Il manquait quelques chose.
Quelque chose d’important.
Keira le ressentit avant même de le penser. Avant de s’en rappeler.
La douleur afflua aussitôt. Tout son corps sembla se déchirer. Son sang se consumait. Ses tissus explosaient. Elle ne distingua plus rien.
Elle savait ce qu’il manquait.
Celui qu’il manquait.
Elle remua, avivant la souffrance de son corps martyrisé. Il lui rappela durement qu’elle était encore vivante. Ses sens s’éveillèrent, atténuant faiblement ces sensations corrosives. Elle entendit la pluie. Elle sentit le froid et l’humidité. Des gouttes lui tombaient dessus au niveau de ses pieds.
Elle ouvrit les yeux lentement, difficilement. Un monde verdâtre s’ouvrit à elle. Entre les percées de la canopée, un ciel gris crachait toute sa tristesse sur la jungle. Keira voulu immédiatement refermer les paupières. Mais un mouvement attira son attention. Elle tourna à peine la tête, grimaça à cause de la douleur. Assise à ses côtés, Ealys la fixait comme si elle la voyait pour la première fois. Elle se mit à pleurer.
— Tu es là… tu es vraiment là…
Elle fit un geste pour l’étreindre mais se ravisa. Et pour cause, Keira était couverte de cataplasme et de bandages.
— J’étais pas sûre de te sauver… tu as été transpercée de partout…
Keira faillit lui demander ce qu’il s’était passé. Mais en réalité, elle n’avait pas envie de savoir. Elle avait envie d’oublier. Sa sœur ne parut pas le comprendre. Devant son regard étonné, elle se sentit obligée de lui expliquer.
— C’est l’Ombre… quand tu l’as blessé il a… je ne sais pas trop… il s’est transformé en une espèce de tornade noire. Il t’a blessée, toi et tous ceux qui se trouvaient autour de vous. Ça a mis fin au combat…
Sa voix s’étrangla dans un sanglot.
— J’ai cru que je ne pourrais pas te sauver…
Keira sentit les larmes monter. Elles coulèrent en silence sur ses joues. L’Ombre, bien sûr. Celui qui avait tué Oèn.
— Accroche-toi à la vie, s’il te plaît, reprit Ealys. Je ne veux pas te perdre…
La blessée détourna le regard. Elle voulut changer de sujet. Elle voulut demander ce qu’il en était des autres Sylviens. Mais une douleur vive et raclante la prit soudain à la gorge.
— Non, n’essaie pas de parler ! Tu as pris un coup à cet endroit, tes cartilages ont été très abîmés… Je… je ne suis pas sûre que tu puisses reparler…
Keira accusa le coup. Elle sentait les muscles de sa mâchoire jouer sous sa peau. Mais aucune expression ne lui vint. Elle tenta de se redresser pour voir ce qu’il y avait autour, mais là encore une douleur cuisante la foudroya.
— Arrête, tu es grièvement blessée ! Il faut que tu te reposes.
Ealys promena un regard terreux aux alentours. D’épaisses cernes pendaient sous ses yeux, et son teint livide était digne de celui d’une morte.
— Les autres ? souffla-t-elle. Gala, Idris et Rhun s’en sont sortis avec quelques balafres. Jildaza n’a rien. Haul et Calybrid sont dans un sale état, mais je pense qu’ils survivront. Cadfael est… il a été blessé au visage, il devrait s’en remettre mais… il ne retrouva pas son apparence. Et… Andraz…
Elle laissa filer un silence.
— Est condamné. Il est encore vivant mais… je ne peux rien faire pour lui…
Elle se tassa, baissa la tête, sera ses mains l’un dans l’autre.
— Quant à Oèn… je n’ai pas pu le sauver.
Keira eut un comme un sursaut. Quelque chose se coinça dans sa poitrine. Elle émit un son à mi-chemin entre le râle et le hoquet.
La pluie engloutit ce bruit d’agonie. Ealys caressa de ses doigts tremblant la joue de sa sœur. Son visage déchiré par la peine fit encore plus mal à la blessée. Elle ferma les yeux. Elle voulait partir.
*
Une chape de nuages sombres pesaient sur la plaine. L’herbe qui perçait la cendre se faisait terne, ployante. Il n’y avait pas de vent, pas de bruit. Seulement la lumière tamisée du soleil qui avait renoncé à percer la pénombre.
