L’horizon ondulait nonchalamment. Une mosaïque de champs de blé, d’orge, et de pâturages se découpait sur le paysage au relief clément, moucheté çà-et-là de petits villages. Certains étendaient leurs habitations le long des chemins qui formaient une gigantesque toile d’araignée dont les bourgades étaient les points de jonction. À un endroit, toutes les routes se rejoignaient pour en faire naître une grande, menant directement à l’entrée de Triliance.
La blancheur de la porte et des remparts se noyait à sa périphérie dans l’imbroglio brunâtre des bas-quartiers. Tentes ou cabanes vétustes se pressaient en direction des belles demeures du centre, protégées par la vieille villes et ses ruelles de pierre étroites. Les rues pavés se tournaient autour, s’enlaçaient, avant de se repousser au hasard d’une architecture aussi confuse qu’organique. Arrivées vers le cœur, elles daignaient néanmoins s’élargir, s’ordonner, avant de se dresser en grandes allées pâles et rectilignes qui reliaient dignement chacun des plus importants bâtiments de la ville. À l’est, l’Illustre Observatoire et son dôme doré faisaient face à l’Académie des Trois, à l’ouest. Leurs boulevards respectifs se jetaient l’un dans l’autre, laissant émerger l’Avenue du Repentir qui s’échouait sous le portail de l’enceinte de la Grande Pyramide.
Le mur angulaire, livide, ceinturait le village des prêtres, les quartiers de repos, et la maison des naissances. Toutes ces structures entouraient la place de l’autel sacrificiel. À cette heure ensoleillée, le piquet central se voyait voler son ombre, semblant suinter la chaleur qui se dégageait du marbre blanc. Il se dressait devant l’entrée de la Grande Pyramide, où se croisaient sans-visage et adeptes vaquant à leurs occupations.
— J’adore quand le jour est clair, comme ça. On peut voir si loin ! Regarde, on voit la pyramide d’Épeautre !
Une petite main se tendit vers la campagne, pointant la tache bosselée d’un village.
Valerio plissa les yeux et mit sa main au niveau de ses sourcils pour se protéger de l’éclat du soleil.
— Tu as raison ! C’est la première fois qu’on le voit, non ?
Ana hocha vigoureusement la tête, faisant onduler ses cheveux blonds que le jour parait d’or.
— L’histoire sur ce temple doit être vraie, alors, se réjouit-elle. Ah, j’aimerais tellement pouvoir y aller pour demander aux habitants, si seulement on nous laissait franchir l’enceinte de la Grande Pyramide.
Il laissa filer un silence.
— C’était quoi, déjà, cette histoire ? demanda-t-il pour dévier le sujet.
— Tu sais, la trionne qui a accouché en plein milieu de la prière.
— Ah oui !
Ana gloussa.
— Ça me fait rire rien que d’y penser. Imagine la tête des fidèles !
— « La Mère est maîtresse de la vie, elle accorde son miracle aux âmes méritantes… oh tiens, en voilà une qui arrive ».
Les deux enfants éclatèrent de rire. Leur hilarité fut cependant vite sapée par l’arrivée de Cornelia sur le balcon de la Grande Pyramide.
— C’est l’heure de votre leçon, siffla-t-elle.
Elle en profita pour foudroyer son fils du regard. Valerio rentra la tête dans les épaules et jeta un coup d’œil à Ana. Cette dernière arborait le visage froid et méprisant qu’elle affichait dès qu’elle ne se sentait pas à l’aise. Il baissa la tête et la suivit à l’intérieur. Ils quittèrent leurs appartements, traversèrent une enfilade de longs corridors blanc et or, pour arriver dans la salle de classe. Le précepteur du jour et les trois frères de Valerio les attendaient.
— Quel plaisir de vous voir, Mademoiselle, s’extasia le professeur, vous êtes ravissante, comme tous les jours.
— Merci, lâcha-t-elle avec un sourire poli.
