fenêtre, quand bien même ils semblaient se trouver haut dans le bâtiment. Elle se tourna vers sa guide, qui avait fermé les portes et se tenait près d’un élément en marbre. Celui-ci disposait de serviette et de vêtements pliés délicatement, attendant la fin d’une toilette évidente. Flora se racla la gorge.
— Je ne vais pas me baigner avec vous dans la salle tout de même… Si ?
— Je ne puis sortir, ma Dame. Je dois vous accompagner dans vos ablutions.
Elle avait parlé mécaniquement, et son visage pâle semblait d’ailleurs n’avoir connu aucune expression. Flora devina seule qu’il n’était pas question de discuter. Précédent sa question, la servante reprit la parole, toujours figée près de la porte et du linge.
— Le premier bain, ma Dame, est celui qui finira de réveiller votre corps. Le suivant vous nettoiera et le dernier vous purifiera. Les huiles dans les eaux vous soigneront. Vous pouvez vous dévêtir.
Flora avait suivi du regard les bains en question, et soupira. Après tout, cela lui ferait du bien. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était arrivée ici, mais ses vêtements avaient été changés. On l’avait surement vu nue contre son gré, et un mélange de honte et de colère l’envahit.
— Pourriez-vous vous tourner, s’il vous plaît ?
— Non, ma Dame.
Serrant les dents devant l’indifférence profonde de la servante, Flora finit par lui tourner le dos et déboutonna la chemise de lin qui la couvrait. Elle réalisait peu à peu qu’elle avait traversé une partie du bâtiment en chemise de nuit, pieds nus et les cheveux en bataille. Aucun miroir ne lui montrait son reflet, mais elle devinait déjà qu’elle y aurait vu des yeux épuisés et apeurés. L’épaisse bande de tissu qui lui couvrait le bras se détacha aisément, et elle glissa sur sa peau pour rejoindre le petit tas soyeux à ses pieds. Elle l’enjamba pour s’avancer avec plus d’assurance qu’elle n’en avait réellement vers les marches qui descendaient dans le fond du premier bassin. Et poussa un cri.
L’eau était gelée. Dans la moiteur de la salle, Flora ne s’était pas doutée un seul instant que les bains pouvaient être froids. Elle se retourna vivement vers la femme qui regardait obstinément devant elle, mais devina qu’elle ne trouverait aucun secours auprès d’elle. Serrant ses bras contre sa poitrine nue, frissonnant à l’idée d’entrer entièrement dans l’eau, Flora descendit une à une les marches jusqu’à ce que l’eau recouvre son nombril.
— Je peux en ressortir ? demanda Flora en claquant des dents malgré elle.
— Il vous faut vous plonger dans les eaux, ma Dame. La moitié d’un corps ne représente rien.
Un violent frisson la parcouru, et elle se tourna vers le reste du bassin qui devait, comme les autres, faire au moins six mètres de diamètre. Ses cheveux détachés couvraient ses épaules, comme pour la réconforter. Flora se mordit la lèvre, et avança davantage, l’eau finissant de couvrir ses bras et ses seins durcis par le froid.
— Plongez, ma Dame.
La voix de sa chaperonne lui parvenait de loin, au dessus du bruit que faisaient ses dents qui claquaient. « Evidemment, la tête aussi » se dit Flora. Puis, tentant de prendre son propre corps par surprise, elle prit une inspiration, ferma les yeux et la bouche, puis se laissa couler dans l’eau.
Elle se rappela la piscine, avec sa mère. La voix d’un homme qui lui hurlait qu’elle pouvait le faire. Faire quoi ? Elle revit le deuxième plongeoir, celui que tous les grands voulaient faire pour montrer aux autres ce qu’ils étaient capables de réussir. Mais elle ne voulait pas, elle, monter sur ce plongeoir. La main baladeuse du maitre nageur, un peu trop sûr de lui, qui avait finit par la rejoindre dans les escaliers froid en aluminium. Saute, lui disait-il. Ta maman sera fière de toi.