Lohan était allongé. Il fixait le ciel gris. Il ne distinguait aucune nuance dans ces volutes paresseuses, presque immobiles. Juste un néant presque complet.
Soudain, un grondement déchira l’air. Il sursauta et se redressa. Quelque chose semblait bouger dans l’obscurité. Les grognements s’élevèrent, enflèrent, avant d’éclater en rugissements puissants. Comme le tonnerre. Lohan, paniqué, leva les yeux vers le ciel. Les nuages étaient toujours là. Ils tourbillonnaient, ondulaient. Il put percevoir une forme qui se dessinait dans ce marasme. Celle d’un fauve furieux. Sa gueule garnie de crocs ténébreux s’ouvrit. Il se tassa sur le sol, incapable de s’enfuir. Un nouveau rugissement lui vrilla les tympans. Alors, la panthère tendit sa patte.
Un éclair en forme de griffes frappa. Une lumière intense emplit le champ de vision de Lohan. Puis une brûlure qui déchiqueta son visage. Il hurla.
Il se redressa, les mains plaquées sur le visage. Il ne tâta que du tissu poisseux. Tout était noir, on l’avait emmailloté. Il agrippa cette prison pour l’arracher, mais des cris le retentirent.
— Messire l’Ombre, non !
— Arrêtez !
— Maître !
Il reconnut la voix de Sethy et Fiona. Il entendit des pas accourir vers lui, atténué par le bruit d’une averse. Il se calma un instant, un instant seulement. La douleur qui rongeait son visage reprit le dessus.
— Enlevez-moi ça ! hurla-t-il en tendant les bras au hasard pour les attraper.
Les pas cessèrent, il sentit plusieurs présences autour de lui.
— Qu’est-ce que vous attendez ?!
— Maître… gémit Fiona.
Son intonation plaintive lui tordit les entrailles.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?! Qu’est-ce qui est arrivé ?!
— Messire l’Ombre…
Cette voix était celle du médecin de bord de l’Alkatris, Juno.
— Vous avez été grièvement blessé à la face, notamment sur sa partie supérieure. Le monstre qui vous a attaqué a… laissé de profondes entailles dans votre chair. Je vous ai couvert de bandages pour freiner l’hémorragie.
— Vous auriez pu laisser un peu de place à mes yeux !
Il porta une main nerveuse à ses pansements, résistant à l’envie de les arracher. Près de lui, Fiona et Sethy restaient immobiles.
— Qu’est-ce que vous avez, tous les deux ? grinça Lohan.
Ils demeurèrent un instant muets, comme s’ils hésitaient. Il serra les dents, il voulait voir leur visage.
— Je suis contente de voir que vous êtes réveillé, déclara timidement son ancienne élève, vous allez sans doute vous remettre.
— Merci, reprit Sethy, vous m’avez sauvé de ce démon.
L’Ombre se rallongea, sentant la tête lui tourner.
— Ah oui… je t’avais pourtant dit de ne pas intervenir…
Il aurait voulu crier, mais il n’en avait plus la force.
— Je… je suis désolé…
Il l’entendit renifler. Il avait presque envie de le réconforter, de lui dire que ce n’était pas grave. Mais c’était faux. Il avait tué le Sylvien, il avait trahi Asha. Surtout qu’il redoutait d’avoir reconnu celle qui s’était ruée sur lui. Elle ressemblait beaucoup trop à cette combattante que la mère de sa fille appelait « sœur ». Encore une fois, il alla tâter ses bandages. Il sentait des vallonnements impromptus sous ses doigts. Il était sans doute défiguré. Il se surprit à se demander si cela ferait peur à Asha.
Sethy n’arrivait pas à sécher ses larmes. Lohan tenta d’ignorer sa douleur pour changer de sujet.
— Où sont les Sylviens ? Et où sommes-nous ?
— Nous sommes sur la place du Pilier, s’empressa de répondre Fiona. Maître Bachir est en train de transcrire tout ce qui se trouve dessus. Les Sylviens ont été repoussés dans la forêt. Nous avons prévu d’aller les tuer demain, mais pour l’instant nous devons reprendre des forces.
— Non.
— Non ?
— Non, vous n’allez pas tuer les Sylviens. Nous allons conclure une trêve.
