Partie III : Le Palais - Chapitre 41

Par maanu

Les pieds enfoncés dans le sable, saisie par la vision des vagues qui s’abattaient sur le rivage un peu plus loin, Héléna oublia de s’écarter du transpéculeur. Ce n’est qu’en sentant les doigts de Julienne s’enfoncer dans son dos qu’elle eut un sursaut et se décida à faire un pas de côté. Elle se retourna pour voir le corps de son amie émerger peu à peu de l’ovale de verre, étrange comme une hallucination, qui trouait les roches de la haute falaise qui les surplombait. Alors qu’il lui manquait encore une partie du bassin et toute sa jambe gauche, Julienne haussa les sourcils d’étonnement.

    « Je ne rêve pas ? fit-elle en débarquant à son tour sur le sable clair de la plage immense. C’est la mer ?

    -Tu pensais qu’on n’avait pas la mer à Delsa ? lui demanda Clarisse Lamarre qui arrivait déjà à sa suite, en lui prenant l’épaule pour la forcer à s’écarter.

    -Je ne m’étais pas posé la question, rétorqua Julienne. Et personne ne nous avait dit que le Palais était près d’un rivage.

    -On est bien au Palais, n’est-ce-pas ? demanda aussitôt Héléna, la voix teintée d’inquiétude.

    -Presque, la rassura la Gardienne en levant la tête à s’en casser le cou, vers le sommet de la muraille rocheuse. Il faut juste grimper un peu. Le Palais est là-haut. C’est un bon site. En hauteur, protégé par la falaise, avec une ouverture sur les principales routes terrestres de Prim’Terre et aussi sur la mer. Le port est de ce côté, derrière les rochers que vous voyez là-bas. Il s’appelle le Grand-Èrfe. Vous pourrez aller vous y promener, si on ne vous met pas à la porte. »

    Elle tendit le doigt vers un sentier à peine esquissé qui serpentait en s’élevant, le long de l’escarpement rocheux.

    « On va monter par là », dit-elle.

    Julienne et Héléna se regardèrent comme elles purent, le visage recouvert de mèches de cheveux agitées, entraînées par le vent qui charriait vers elles l’haleine aigre de la mer. L’allure et les odeurs leur semblaient à peu près semblables à celles d’une plage du Là-Bas, pourtant l’atmosphère leur paraissait étrange. Il manquait à leurs oreilles le cri des oiseaux criards caractéristiques des bords de mer de là où elles venaient. À la place, elles entendaient le soufflement lointain des ventrons qui conversaient au large, et les glapissements craintifs des familles de pleurards cachées dans les échancrures des roches.

    La Gardienne s’était déjà mise en marche, avait mis le pied sur la première pierre du petit monticule qui menait au chemin escarpé. Elles se hâtèrent dans sa direction, et stabilisèrent leurs sacs à dos pour qu’ils ne se balancent pas contre leurs épaules pendant leur montée. Il leur parut que le sentier étroit avait des airs de casse-pipe. Par endroits il s’élevait presque à la vertical et partout le sable menaçait de s’égrener sous leurs pas, à peine retenu par des touffes d’herbe disséminées sur les parois. Sans compter qu’elles étaient trois à grimper en même temps, et qu’il allait falloir ne pas gêner la progression des autres.

    Clarisse Lamarre, qui avait déjà habilement gravi la falaise à une hauteur respectable, se retourna en ne les sentant plus derrière elle. Le vent battait ses cheveux bouclés coiffés en arrière et les manches de sa chemise ample.

    « Vous n’avez pas à vous inquiéter, leur lança-t-elle depuis son perchoir. Tous les jours des gens empruntent ce chemin. Il est sécurisé. On le veut dissuasif, pas mortel. »

    Julienne, pas complètement rassurée, leva le pied pour atteindre à son tour le sentier. Elle mit ses deux bras en avant, prête à se rattraper si jamais le sable se dérobait sous ses semelles. Mais à l’instant où sa chaussure percuta la pente, elle s’y enfonça sans rencontrer la moindre résistance. Puis le sable se figea de nouveau, l’emprisonnant. Julienne marqua un temps d’arrêt, pas très sûre de ce qui venait de se passer. S’appuyant sur cet unique pied fixé dans la pente, elle put lever son autre jambe, et faire un autre pas en avant. Lorsque ses deux pieds furent pris dans la paroi, elle voulut dégager le premier, et y parvint sans la moindre difficulté. Elle agrippa une touffe herbeuse bien enracinée et une saillie rocheuse pour pouvoir se retourner vers Héléna qui l’observait un peu plus bas, l’œil curieux.

    « Ça va », lui dit-elle.