Les trois autres élèves eux, ne cachèrent pas leur agacement et lui tournèrent ostensiblement le dos quand elle prit place au bout de la table. Valerio se glissa entre elle et sa fratrie, retenant un soupir.
Le cours commença alors, portant sur les stratégies commerciales récentes des Empires Jumeaux de Heddish, Naotmöt et Hek-Rê, pour contrecarrer l’exportation massive menée par leurs voisins du nord. Hormis Manius, le cadet de la fratrie, l’assistance se montra assez intéressée par le programme. Valerio aurait simplement aimé que le professeur ne s’enlise dans des rappels historiques et géopolitiques qu’ils connaissaient déjà par cœur pour se concentrer sur l’essentiel. Ana fut de son avis, car ils échangèrent quelques réflexions bien senties à propos des poils du nez de leur précepteur par petites notes interposées.
— On joue au rexorion ? lui proposa-t-elle à la sortie de la leçon.
— Eh, Val’, on va s’entrainer avec Père, tu veux venir ? la coupa Manius.
La petite fille se tourna vers ses frères d’adoption avec humeur. Un silence tendu s’étira.
— Je… je suis fatigué, je préfère le rexorion…
— Tssss…
Sans un mot de plus, le reste de la fratrie disparut dans les couloirs. Ana, elle, sourit victorieusement.
— Merci, se réjouit-elle. Il n’y a personne qui rivalise avec moi au rexorion à part toi et mon père ! J’en ai marre de faire des parties toute seule.
— Pas de problème, fit-il, moins enthousiasme.
Ayant perçu son malaise, elle lui prit la main et l’entraina vers leurs quartiers.
— On ira voir Beningus après, promis !
Il se laissa emporter sans broncher. Après de longues minutes passées à traverser le labyrinthe qu’était la Grande Pyramide, ils parvinrent à la porte de leurs appartements. De forme triangulaire, elle était construite dans un bois clair qui rehaussait les sculpture raffinées qui la paraient. La beauté de ces œuvres faisaient presque oublier son épaisseur étrange et les deux gardes qui l’encadraient. Ces prêtres-soldats, masqués comme il se devait, n’émirent par un mot devant les deux enfants, se contentant de leur ouvrir la porte. Le lourd battant pivota sans un bruit. Ils aperçurent Cornelia qui lisait un parchemin, allongée sur un sofa. Son œillade réprobatrice n’échappa pas à son fils quand ils passèrent à sa hauteur. Elle détestait chaque minute qu’il passait en compagnie de sa cousine, mais s’abstenait de toute remarque de peur que sa sœur, la Grande Prêtresse, n’en soit contrariée. Après tout, l’Artrê lui offrait un palais pour vivre et la meilleure éducation possible à ses fils. Elle ne demandait qu’une chose en retour : sa liberté.
Ana congédia sa camériste et installa le plateau de jeu sur la soie de son lit. Ils disposèrent les pièces avec soin avant de commencer la partie. Le but était de conquérir le plus de territoire possible en faisant progresser le pion « roi ». Les autres pions avaient pour rôle de l’aider dans sa quête, chacun ayant des pouvoirs différents, comme les « soldats » qui pouvaient déloger des pièces de leur case, les « fermiers » qui augmentaient le nombre de vie des pions de leur camp. Il fallait veiller à garder un niveau de ressources, matérialisées par des jetons, suffisant pour avancer, au moyen des pions « marchands », par exemple. Comme à chaque fois qu’ils se plongeaient sérieusement dans une partie, cette dernière s’éternisa. Ils ne virent pas le temps passer, le coucher du soleil leur étant inconnu puisque les seules fenêtres se trouvaient dans l’atrium des appartements. Mais qu’importe, un fantastique récit de batailles et de stratégie se déroulait sous leurs yeux. Finalement, ce fut Valerio qui remporta la victoire, de peu. Il n’osa cependant pas sourire devant le visage boudeur d’Ana.
— De toute façon j’ai plus de victoires que toi au compteur, marmonna-t-elle.