Lohan grimaça quand un éclair de douleur fusa jusqu’aux tréfonds de son crâne. Cela ne le soulagea pas, au contraire. Il gémit.
— Maître ?
— C’est… c’est moi qui dirige cette expédition. Nous allons conclure un accord avec les Sylviens, pas les exterminer.
— Pourquoi ? intervint Sethy. Ils sont affaiblis !
— Justement, ils ne représentent plus une menace.
— Mais…
— Assez ! J’ai pris ma décision. Dès que Bachir a fini, nous partons. Juno ?
— Oui, Messire ?
— Quel est l’état de nos hommes ?
Le médecin eut un bref silence.
— Nous déplorons huit morts. Deux sont encore dans un état critique. Presque tout le monde a été blessé, mais je pense qu’ils s’en sortiront.
Lohan déglutit difficilement. Huit morts, c’était énorme.
— Bien. Dès que tu estimeras que les blessés pourront être transportés, nous pourrons partir.
— Entendu.
Juno paraissait sec, bien plus qu’à l’ordinaire. Quelle pouvait être son expression ? Lohan commençait à se dire qu’il lui avait couvert les yeux à dessein.
— Il y a quelque chose tu devrais me dire ?
L’autre ne dit rien duran tun trop long moment.
— Non, Messire, finit-il par lâcher. À part que vous devriez vous reposer.
— J’y co…
Il s’interrompit, retenant un hurlement de douleur. À la place, il poussa un râle. Il pouvait presque sentir les profondes entailles laissées par la Sylvienne. Depuis le côté gauche de son crâne, elles descendaient en diagonales, passant par ses yeux avant de finir juste au dessus de ses lèvres. Quatre lignes brûlantes qui pulsaient furieusement.
— Reposez-vous, reprit Juno, avant de se lever.
Lohan n’entendit pas ses pas s’éloigner, trop occupé à éructer. Ses doigts crispés sur son visage grattaient les bandages. Du noir, du noir, c’était tout ce qu’il pouvait percevoir, lui renvoyant sa douleur comme unique point de repère.
Et dans son sanctuaire, le fauve continuait à le fixer.
*
Rhun s’approcha sans un mot et s’assit à côté de Keira. Toujours clouée au sol par ses blessures, cette dernière pivota lentement la tête vers lui. Le joyeux Rauraque qu’elle connaissait avait disparu, chassé de ce visage aimé par une tristesse pâle cernée de noir.
— C’est fini, annonça-t-il. Mon père est mort.
Il ne pleurait pas. Mais ses yeux étaient rouges. Keira sentit le vide en elle se creuser un peu plus. Elle aurait aimé faire un geste pour le réconforter, mais elle avait déjà tant à faire avec sa propre souffrance. Rhun évitait son regard, ses prunelles accrochées à une feuille qui pendait sous les assauts de la pluie.
— Tu ne mourras pas, toi, hein ? s’enquit-il d’une petite voix.
Son cœur cassé se fissura encore. Elle demeura immobile.
— Tu es forte, increvable, se convainquit-il. Ealys dit que tu peux te remettre, avec un peu de volonté.
Keira ferma les yeux pour retenir ses larmes. La volonté, hein ? Elle n’était plus sûre de ce que ça signifiait.
— Je suis désolé, lâcha Rhun d’une voix plus rêche.
Elle rougit les paupières, intriguée.
— Il aurait mieux valu que ce soit moi qui meure, plutôt qu’Oèn. Je sais que tu l’aimais plus.
Elle eut soudain froid. Elle fixa son compagnon, sans savoir comment réagir.
— Ç’aurait été plus simple, reprit-il.
Elle eut envie de hurler. Elle gigota, tenta de se redresser. Mais la douleur de son corps la saisit pour la rabattre sur le sol. Elle poussa un râle.
— Keira !
Ealys accourut, manquant de bousculer Rhun.
— Keira, ça va ?
Elle se tourna vivement vers le Rauraque.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Il se contenta de hausser les épaules et se leva.
— Qu’est-ce qu’on fait du corps de mon père ? On ne peut pas le brûler avec toute cette pluie.
Ealys fronça les sourcils.
— Si. Je peux invoquer le feu.
— Tu es épuisée, ça va te demander trop d’énergie.
— Arrête de dire des bêtises. Je ne laisserai pas l’âme d’Andraz errer sur la terre. Son totem l’attend.