    Tranquillisée, Héléna se risqua elle aussi sur le chemin. Julienne, qui avait repris sa progression, l’entendit émettre un petit rire décontenancé en expérimentant à son tour les étranges propriétés de la falaise. Clarisse Lamarre était loin au-dessus d’elles, avait continué à grimper sans plus se retourner.

    Leur ascension dura plusieurs minutes. Celle de Clarisse avait été bien plus rapide, et elle resta longtemps penchée au-dessus du vide, les mains sur les hanches, pour les regarder se rapprocher lentement du sommet. À plusieurs reprises Julienne et Héléna s’étaient trouvées déséquilibrées et, terrorisées, avaient senti leur corps chuter en arrière. À chaque fois une bourrasque de vent s’était élevée soudain, chargée de sel, et avait soufflé avec force dans leur dos pour les rabattre contre la paroi. Curieusement, il semblait qu’elles n’avaient jamais été aussi bien protégées qu’à cet instant, alors qu’elles gravissaient sans équipement l’une des falaises les plus hautes de Delsa.

 

    Julienne fut la première à atteindre le sommet, et se hissa – moins gracieusement qu’elle l’aurait voulu – jusqu’à la terre ferme qu’elle ne fut pas mécontente de retrouver. Héléna arriva quelques secondes après elle et, comme elle, esquissa un sourire en découvrant le panorama.

    Le Palais était dressé au sommet d’une haute butte surplombant la lande. La colline elle-même apparaissait entièrement mangée par la végétation rase et épineuse aux couleurs parsemées. L’édifice, s’extirpant fièrement de cet inextricable amas végétal, n’en était que plus impressionnant. Le blanc éclatant des pierres, surmonté du bleu nuit des ardoises, contrastait avec les jaunes et les pourpres des buissons hérissés et se détachait des couleurs douces du ciel. Un corps de bâtiments dense soutenait la structure. S’élevant sur plusieurs étages, il était constellé d’ouvertures qui, de là où elles se tenaient toutes trois, apparaissaient minuscules et innombrables. Une tour principale, immense, en jaillissait et s’élançait, brandissant vers les hauteurs sa toiture effilée. Elle était flanquée de ses multiples rejetons, les autres tours et tourelles qui s’accrochaient à elle ou, plus téméraires, s’aventuraient plus loin en suivant le chemin tracé par les murailles, que le Palais avait dépliées comme des bras sur les flancs de sa colline. Les remparts étaient d’une forme imprécise et présentait des angles invraisemblables. Ils étaient plus ou moins hauts selon les sections ; certains n’excédaient pas un étage, d’autres masquaient tout derrière eux. L’enceinte formait un dessin étrange, faisant plusieurs fois le tour de la haute colline ronde pour découper des terrasses successives qui étaient autant de lignes de défense offertes à la bâtisse. Au-dessus des remparts, sillonnant sur les errements de la muraille, un pavement cerné d’un garde-fou et entrecoupé d’escaliers de toutes tailles liait entre elles des tourelles étroites et pointues, qui semblaient avoir été disposées là au petit bonheur, sans logique apparente. Le tout faisait du Palais de Prim’Terre un enchevêtrement de formes incongrues, de pierres et de bouts de toiture que Julienne et Héléna trouvèrent éblouissant.

    Elles eurent en prime la chance de le découvrir pour la première fois à l’une des meilleures heures qui soit. Grâce à Madame Ambroise qui avait été pressée de les pousser dehors, la lumière matinale se reflétait encore sur les pierres blanches du château et de son enceinte lorsqu’elles arrivèrent face à lui, et leur donnait encore ses couleurs rosées. Si vous vous débrouillez bien, lecteur, et que vous parvenez à le voir tel qu’elles l’ont vu ce jour-là, vous comprendrez aisément qu’il leur ait semblé tout droit sorti d’un rêve.

    Il n’aura pas exactement la même allure cependant, les évènements survenus depuis lors ayant poussé les architectes du Palais à modifier une partie de sa structure. Bien sûr, le mémorial des Douze Fenêtres, au dernier étage actuel, n’existait pas encore à cette époque. Le tympan de pierre, qui surplombe depuis toujours les monumentales portes du Palais, n’était pas tout à fait le même non plus. Certains épisodes relatés sur ses bas-reliefs, postérieurs et pour certains consécutifs à l’arrivée de Julienne et Stéphane à Delsa, n’y avaient pas encore été sculptés par les fameux artisans du Palais. Mais laissés de côté ces quelques détails, le Palais vous apparaîtrait tel qu’il leur est apparu alors, tel qu’il apparaît à tous depuis près de trois siècles.

 

    Héléna arborait un sourire radieux. De toute évidence, les fantasmes qui lui avaient occupé la tête depuis trois jours n’étaient pas déçus. Elle regardait frénétiquement le dessin alambiqué des diverses parties de l’édifice, les toits d’ardoises qui étincelaient au soleil, les flèches élancées des tours, les dentelures des mâchicoulis, et les bottes de verdure qui avaient réussi à faire pousser leurs racines entre les pierres plus sombres des remparts. Julienne elle-même devaient bien s’avouer impressionnée.

