Partie III

13 décembre 1942

Tellement longtemps que je n’ai rien écrit. Tellement de choses qui se sont passées entre-temps. Je risque de mélanger les dates – tout n’est pas très clair dans ma tête.

Le 26 octobre, nous étions en patrouille quand les Russes nous sont tombés dessus. Je me souviens en avoir abattu deux avant qu’une énorme douleur n’explose dans mon épaule. J’ai perdu l’équilibre et me suis écroulé dans la neige. Mon fusil a volé beaucoup trop loin de moi pour que je puisse le récupérer. Je jure avoir entendu une voix de femme crier un ordre en russe avant que tout ne devienne noir.

Beaucoup plus longtemps après ça, (en tout cas, c’est que qu’il me semble) j’ai rouvert les yeux. J’aurais été bien incapable de donner l’heure, avec ce ciel gris sombre. Je ne sentais presque pas les doigts de ma main droite, du côté où j’avais été touché. J’étais trempé, de neige fondue et de sang. J’avais froid, très froid, encore plus que pendant les tours de garde, et c’est ça qui m’a persuadé que je n’étais pas encore mort. Impression renforcée par l’accent du Nord (un Frison, très certainement) du brancardier qui m’a trouvé un peu plus tard et qui m’a ramené au camp en me répétant que je ne devais pas m’endormir et que j’avais déjà perdu beaucoup de sang. Il m’a laissé aux médecins avant de filer chercher d’autres blessés – combien y en avait-il qui l’attendaient ?

Je me rappelle qu’on m’a fait boire de force de l’alcool très fort (les médecins manquaient d'anesthésiant) mais, dans le brouillard de l’ivresse et du manque de sang, j’avais tout de même eu mal au moment de retirer la balle et de recoudre la plaie.

Les jours suivants sont très flous. Les mauvaises conditions ont conduit à l’infection de ma blessure et j’ai déliré de fièvre. Un miracle qu’on ne m’ait pas amputé du bras.

La situation à l’extérieur de la ville s’est fortement dégradée début novembre et les généraux ont décidé d’évacuer les blessés transportables, pour qu’on ne soit pas un poids en cas de siège et pour laisser de la place aux nouveaux arrivants. C’est comme ça que le 10 novembre, quelques jours à peine avant que notre armée ne se retrouve assiégée, on m’a mis dans un avion avec une dizaine d’autres blessés et un médecin visiblement épuisé, direction un hôpital établi à la hâte, quelque part en Biélorussie. J’avais vaguement peur, sans que je puisse m’expliquer pourquoi, qu’un missile nous touche et qu’on finisse en miettes en rase campagne sans personne pour retrouver nos corps.

Je suis resté trois semaines dans ce qui devait être à l’origine une maison. Les infirmières avaient été recrutées dans la population locale de mauvaise grâce et elles refusaient de parler aux Allemands. J’ai passé l’essentiel de mon temps à dormir. À chaque fois que je me réveillais, je me retrouvais en face d’un mauvais tableau champêtre. Avec une hygiène plus correcte (quoique pas excellente, du fait du manque de moyens) ma blessure a fini par cicatriser. Selon le docteur qui l’avait examinée à mon arrivée, “vous avez toutes les chances d’avoir un tendon sectionné, mais vous n’auriez pas tenu une deuxième opération pour le recoudre.” Je m’étais demandé s’il fallait que je me réjouisse.

Le moindre mouvement me faisait un mal de chien. On m’a fait passer une radio qui a révélé des éclats de balle microscopiques toujours logés dans l’épaule, ce qui avait provoqué des microfissures dans l’os. (Je ne fais que répéter ce que m’a déclaré le radiologue examinant ses clichés. Je ne suis pas certain d’avoir tout saisi.) Je ne pourrais plus tenir un fusil avant des mois, peut-être jamais. On m’a déclaré inapte au combat et envoyé en train dans un centre de rééducation en Allemagne. J’avais pourtant eu droit à un uniforme neuf - le mien avait été brûlé dès mon arrivée ; il était sale, déchiré et plein de vermine, tout comme mes cheveux qui avaient été tondus, et on m’a tendu mon sac d’affaires personnelles. Comment était-il arrivé jusqu’ici ? J'ai retrouvé ce carnet roulé en boule tout au fond. Je l'ai laissé s'aplatir sous une pile de livre.