Rhun hocha vaguement la tête, avant de s’éloigner en trainant des pieds. Un cri retentit dans le silence de l’averse. C’était Cadfael que ses blessures torturaient. Un peu avant, on entendait aussi Andraz gémir. À la place, les pleurs de son fils résonnèrent sous la canopée.
*
Lohan écoutait la pluie. C’était bien tout ce qu’il pouvait faire. Juno refusait d’écarter ses bandages pour qu’il puisse voir. Il disait que l’hémorragie pouvait reprendre. Rendu à son ouïe, l’Ombre rongeait son frein en discutant avec Bachir. Le maître transcripteur attelé à sa tâche lui parlait du monde d’avant. De l’empire Tetza, qui avait conquis Heddish et Caèrne. Qui avait été arrêté par les Sylviens.
— Les Tetzas adoraient un dieu, Aktzal. Ils le représentaient comme un serpent volant dans le ciel. En réalité, Aktzal n’était pas la seule divinité de leur culte, mais la seule encore existante. Les autres, comme la déesse mère de la terre, avaient disparu dans leur création. Ils s’étaient fondus en elle, en quelques sortes. Ainsi, ils ne possédaient plus d’émotion, ni de volonté, et n’avaient plus d’emprise sur le monde. Les Tetzas rendaient un culte aux dieux disparus, mais c’était très ponctuel. Leur maître, c’était Aktzal, le dieu du ciel.
Lohan n’avait jamais été passionné d’Histoire. Mais Bachir avait cette voix parcheminé de vieillard qui le caressait sans le toucher. Un peu comme Asha, et son timbre doux, presque effacé. Il se laissait bercer, les mots charriant des images grandioses dans son esprit. Si seulement elles pouvaient durer.
Mais un éclair de douleur lui transperça le crâne. Il cria, se courba, se tenant le visage entre des mains tremblantes. Bachir cessa de conter ses histoires pour se pencher sur lui. Lohan sentit l’odeur de la cire autour de lui.
— Ça va ? s’enquit le vieil homme.
— Oui, trancha le Porteur en se redressant.
Il sentit confusément que le maître transcripteur le dévisageait.
— Quoi ? Reprenez votre travail.
Bachir obéit, reprenant ses tablettes dans un bruit de claquement de bois.
— J’aborde une partie abîmée par les démons, je vais avoir besoin de concentration. Je ne pourrai pas conter.
— Faites, faites. Je vais retourner me coucher.
Lohan voulut se lever, mais son corps protesta. Il tomba à genoux.
— Fiona ! appela Bachir.
— Non… grinça l’Ombre, mais déjà son élève accourait.
— Appuyez-vous sur moi, l’enjoignit-elle.
Il grommela en passant son bras au-dessus de ses épaules. Il était pitoyable. Qu’espérait-il ? Quand bien même il arriverait à marcher seul, il ne saurait pas où aller. La place entourant le Pilier était vide hormis les tentes, impossible de s’y orienter correctement sans la vue. Il avait tellement hâte qu’on lui retire ses bandages.
Les quelques pas qu’ils firent pour qu’il rejoigne sa couche n’allèrent pas sans vertiges et tremblements. Il avait envie de hurler.
— Messire, l’accueillit Sethy.
Depuis deux jours qu’il s’était réveillé, le jeune prince se montrait étonnamment respectueux. Avait-il pitié ?
— Votre Altesse, grogna Lohan.
Fiona l’aidait à s’installer. Il s’allongea comme il put sur ce drap jeté au sol. L’air saturé d’humidité imbibait tout.
— Vous êtes bien installé ? demanda Sethy une fois que Fiona fut repartie.
Le jeune homme eut envie de l’envoyer bouler.
— Oui, lâcha-t-il.
Le Hêk continuait de le fixer. Il le sentait.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il sèchement.
— Je… vos… vos yeux, ils ne vous font pas mal ?
— Pourquoi spécialement mes yeux ?
— Pour rien !
La panique perça dans la voix du prince. Lohan sentit son pouls taper dans ses tempes.
— Pourquoi ? insista-t-il.
Un courant d’air l’effleura, lui indiquant que son interlocuteur s’était déplacé. Reculé, peut-être.
— Pour rien, je me demandais juste…
— Sethy, dis-moi.