— Nous sommes presque à égalité…
— Pfff, j’en ai marre de perdre.
— Comme si tu perdais tout le tout le temps…
— Oui bah la dernière fois j’ai joué avec mon père, et je me suis fait battre à plat de couture.
— Julius est si fort que ça ?
— Oh oui, et il ne me laisse pas gagner pour me faire plaisir. En même temps il a raison, je le prendrais mal.
— Tu as aussi joué avec la Grande Prêtresse, l’autre jour ?
Les épaules d’Ana s’affaissèrent.
— Mère est très occupée, quand on se voit elle ne veut pas jouer avec moi. Elle préfère me parler de géopolitique et de stratégie. Elle est beaucoup intéressante que l’artrion Palvus ! Elle doit trouver que je suis trop nulle à ce jeu. Si je deviens plus intelligente, je suis sûre qu’elle voudra bien m’accorder son temps !
Le sourire était revenu sur le visage d’Ana.
— Tu te rappelles quand elle m’a offert une de ses tenues adaptées à ma taille ?
— Évidemment, tu étais très belle.
— Oui ! Il parait qu’elle me prépare un uniforme d’artrion !
— Pour quelle occasion ? Ton anniversaire est déjà passé…
Elle lui fit un clin d’œil complice.
— Elle dit que je suis devenue une femme.
— Ah bon ?
Elle se figea un instant avant de gonfler les joues.
— Eh, fais pas comme si tu étais surpris ! Je suis grande maintenant ! J’ai… j’ai « fleuri ».
— Fleuri ?
Il écarquilla soudain les yeux.
— Ah oui, je crois comprendre. Je l’ai lu dans un parchemin. Eh bien… félicitations, je suppose !
— Merci !
Elle se leva et saisit les pans de robe pour les faire tourner.
— Je vais lui demander de t’en faire une aussi, comme ça on pourra le fêter ensemble ! Elle a dit qu’elle ferait un banquet de la salle du Tritrône !
Valerio sourit devant son enthousiasme. Il ne partageait pas son amour pour les fêtes et les habits prestigieux, mais face à sa joie, il ne pouvait que souhaiter de l’accompagner. Elle était tellement rayonnante quand elle évoquait sa mère et ce qu’elle lui offrait. Pourtant, lui ne ressentait que du malaise en présence de la Grande Prêtresse. Quelque chose dans ses manières suaves lui faisaient peur. Mais c’était sans doute un héritage de Cornelia et de la défiance à peine dissimulée qu’elle nourrissait envers la souveraine et tout ce qui s’en rapprochait, notamment sa nièce. Elle avait tort à propos d’Ana, pourquoi pas aussi à propos de la Grande Prêtresse ?
*
Le repas se déroulait dans un silence guindé. Cornelia devait partager son côté de la table triangulaire avec Ana qui ne daignait pas décoller ses yeux de sa coupe. Ses fils répartis sur les deux autres côtés connaissaient bien ce climat glacial qui s’installait dès qu’elles se trouvaient à proximité l’une de l’autre. Servius, Manius et Opiter imitaient l’attitude de leur mère, s’abstenant de poser le regard sur leur cousine.
— Alors, c’était comment l’Académie ? s’enquit Manius à son frère ainé.
Cornelia se raidit alors que Servius souriait.
— C’était royal ! Mes professeurs sont contents de moi, ils pensent que j’accéderai sans mal au deuxième grade, et même au troisième !
— Tu as pu marcher dans la rues ? Tu as vu des tavernes ?
— Non je suis resté dans le…
— Assez.
Cornelia considéra ses fils avec humeur.
— Servius ne doit pas s’étendre sur ce qu’il a vu dehors. Manius, tu entres à l’Académie l’année prochaine, tu découvriras ce que tu veux bien assez tôt.
Le jeune garçon fit la moue mais ne répliqua pas. L’atmosphère perdit le peu de chaleur qu’elle avait gagné.