Flora ouvrit les yeux. Ses cheveux flottaient autour d’elle dans l’eau translucide. Ses mains enserraient ses genoux, le foetus qu’elle était redevenue tournoyait doucement dans ce bain sans fond. Surprise, Flora se déplia et, cherchant en vain un sol sur lequel pousser, elle releva la tête vers le ciel, vers la frontière qui la ramènerait à la surface.
Son souffle répandit en elle une vive chaleur quand elle sortit la tête de l’eau. Flora était essoufflée, essoufflée comme si elle avait parcouru des milliers de miles à la brasse. Pourtant, elle n’avait fait que plonger sa tête dans l’eau glaciale. Son corps frissonnait, et elle se rappela enfin qu’elle pouvait sortir du bain, ce qu’elle réussit à faire sans trébucher.
La servante, qui n’avait pas bronché, hocha sa tête cérémonieuse, et l’enquit d’un geste à se rendre au second bain, à gauche.
Encore secouée du souvenir qu’elle ne s’attendait pas à retrouver ici, Flora déglutit et tenta vainement de cacher sa nudité sous ses bras gelés. Elle marcha sur le sol tiède en espérant ne pas y glisser, et s’approcha du second bain, prête à y pénétrer le plus rapidement possible.
Celui-ci était brulant.
Ne pouvant se retenir, Flora jura copieusement en sortant le pied qu’elle avait docilement plongé dans l’eau. Elle se retourna furieusement vers sa chaperonne, qui comme prévu, ne laissait rien paraitre. Elle prit une grande inspiration, se rappelant qu’après tout, elle préférait les bains chauds aux bains froids, et s’avança.
La différence de température fit battre son coeur de plus en plus fort, sentant en elle les différents faisceaux de sang qui irriguaient son corps. Les gouttelettes d’eau froide qui perlaient encore de ses cheveux lui provoquaient des douleurs aussi vive que le feu qui chauffait l’eau. Flora inspira, et se laissa tomber à nouveau.
L’odeur du désinfectant la saisit. Celui qu’elle utilisait pour se nettoyer les mains avant d’entrer dans la chambre de l’hôpital. Le même qu’elle avait utilisé aussi d’ailleurs, quand il avait fallu enterrer sa mère, puis sa grand-mère. Celui qui devait sentir la menthe, mais qui finalement, sentait la mort. Elle voyait les cartons empilés, les cadres vidés. Puis elle revenait très loin, près de cette petite table pliante dans sa cuisine, où sa mère s’installait pour lire des lettres. Ces lettres qui lui coutaient son lot de larme et que Flora avait finit par détester autant que ce désinfectant. Ce collier lumineux dans la main de sa mère, pourtant si terne quand elle le cachait précieusement sous ses vêtements. La chaleur d’un foyer, dans lequel elle n’avait pu trouver sa place.
Ses yeux s’ouvrirent à nouveau, et l’eau chaude sembla même brûler ses rétines. Laissant échapper quelques bulles, ne cherchant pas le fond du bassin si fuyant, elle remonta à la surface. Cette fois-ci, elle en sorti sans trembler. Des rigoles de sang goutaient de son bras gauche, auxquelles elle ne prêtait pas attention. « Forcément, pensa-t-elle, toutes les plaies peuvent se rouvrir sous l’eau ».
Son regard se tourna vers le fond de la pièce, vers le dernier bain. Prenant une grande inspiration, craignant presque les souvenirs qui pourraient ressurgir de ces eaux étranges, Flora s’avança vers les fenêtres.
Les marches de marbre étaient tièdes, et le corps de Flora se détendit en sentant l’eau lui couvrir les pieds. C’était presque trop froid après le deuxième bain, et la jeune femme frissonna malgré elle. Pourtant, elle soupira de lassitude quand son corps pénétra tout entier dans l’eau. Elle marcha vers la partie la plus profonde, se rapprochant des fenêtres. A cette distance, la vue lui était barrée, et elle se souvint qu’il lui fallait une troisième fois plonger dans l’eau. Elle respira profondément et se laissa couler. Le noir de ses yeux fermés l’accueillit comme un vieil ami, et elle se détendit.
— Qu’es-tu venue chercher ?