Le jeune garçon resta silencieux, ignorant le crime de lèse-majesté qu’on venait de lui faire.
— S’il te plaît, souffla Lohan.
Il l’entendit gigoter.
— Le… le médecin a dit que…
— Que ?
— Que vos yeux étaient abîmés. Que vous ne verriez plus.
Lohan eut comme l’impression que toutes ses sensations étaient coupées. Soudain, il lui sembla que le bruit de la pluie était lointain. Qu’il n’avait pas froid. Qu’il n’était pas trempé. Le monde n’était plus vraiment là. Ou alors, c’est lui qui était parti.
Il flottait dans le vide.
— JUNO ! hurla-t-il, perçant l’épaisseur relative des tentes.
Le médecin arriva en courant.
— Messire, il y a un pro…
— Ma vue !
Lohan fit volte-face dans sa direction.
— Ai-je une chance de retrouver la vue ?! aboya-t-il.
Juno eut un instant d’hésitation.
— … Non.
De nouveau, le vide. Le blessé s’affaissa.
— Pourquoi… vous ne m’avez rien dit ?
La réponse se fit encore attendre, rythmée par les battements empressés de son cœur.
— Parce que j’avais peur de votre réaction, finit par lâcher le médecin.
— Pardon ?
— Vous… quand vous avez été attaqué, vous avez perdu l’esprit et le contrôle de votre pouvoir. Parmi les neuf morts que nous comptons désormais, deux ont été causé par vos ombres. Je ne voulais pas mettre l’expédition en danger en vous faisant ce genre d’annonce.
— Je… je les ai tués ? Qui ?
— Neyl et Kaïs.
Lohan baissa la tête. Il tremblait de tous ses membres. Voilà pourquoi à part les membres de son équipe, personne ne voulait lui parler depuis son réveil. Il se sentit pleurer, pourtant aucune larme ne coula. Il n’en était plus capable.
— Laissez-moi, souffla-t-il.
Juno obtempéra. Sethy se releva lentement avant de se décider à changer de tente.
La mélodie de la pluie reprit ses droits. Mais Lohan en entendait une autre.
L’orage, l’orage qui hurlait dans son sanctuaire.
*
Tout.
Rien.
Les deux à la fois.
Asha flottait dans ce néant rempli de sensations. Elle les percevait sans pouvoir les saisir.
Tout.
Et rien.
Ça lui rappelait une danse, une jolie danse qu’Ealys lui avait montrée, un jour.
Mais.
C’était qui Ealys ?
Asha ne bougeait pas. Pas parce qu’elle ne pouvait, mais parce que le mouvement n’existait pas dans ce monde. Ni le temps.
Pourtant elle pouvait le dire. Avant, elle n’était pas là. Tout ça, tout ce rien, c’était nouveau.
Ah bon ?
Mais il y avait quoi, avant ?
Elle devait se tromper. Il n’y avait rien, avant. Ou un peu de tout. Cela n’avait pas d’importance.
Elle se sentait bien, sans doute. Ou peut-être mal.
En fait, il n’y avait pas rien. Il n’y avait juste pas vraiment quelque chose.
Peut-être une certitude. Elle était là.
Enfin, elle était ailleurs, aussi.
Ailleurs, ici, ça ne voulait rien dire.
Tout ne voulait rien dire.
Rien.
Et tout.
Mais pour elle, surtout rien.
Soudain, ce rien se transforma en quelque chose. Quelque chose de précis.
Elle se sentit happée. Elle fut attirée ailleurs.
Elle se débattit.
Là.
Asha ressentit.
L’eau qui coulait sur ses feuilles. L’odeur de l’humus sur sa truffe. Le froid de la glace sous ses pattes. Le goût de la chair sous ses crocs. Celui de l’herbe tendre. La caresse du soleil sur ses écailles. La fragilité de ses bourgeons. La terre, la terre dans laquelle elle se lovait.
Asha baignait dans le Silh. Elle le ressentait, plus que jamais auparavant. Elle pouvait voyager de sa simple volonté. D’un organisme à l’autre. D’un bout à l’autre du monde. Le vivant s’offrait à elle.
Au milieu de cette richesse vertigineuse, un vide mouvant se démarquait.
Insaisissable, sa nature échappait à ses perceptions.
La singularité semblait s’approcher d’elle.
— Bonjour, Asha, résonna-t-elle.