C’est alors que la porte s’ouvrit la volée, ce qui était surprenant compte tenu de son poids. Un grand prête-soldat apparut joyeusement.
— Alors, comment vont mes fistons ?! tonna-t-il.
— Père !
Tous les enfants bondirent de table, à l’exception d’Ana, pour se jeter dans les bras de Beningus. Ce dernier retira son voile pour dévoiler son immense sourire.
— Dis donc, il faudrait arrêter de grandir, vous allez me dépasser !
Cornelia se leva elle aussi pour venir étreindre son amant.
— Comment s’est passée la campagne en Oisie ? le pressa Manius.
La joie de Beningus s’effaça l’espace d’un instant. Il ébouriffa les cheveux de son fils.
— La guerre est finie, figure-toi ! Je suis de retour de manière permanente à la Grande Pyramide.
Il jeta une œillade gourmande vers la table.
— La cuisine de maître Volesus m’a manqué !
— Je t’en pris assieds-toi, déclara chaleureusement Cornelia. Petra, amène le nécessaire !
La prêtresse-servante disparut immédiatement dans une autre pièce. Elle revint vit avec une chaise avant de repartir chercher le reste. La famille se rassit aux côtés de Beningus, absent depuis plusieurs mois. Il conta alors à grand renfort de gestes grandiloquents son voyage en Oisie, les coutumes et les étranges habits de ceux qui la peuplait.
— Et les batailles, c’était comment ? s’enquit Manius.
— Nos soldats ont bien combattus. Ah ! J’ai prévu d’aller entrainer les nouvelles recrues, vous voulez venir ?
Ses fils hochèrent vivement la tête, même si Valerio se montra moins enthousiaste. Son père pivota alors doucement vers celle qui n’avait pas prononcé un mot depuis son retour.
— Adriana, tu veux venir ?
La jeune fille retint maladroitement le sourire qui lui venait. Elle se contenta d’acquiescer presque timidement. À côté d’elle, Cornelia ravala avec peine sa désapprobation.
— Dépêchez-vous de finir alors, siffla-t-elle. Ou il n’y aura plus de place au terrain d’entrainement.
— Ne t’inquiète pas, il y aura toujours de la place pour notre princesse, la contredit son compagnon. Mais c’est vrai, je suis attendu par les formateurs et les apprentis. Ne tardons pas !
Il engloutit son repas, imité par le reste de la tablée. Après quoi chacun disparut dans sa chambre pour s’apprêter. Valerio laissa faire sa camériste et alla retrouver sa fratrie. Ana les rejoignit bientôt, sa tenue d’exercice mettant en valeur ses formes naissantes. Elle aussi rentrerait bientôt à l’Académie. Après neuf ans d’études, elle pourrait accéder à la fonction d’artriarche et concourir pour celle de Grande Prêtresse, comme elle le rêvait.
Le petit groupe joyeusement mené par Beningus descendit les dix-huit étages qui les séparaient de la terre ferme pour se rendre dans le Dôme, annexé aux quartiers des soldats. Une grande partie de l’armée de Triliance y résidait, aussi le terrain d’entrainement situé sous un chapiteau et autour de celui-ci était déjà plein. Les nouvelles recrues saluèrent leur chef au garde-à-vous, tapant du pied sur le sol qui se mit à vibrer. Après avoir discuté avec les formateurs, Beningus se tourna vers sa famille.
— Vous allez faire le même exercice qu’eux, d’accord ? Prenez des spata en bois, là-bas, et répétez les mouvements…
Ils répétèrent la chorégraphie en duo — une parade en absorption — jusqu’à ce que Manius perde patience et réclame des duels.
— D’accord, rit son père, mais d’abord tu dois maitriser parfaitement le mouvement.
Le jeune garçon se mit à ronchonner. Près de lui, Valerio vit Ana lever les yeux au ciel. Le mépris qu’elle ressentait pour son frère lui serra la gorge.
— On reprend ? proposa-t-il doucement.