Flora rouvrit les yeux, toujours dans le bassin dont le fond semblait lui aussi disparaitre à chaque plongeon. Elle tourna la tête, tournoyant dans la douceur de l’eau tiède. Elle regarda au-dessus d’elle, mais ne vit que les feuilles des arbres décliner leur teinte en un million d’éclat de lumière. Qui avait parlé ? Elle n’était rien venue chercher. On l’avait emmené ici !
— Devras-tu te mentir à toi-même pour avancer ? Tu irais beaucoup plus loin si tu enlevais tes oeillères.
Flora serra le poing, tourna encore dans l’eau claire. La voix qu’il lui semblait entendre provenait de partout, et de nulle part à la fois. Un sursaut de peur l’envahit et son souffle se bloqua dans sa gorge.
— Respire, Flora. Ce n’est que toi.
Flora crachait ses poumons sur les marches du bassin, ses cheveux trempés cachaient sa vision. La chaleur du sol sur lequel elle s’était affalée prolongeait celle de l’eau dans laquelle elle était encore à moitié plongée. Comment avait-elle fait pour sortir ? Elle inspirait encore prudemment de courte gorgée d’air, repliant ses jambes comme pour les tirer d’un abime, quand elle entendit un bruissement de tissu au-dessus de sa tête.
La servante se tenait près d’elle, et lui tendait un long tissu molletonné, doublé de soie sur l’envers. Flora inspira une dernière fois, puis se redressa sans peine. Elle prit le linge et s’emmitoufla dedans, pressant ses yeux de ses paumes à travers la douceur de la toile. « Qu’es-tu venue chercher ? » Les mots raisonnaient en elle, tel le diapason d’un instrument délicat. Qui avait parlé ?
— Vous avez terminé, ma Dame. Nous pouvons nous retirer.
Flora scruta le visage de sa voisine, et fut surprise d’y trouver un mince sourire. Malgré l’admiration qui semblait transparaitre de son visage devenu soudainement social, son regard montrait une dose de réconfort, de gentillesse. Ou de pitié, peut-être. Flora voulu parler, mais dû se racler la gorge pour éclaircir sa voix devenue rauque.
— Avec qui j’étais dans l’eau ?
La suivante haussa un sourcil, et sourit plus largement.
— Vous étiez seule, ma Dame. Seule avec vous-même.
Ce qui se passe dans le dernier bain est très intéressant, sa nature qui lui parle etc Allez Flora.. on se réveille ! ^^
Oui, c'est mon côté grosse tarée qui ressort avec mes personnages, mais tu connais lol
Pour les bains, j'essaie de glisser petit à petit des éléments pour montrer l'ambivalence de Flora, qui est décidément bien compliquée comme personnage !
Dit, ça me fait énormément penser aux vestales toute cette histoire de pureté un peu bizarre. Je compatis totalement avec Flora. Être nu, devant un inconnu, ce n'est pas du tout la joie. Et puis ... mais ... mais c'est de la torture les deux premiers bains ! Le glacé puis le chaud ! Elle aurait pu faire un choc électrique à cause de ça ... (Ce sont des terorristes dans ce château). Et puis le dernier bain était intéressant, parce que je ne me souvenais plus qu'elle se mentait à elle-même ... Peut-être qu'elle essaie de renier sa nature "d'élue" et que justement cette dernière se rappelle à elle.
Concernant ta dernière réponse, j'attend de voir comment tu vas formuler ce discours féministe dont tu me parlais. J'ai déjà vu beaucoup d'auteurs, même hommes le faire et je suis intrigué.
Gros courage pour la suite !
C'est vrai, tu n'as pas tort en parlant des Vestales. Beaucoup de leur rite passaient par les bains, et leur rapport au corps était très précieux. Sans compter qu'elles étaient toutes vierges. Mais ça, ce ne sera pas du ressort de mes héroïnes, je le crains ^^"
Toute l'histoire repose sur des contrastes, des ambivalences, des "oui mais non", du blanc sur fond noir... Flora est le centre de tout ça.
Le discours féministe, je l'espère, transparaitra dans les petites choses autant que dans le récit héroïque... Mais ça, on n'en discutera quand j'aurais réussi à former un truc potable !