Contrairement à ce que j’imaginais, le “centre de rééducation” est un bâtiment récent, entouré d’un parc où on peut se promener. La première fois que j’y étais allé, j’avais été étonné d’entendre tout ces chants d'oiseaux. Les oiseaux se moquent de la guerre et des hommes qui y meurent.

On mange une quantité prodigieuse de saucisses au curry et de pommes de terre à l’eau ; on y a droit quasiment à chaque fois, avec du chou rouge. C’est typiquement le genre de plat que les étrangers s’attendent à trouver en Allemagne.

Il y a des soldats estropiés, qui ont combattu aux quatre coins de l’Europe, et dont même les plus braves se réveillent en hurlant la nuit à cause des cauchemars. Moi aussi, il y a des moments où je rêve que je suis de retour là-bas, qu’un Russe m’abat d’une balle dans la tête. Parfois c’est une fille, celle dont j’ai entendu la voix avant de m’évanouir. Et d’autres plus étranges, où je suis forcé de fusiller Franz pour une raison inconnue ; parfois je refuse, et on me fusille aussi. Je n’ai pas la moindre idée de l’origine de ces derniers.

Tous les jours, on fait travailler mes muscles, jusqu’à ce que je sois incapable ne serait-ce que de refermer les doigts pour prendre un verre. J’écris de la main gauche en ce moment. J’ai l’écriture d’un enfant qui entamerait la Grundschule, l’école primaire. Je me dépêche de finir.

Hier, une aide-soignante est venue me prévenir d’une visite. Étonné, je l’ai suivie. Dans le hall, j’ai remarqué une jeune femme aux cheveux noirs, et avant que j’aie pu comprendre ce qui m’arrivait, Hannah m’étranglait dans ses bras (elle m’a donné sans le faire exprès un coup dans l’épaule et la douleur est arrivée jusqu’à mes doigts) en riant et en répétant à notre fils, un peu perdu dans cet endroit nouveau pour lui, que papa allait rentrer à la maison et qu’il pourrait voir Brötchen, le chiot de Wurst.

 Un petit pain, fils de la saucisse ; c’est typique de l’humour de Hannah.

 

FIN

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Fannie
Posté le 11/12/2019
Finalement notre soldat a eu de la chance d’être blessé : ça lui a permis d’abréger son séjour au front. Il a dû croire que sa dernière heure était arrivée. Et ensuite, vu les mauvaises conditions et les moyens limités, il s’en est plutôt bien tiré. Bien sûr, les traumatismes psychologiques ne vont pas s’effacer, ni s’estomper en quelques jours. Mais il a retrouvé sa famille et j’aime les histoires qui finissent bien ; c’est mon côté fleur bleue.
La chute est amusante : je comprends enfin le titre.  :-)
Coquilles et remarques :
— tout n’est pas très clair dans ma tête [Il faut un tiret demi-cadratin]
— - combien y en avait-il qui l’attendait ? [Idem / attendaient]
— du fait du manque de moyen [de moyens]
— ce que m’a déclaré le radiographiste [Ce n’est pas plutôt un radiologue ?]
— Je ne pouvais plus tenir un fusil avant des mois [Je ne pourrais plus ; il faut un conditionnel pour exprimer le futur]
— On m’a déclaré inapt au combat [inapte]
— - le mien avait été brûlé dès mon arrivée [Il faut un tiret demi-cadratin]
— déchiré et plein de vermines [de vermine ; on dit « de la vermine », pas « des vermines »]
— Je l'ai laissé s'applatir [s’aplatir ; c’est une des exceptions]
— La première fois que j’y suis allé, j’avais été étonné [Concordance des temps : j’y suis allé / j’ai été étonné ou j’y étais allé, j’avais été étonné]
— tout ces chants d'oiseaux [tous ces]
— Arrivés dans le hall, j’ai remarqué un e jeune femme [une / syntaxe : après « Arrivés », tu dois continuer avec « nous » ; je propose « Une fois dans le hall » ou simplement « Dans le hall ».]
— et avant que j’ai pu comprendre [que j’aie pu ; subjonctif]
— l’humour d’Hannah [J’écrirais « de Hannah » par ce que le « H » se prononce.]
ClaireDeLune
Posté le 29/12/2019
La chance fait bien son boulot, mh ? C'est le moment d'avouer qu'à la base, la fin était plus tragique, et puis je n'ai pas eu le courage de tuer notre narrateur, d'où la pirouette finale... (autrice-sadique-mais-pas-trop)
Merci de ta lecture et de tes corrections, ça m'a fait très plaisir de voir de la visite par ici !
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