Elle hocha vivement la tête et se plaça en position. Elle para avec précision l'assaut de son compagnon et contre-attaqua. Le bois effleura les cheveux de Valerio qui s’immobilisa.
— Bravo, c’est parfait ! les félicita Beningus qui s’était rapproché. Puisque vous avez bien fait la chorégraphie, je vais vous offrir un duel avec moi.
— Non merci, refusa son fils. Je préfère continuer avec les mouvements…
— Moi je veux bien ! s’exclama Ana.
Son frère d’adoption s’assit sur le sable pour assister au combat. De sa position, il voyait aisément que son père se retenait pour laisser à sa partenaire le temps de réagir. Il ne la laissait pas gagner pour autant, mais lui permettait d’enchaîner les coups et les parades qu’il lui avait appris. Valerio n’aimait pas se battre, au contraire d’Ana. Malgré la sueur qui coulait sur son front, l’essoufflement qui secouait son torse, et le tremblement de ses bras fatigués, son sourire était rayonnant. Il ne se lassait pas de la regarder.
*
Lucia toqua quatre coups à la porte avant de se glisser dans la chambre. Valerio se redressa en se frottant les yeux.
— Bonjour, Monsieur, déclara solennellement la prêtresse.
— Bonjour, bâilla-t-il.
Elle l’aida à s’habiller et à se coiffer, puis commença à ranger sa chambre alors qu’il se dirigeait vers la salle à manger. Encore embrumé de sommeil, il passa devant le balcon depuis lequel il aimait tant observer la ville. Triliance s’éveillait doucement sous les lueurs rosés de l’aube. Il s’arrêta un instant pour contempler ce paysage inaccessible. Un jour peut-être, la Grande Prêtresse serait assez clémente pour le laisser vagabonder librement dans les ruelles.
— Val’ !
Manius le bouscula joyeusement avant de courir se mettre à table.
— Je pourrais te manger tellement j’ai faim ! s’exclama-t-il.
— T’as pas si faim que ça alors, vu ce qu’il y a manger sur moi.
Opiter et Cornelia étaient déjà attablés, Servius avait cours à l’Académie et ne mangeait pas avec eux. Valerio prit place, humant les douces senteurs du repas concocté dans le maitre cuisiner des hauts quartiers de la Grande Pyramide. Il n’était cependant pas autorisé à manger tant qu’Ana ne s’était pas assise. Elle se faisait désirer, ce matin-là. Après de longues minutes à fixer la nourriture, Manius perdit patience.
— Bon, elle fait quoi ?! C’est pas un bal, elle doit pas mettre une heure pour se préparer !
— Calme-toi, le reprit Cornelia. Elle va arriver.
— T’en sais rien, râla-t-il.
Le ventre de Valerio se mit à gargouiller, mais il l’ignora. Il jeta un œil à l’entrée du couloir qui menait à la chambre de sa cousine. Son retard s’étira encore dans un silence de plus en plus lourd. Il sentit ses doigts frémir, cette situation n’était pas habituelle.
— Je vais aller voir ce qu’il en est, finit-il par proposer en se relevant.
— Je suis là !
Ana apparut enfin et se pressa jusqu’à la table. Elle se jeta immédiatement sur son repas qu’elle engloutit d’un air enfiévré. Son regard évitait celui de son frère de cœur.
— Puis-je savoir ce qui a motivé ce retard ? grinça Cornelia.
— Je… je ne me sens pas très bien…
Elle avala son pain aux herbes.
— Vous êtes souffrante ?
— Peut-être. Voilà, j’ai fini !
Elle bondit de sa chaise et repartit aussitôt dans sa chambre. Malgré l’énergie qu’elle montrait, Valerio remarqua un léger boitement qu’elle tentait de cacher. Il se raidit. Il avait aussi vu ses joues fripés, probablement par des larmes. Il finit rapidement son repas et se dirigea vers la chambre d’Ana.
— Monsieur !