    « Venez », leur dit Clarisse Lamarre, leur laissant à peine plus de quelques secondes pour admirer.

    Elles prirent néanmoins le temps de jeter un dernier coup d’œil vers la plage, loin en-dessous d’elles. Elles virent les vagues s’abattre sur le sable et s’écraser contre les rochers, puis repartir, inlassablement. De grands oiseaux bleus aux longues ailes sombres passèrent, nombreux, au-dessus de leurs têtes. Par-delà les amoncellements désordonnés de rochers, elles devinaient les voiles colorées des bateaux du port dont leur avait parlé la Gardienne.

    Celle-ci avait déjà repris sa marche, sans les attendre. Elles pressèrent le pas pour la rejoindre, et marchèrent à ses côtés dans la lande. Elle ne les menait pas droit vers le château, et semblait plutôt vouloir d’abord le contourner de loin. Elle leur donna des consignes de son habituel timbre monotone, le regard fixé droit devant elle.

    « Vous me laisserez parler, leur dit-elle. Essayez d’avoir l’air un peu normal. Ne regardez pas tout et tout le monde avec des yeux éberlués comme des enfants dans une foire. Si on s’adresse à vous soyez polies. Le reste du temps, laissez-moi faire. »

    Tandis qu’elles marchaient, qu’elles s’éloignaient de la côte et passaient de l’autre côté du Palais, l’environnement changeait. Il se faisait beaucoup plus vert à l’approche de la forêt, au bas de la colline qui descendait jusqu’à elle en pente douce. Julienne et Héléna se demandèrent s’il s’agissait de la même forêt que celle qu’elles venaient de quitter en traversant le miroir – ce qui est évidemment le cas. Elles apercevaient les reflets du soleil sur le lac d’Ourdes, aux rives à peine aménagées, presque entièrement masqué par une végétation trop fournie. Mais en remontant le regard vers le Palais, le terrain leur apparaissait de plus en plus dégagé. Une route de larges pavés soigneusement arrangés et patinés par le temps ondulait jusqu’à l’enceinte, gigantesque à cet endroit. De part et d’autre de la route s’étalaient de vastes étendues herbeuses au milieu desquelles avaient été découpés et assemblés de travers des rectangles inégaux de différentes teintes. Parmi les plus vives, on reconnaissait aisément le blond foncé des champs de blé ambré, ainsi que le violet bleuté et l’orange pâle des cultures de bellavoirs. Leur parfum doucereux s’était répandu très loin dans l’atmosphère. Çà et là, à travers ces étendues planes, se dressaient les hauts arbres des fameux vergers du Palais, qui à cette époque de l’année n’étaient pas encore chargés de leurs juteilles translucides, moires rebondies et blèches disgracieuses.

    Elles avaient quitté la lande en atteignant la route, qu’elles suivaient désormais. Elles durent s’écarter à deux reprises au passage de trimballeuses qui étonnèrent beaucoup Julienne et Héléna. Les véhicules, comme elles, allaient en direction du Palais, mais bien sûr ils y parvinrent avant elles. De loin, elles les virent ralentir et s’arrêter au pied de la muraille. L’un des occupants de la première – à cette distance, elles ne purent me le décrire que comme un homme aux cheveux sombres vêtu à la mode prim’terrienne – mit pied à terre et leva haut le menton. Depuis une ouverture étroite creusée dans la muraille, loin au-dessus du sol, elles aperçurent une silhouette toute noire qui tenait entre ses mains ce qui leur sembla être un étrange attirail. Vous comme moi avons compris qu’il s’agissait d’un membre de la Garde delsaïenne et de son arbalète. Il y eut un échange rapide entre les deux hommes séparés par le vide. Puis celui en noir eut un vague signe de la main, et aussitôt le premier remonta dans sa trimballeuse, tandis que quelqu’un qu’elles ne voyaient pas actionnait le mécanisme d’ouverture des grandes portes. Les deux battants s’ouvrirent lentement, la trimballeuse s’engouffra sitôt qu’elle en eut la place, et dès qu’elle eut fini de l’avaler la porte se referma sur elle. La même scène se produisit lorsque le deuxième véhicule arriva devant la muraille.