Il croisa Cécilia, la domestique de sa cousine. Son air affolé ne lui échappa pas malgré son masque de tissu.
— Monsieur, que… que venez vous faire ici ?
— Je vais voir Ana.
— Mais… elle ne veut recevoir personne.
— Même pas moi ?
La prêtresse-servante secoua la tête.
— Elle… elle dit qu’elle veut se reposer.
Il serra les poings, résistant à l’envie d’ouvrir la porte. Mais il fit demi-tour et retourna dans ses propres quartiers pour se perdre dans un parchemin.
À midi, Ana ne parut pas pour le repas. Cécilia leur annonça qu’elle le prendrait dans sa chambre. Cornelia envoya un message à la Grande Prêtresse pour faire quérir un médecin-prêtre. L’homme arriva peu de temps après, mais l’entrée de la chambre d’Anna lui fut refusé par cette dernière.
— Enfin, si vous êtes souffrante, je dois vous examiner !
— J’ai juste besoin de repos !
La voix étouffée de la jeune fille paraissait prête à se briser. Valerio, dissimulé derrière un rideau de soie, sentit son pouls s’accélérer. Le médecin repartit, promettant de revenir le lendemain Le couloir fut de nouveau plongé dans un silence pesant.
Le soir venu, Ana était toujours enfermée. Seule Cécilia avait le droit de la voir. La servante ne cessait de faire des allers-retours, l’air paniqué. Valerio n’y tint plus et se glissa jusque’à la porte de sa cousine.
— Je peux entrer ? tenta-t-il.
Il ne reçut d’abord pas de réponse.
— Non… lâcha une voix gémissante.
— S’il te plaît, Ana !
— Non, vas-t’en !
Il posa sa paume contre le bois sculpté d’étoiles. Un long instant doucereux s’écoula sans qu’elle ne revienne sur sa décision. Il finit par se détacher du chambranle et se diriger vers sa propre chambre. Il veilla tard, tentant de se noyer dans les récits de guerre du général Vilnius qui d’ordinaire chassaient tous ses doutes. Cette fois, le parchemin ne l’aidait pas. Il abandonna et éteignit sa lampe de chevet, pour se blottit dans ses draps.
Il ne dormit pas vraiment, il fut donc très vite alerte quand il entendit des pas pressés dans le couloir. Sa porte s’ouvrit sans un bruit sur une silhouette tremblante.
— Val’, pleura Ana.
Il bondit de son lit pour la prendre dans ses bras. Elle s’en détacha cependant bien vite.
— Viens, murmura-t-elle.
Elle l’entraina dans ses appartements et vérifia que le couloir était vide avant d’allumer sa lampe. Elle s’assit sur le lit, il voulut se blottir contre elle mais elle l’évita encore. Il la considéra sans comprendre. Elle déglutit difficilement, tordant ses doigts moites.
— Ma… ma vie est finie, réussit-elle à articuler.
Il ne dit rien, attendant la suite en espérant qu’elle n’entendait pas les battements affolés de son cœur.
— Regarde…
Elle se leva en tremblant et retira sa robe. Elle se mit dos à lui, révélant son corps jusqu’à son pagne de nuit. La lueur chaude de la lampe fit ressortir le rouge pourpre de la plaie qui se pavanait au-dessus de sa hanche gauche.
— Qu’est-ce que…
— J’ai essayé de l’enlever, je me suis fait mal pour ça… Mais Cécilia m’a vue… Et puis elle est réapparue… Et j’ai essayé… mais…
Ana fondit en larmes, elle dut se raccrocher à son lit pour se pas s’effondrer. Lui demeura figé.
— Qu’est-ce qui est réapparu… ? souffla-t-il.
Elle tourna un visage désespéré vers lui.
— La… la Marque…
Un vent glacé pénétra dans les membres de Valerio pour les engourdir. Il baissa les yeux sur la plaie. Au milieu des croutes sanguinolentes, des nuances plus sombres se dégageaient. Une spirale large et noire se dessinait faiblement, semblant prendre plus de consistance à chaque seconde qu’il passait à la regarder. Ana sanglota.
— Cécilia m’a aidée à panser la plaie… Je lui ai fait juré de ne rien dire… mais… je sais que… qu’elle va me dénoncer…
— Pas forcément…
— Si ! Tu… tu le sais comme moi…
Valerio serra les dents.
— Alors il faut l’éliminer avant qu’elle ne le fasse.
Ana eut un léger mouvement de recul. Mais elle hocha la tête.
— Je vais m’en occuper, promit-il, surpris que sa voix soit si ferme.
Il poussa un soupir inégal.
— En attendant…
Il lui tendit les bras. Elle secoua la tête.
— Je suis impure… Le Sinistre m’a touchée…
— Je m’en fiche.
Il l’étreignit aussi fort qu’il put. Elle lui rendit son geste, son corps agité de soubresauts nerveux. Il l’aida à panser la plaie et à se rhabiller, puis il retourna dans sa chambre. Il fixa le plafond presque invisible pendant tout le reste de la nuit.
À l’aube, il avait échafaudé un plan.
Ce matin-là, quand Lucia toqua à sa porte, il bondit de son lit. Il s’habilla vite et courut presque jusqu’à la chambre d’Ana.
— Viens, tu dois faire comme d’habitude, lui glissa-t-il quand elle entrouvrit la porte.
— Monsieur ?
Il fit volte-face vers Cécilia qui arrivait.
— Je vous laisse faire votre travail, déclara-t-il sobrement. À tout de suite, Ana.
— Je suis en retard, je m’excuse Madame, entendit-il en s’éloignant.
La servante était bien trop perturbée par les évènements, il devait mettre son plan à exécution dès la fin du petit-déjeuner. Il se surprit lui-même à préméditer un meurtre aussi sereinement. Il se doutait, pourtant, que ce jour arriverait. On ne vivait pas dans la Grande Pyramide sans en payer le prix.
Ana suivit ses conseils et se présenta au repas, malgré son teint pâle et ses cernes noirâtres.
— Votre santé s’est-elle amélioré ? demanda Cornelia.
— Oui, merci, répondit sa nièce d’une voix faible.
— Le médecin viendra juste après le repas.
Ana frémit mais ne protesta pas. Valerio se pinça les lèvres. Il espérait que « l’accident » qui allait se produire avec Cécilia éloignerait le guérisseur de sa tâche initiale.
Il sentit soudain une caresse, sur sa jambe. La main de sa cousine se tendait sous la table. Il la saisit, savourant son contact tremblant. Il planta ses yeux dorés dans les siens, si semblables. Il hocha imperceptiblement la tête. Rassurée, elle esquissa un discret sourire.
Un tonnerre de pas résonna soudain. La porte des appartements s’ouvrit à la volée sur une foule de gardes masqués.
— Mademoiselle Adriana, veuillez venir avec nous ! tonna leur meneur.
La jeune fille devint livide.
— Pour… pourquoi ?
— Venez, c’est un ordre de la Grande Prêtresse.
Ils l’entourèrent et la saisirent par les aisselles sans attendre.
— Non, attendez !
— Ne vous débattez pas, s’il vous plaît !
— Arrêtez ! cria Valerio sans qu’aucun argument ne vienne à son secours.
Les prêtres ne l’écoutèrent pas et trainèrent Anna sur le carrelage de marbre. Il aperçut Cécilia, prostrée près de la porte. Elle les avait pris de vitesse.
— Val’ !
Des larmes jaillirent des joues du jeune garçon. Il se leva, voulut courir vers elle, mais fut retenu par les soldats.
— VAL’ !
Il tendit la main, elle aussi. Mais elle était déjà trop loin. Valerio fut violemment repoussé en arrière et s’écroula. Quand il se releva, la porte triangulaire se refermait avec le bruit d’un gong.
Le silence qui suivit illustra le vide qui s’était creusé en lui.