    À mesure qu’elles s’approchaient, elles distinguaient mieux les gardes sur le chemin de ronde au sommet des remparts, qui faisaient couler leur regard sur chaque recoin du paysage qui s’étendait loin devant eux. Dans leur dos, des hommes, des femmes et même quelques enfants passaient. Il y avait aussi des groupes qui émergeaient des deux embrasures qui perçaient la pierre, de part et d’autre des portes monumentales. Au-dessus de leur tête pointaient les éperons de la herse, prête à s’abattre dès que nécessaire pour bloquer l’accès au Palais. Julienne était fascinée par tout, et Héléna encore davantage. Elles craignaient de rater le moindre détail, auraient voulu pouvoir regarder partout en même temps. Les groupes de passants qui les croisèrent, s’approchant du Palais ou s’en éloignant, ne leur prêtaient pas la moindre attention. De leur côté, elles avaient beaucoup de mal à s’empêcher de détailler le moindre élément de leur accoutrement et de tendre l’oreille à leur approche pour essayer de surprendre leur conversation saugrenue et leur accent étrange.

    Mais elles sentirent leur angoisse s’accentuer de seconde en seconde, à chaque pas qui les rapprochait des hautes portes. Le garde en uniforme noir qu’elles avaient distingué un peu plus tôt à travers la galerie d’étroites fenêtres sans vitre, au-dessus des portes, les repéra très vite et les suivit des yeux sans ciller pendant leur progression. Julienne et Héléna avaient naturellement laissé la Gardienne prendre la tête du petit groupe. Quand elle arriva à portée de voix du garde, elle s’arrêta, bien droite, et leva la tête vers lui.

    « Je suis la Gardienne, dit-elle de sa voix grave, forte et assurée. Je voudrais voir le roi et la reine. »

    Le garde, décontenancé, ouvrit de grands yeux. Il avait l’air très jeune, peut-être pas autant que Héléna mais certainement plus que Julienne. Il entrouvrit la bouche, hésitant, en regardant la jeune femme. Il semblait se tordre la cervelle dans tous les sens pour tenter de décider s’il devait la croire ou non. Une voix s’éleva près de lui et le secourut.

    « C’est bon, je la reconnais. »

    D’une autre ouverture étriquée, un peu plus loin à la droite du garçon, une seconde silhouette apparut. Une femme noire, un peu plus âgée et plus massive, vêtue du même uniforme sombre, émergea de l’obscurité. Elle adressa un mince sourire à la Gardienne.

    « Bonjour Madame », lui dit-elle.

    Elle pressa un index contre sa poitrine, avec un air interrogateur.

    « Sous-lieutenante Bellia Beaufort. »

    Clarisse hocha la tête.

    « Oui, je me souviens, dit-elle.

    -Vous voulez voir le roi et la reine, alors ? On peut envoyer quelqu’un les avertir, si vous voulez. Mais je vous préviens, ils sont en audience. Le duc de Garennes est là avec sa fille et tout le gratin du duché. Vous risquez d’attendre un moment.

    -On attendra s’il le faut, répondit la Gardienne. Mais précisez-leur que c’est une affaire très importante. Ça accélérera peut-être les choses.

    -Est-ce que vous voulez qu’on leur précise quelle est cette affaire très importante ?

    -Je préfère leur en parler moi-même.

    -Très bien. Attendez une minute dans ce cas. »

    Bellia Beaufort tira sur la lanière de son arbalète, passée en travers de son buste, pour caler son arme entre ses omoplates. Ses bras ainsi libérés, elle glissa sa main droite, engoncée dans une mitaine de cuir, à l’intérieur de l’une des très nombreuses poches de son uniforme. Elle en extirpa un petit morceau de papier bleu, et d’une autre poche elle fit jaillir une tigencre. Puis d’un mouvement de tête péremptoire elle fit signe à son subordonné de se retourner. Le jeune garde, en masquant avec peine un soupir las, s’exécuta, et se pencha légèrement en avant. Sa supérieure s’approcha, plaqua son papier contre son dos, mordilla la tigencre, et écrivit. Une minute plus tard, elle laissa le jeune garde se redresser et s’étirer, tandis qu’elle pliait soigneusement la missivaile en deux. Elle la posa sur sa paume ouverte puis souffla sur le petit billet, qui s’envola aussitôt en battant frénétiquement ses petites ailes de papier. Héléna dut se retenir très fort pour ne pas pousser une exclamation émerveillée.

    « Le roi et la reine seront bientôt prévenus », dit Bellia Beaufort tandis que la missivaile disparaissait derrière les remparts.

    Elle fit un autre signe silencieux au jeune garde, qui s’effaça aussitôt dans l’obscurité, parti elles ne savaient où. Quelques instant plus tard, un grondement sourd se faisait entendre, qui fit sursauter Julienne et Héléna mais laissa les deux jeunes femmes de marbre. Clarisse recula et écarta légèrement les bras, pour entraîner Julienne et Héléna dans son sillage. Les gigantesques portes s’ouvraient lentement devant elles. La voix douce de Bellia Beaufort s’éleva une dernière fois.

    « Quelqu’un va venir vous chercher. »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez