PARTIE IV : L’évangile selon St-Andr - Chapitre 22 : L’enlumineur

Chapitre 22 : L’enlumineur

 

Deux mille ans plus tôt

 

Le soleil et le vent coulaient sur les dunes ; Balthazar plissa les yeux jusqu’à ce que sable et lumière se coincent entre ses cils. Son jeune corps bronzé, souple et mince comme un arbrisseau, était tendu comme un arc, attendant le signal du départ.

Du coin de l'oeil, il surveillait son frère, Aaron, dont le bras levé brandissait un chiffon de couleur rouge. Au moment où ce dernier l'abaissa, Abel et Benjamin s’élancèrent à sa droite et  sa gauche en projetant de grandes gerbes de postillons de pierre. Riant, Balthazar relâcha la pression et bondit en avant. Ses amis n'avaient pas franchit quelques mètres qu'il les avait déjà rattrapé.

Les adolescents se pourchassèrent parmi les énormes rochers ocres, leurs orteils dansant sur les grains brûlants. La course se termina sans surprise : Balthazar atteignit en premier les trois palmiers qui étaient l'objectif de la course et se retourna en crânant pour observer ses deux camarades arriver en haletant, leurs torses luisant de sueur. Balthazar, lui, n'était même pas essoufflé. Il prit sur lui d’effacer son air satisfait ; Benjamin et Abel étaient ses ainés de deux ans et pouvaient être mauvais perdants, même s'ils s’étaient habitués à ce qu’il les batte systématiquement à l'arc et à la course. L'adolescent étendit son regard plus loin dans les dunes. On voyait encore la mince silhouette d’Aaron au loin, le soleil brûlant faisant étinceler les épais verres de ses lunettes.

Son petit frère avait été moins gâté à la naissance que lui : il était myope comme une taupe, de constitution fragile, et trop timide pour s'imposer. Les autres toléraient qu'il joue les arbitres de leur jeux, mais pas qu’il participe.

Benjamin cracha par terre :

— Tu es rapide comme une gazelle, mais tu n'étais pas avec la horde à courir toute la journée comme nous. Tu as économisé tes forces.

Balthazar se raidit. Contrairement à lui, qui passait ses après-midi à apprendre ses lettres et à tirer à l'arc, Benjamin et Abel avaient déjà le droit d'accompagner le chef — son père — dans les raids qu'il effectuait dans les villages de la côte. Et bientôt, ils pourraient scalper leur première femme et ensuite en ramener une au village pour s'accoupler.

— Je serai aussi prêt que vous, si mon père voulait bien me laisser vous accompagner.

— C'est juste des mots, tu n'es encore qu'un gosse.

L’adolescent se renfrogna. Se tournant vers le désert parsemé de grosse montagnes de pierres rouges, il avisa plusieurs filets de fumées à quelques kilomètres.

— Il y a des villages de brunes dans cette direction, non ?

Abel eut l'air méfiant :

— Oui. Quelques-uns, pourquoi ?

— Je pourrais aller récupérer une ou deux mèches de cheveux de femme, tout de suite, pour vous prouver que je ne plaisante pas.

Comme Benjamin croisait les bras sur sa poitrine dans un geste de défi, Balthazar se retourna et délaissa l'ombre des palmiers pour se diriger vers les fumées les plus proches. Abel finit par appeler :

— Tu as laissé ton arc à Aaron !

Balthazar se retourna, tout en continuant à descendre sa dune et lui adressa un sourire goguenard :

— La violence n'est pas le seul moyen d'obtenir une mèche de cheveux.

De son pas élastique, il dévala son bout de désert ; il lui fallut une dizaine de minutes pour atteindre le fond de la vallée où serpentait un chemin de pierre primitif. Quand il se retourna, ses compagnons et son frère n'étaient plus visibles. Pour la première fois, il se demanda s'il n'avait pas un peu trop fanfaronné. L’adolescent hésitait à faire demi-tour, quand il entendit le galop de cavalières. Le temps d’hésiter entre se cacher ou rester, la première guerrière fit son apparition.

Le soleil faisait étinceler son armure de plaques et pendant un instant, Balthazar fut ébloui. La femme le dépassa sans lui accorder un regard. Elle montait un Alezan nerveux à la robe aussi rouge que ses courts cheveux crépus et était suivi de tout un régiment.

Le garçon toussa en sentant le sable soulevé par les sabots des chevaux lui rentrer dans le nez. La cavalière qui fermait la marche s'arrêta devant lui.

— Qu'est ce que tu fais là, petit ? Il y a eu des attaques d'Euphrates dans les environs, tu ne devrais pas rester sans protection.

— Je me suis perdu en rentrant chez moi.

— D'où viens-tu ?

Balthazar ignorait le nom des villages voisins. Il ne connaissait que la capitale.

— De Luminosa.

— Ça fait une sacrée trotte d'ici. Monte en croupe, je te dépose. Après tout, c'est la fête du Don aujourd'hui.

Balthazar n'eut qu'une seconde d 'hésitation quand la guerrière lui tendit la main. L’occasion était trop belle ! Il s'installa à l'arrière de la selle et s'agrippa à l'armure scintillante quand la femme fit claquer sa langue. Le cheval s'élança au galop pour rejoindre la garnison.

*

Les créneaux rouges s'élevaient à dix mètres au dessus du sol et sur les remparts guettaient des archères. Balthazar n'avait jamais vu Luminosa d'aussi près. Le pont levis descendit sans que la colonne ait besoin de ralentir et ils pénétrèrent dans l'enceinte de la cité, sur une gigantesque place pavée de mosaïques. Le cheval de la meneuse s’arrêta devant un immense bâtiment blanc dominé par quatre minarets et un dôme doré.

Une soldate vint aussitôt récupérer les rênes tandis qu'elle s'inclinait devant sa cheffe, la femme aux courts cheveux crépus.

— Amy kabira Dédale, nous attendions votre retour afin de commencer les festivités.

Balthazar ouvrit de grands yeux tandis qu'on l'aidait à descendre de cheval. Dédale ? Par simple hasard, il avait croisé la grande prêtresse de la Vie des brunes. Celle-ci s'éloigna à grand pas et disparue dans le temple.

L'adolescent observa autour de lui. La ville s'apprêtait à célébrer quelque choses : des fanions de couleurs battaient au vent et les étals des marchés regorgeaient de fleurs et de nourritures odorantes que les habitants dégustaient sur la place. Des baladins jouaient du flutiau et du bouzouki tandis que les enfants dansaient sous l'oeil bienveillant de leur paternel. Après avoir remercié la soldate qui l'avait transporté, le garçon s'éloigna et se mit à flâner au milieu de la foule.

C'était la première fois qu'il voyait la ville des brunes et ses petites maisons de terre cuite coquettement gravées de symboles, agglutinées en grappes à l'ombres des palmiers. Des femmes en armures de cuir circulaient dans les rues, bras dessus dessous avec des hommes engoncés dans de seyantes djellabas colorées, les hanches soulignées par un large foulard bigarré soutenant dans leur dos un ou deux enfants.

Les gens avaient l'air heureux ; tout dans cette ville respirait la prospérité et le confort. Une boule désagréable se noua dans l'estomac de Balthazar.

Le voyage l'avait aséché et affamé. Il vola des lanières de viande boucanée sur un étal, mais ne trouva pas de moyen de s'approprier l'appétissant jus de fruits que les habitants buvaient dans des demi-noix de coco. En désespoir de cause, il s'approcha de la grande oasis qui s'étalait au centre de la ville, et s'agenouillant, il passa de l'eau fraiche sur son visage poussiéreux et but à longues gorgées l'eau qu'il emprisonnait entre ses paumes.

Ce fut un reflet, puis une éclaboussures à sa droite qui lui firent tourner la tête : un chameau blanc avait plongé sa tête dans le plan d'eau et aspirait le liquide avec de bruyants bruits de bouches. Et puis, le chant de grelots. Balthazar cligna des yeux ; une silhouette était accroupie entre les deux bosses de l'animal, mais il la voyait en contre-plongée. Le soleil lui faisait comme une auréole d'or ; le garçon protégea son visage de sa main jusqu'à distinguer un sourire.

C'était une jeune fille.

— Tu n'es pas à la fête ?

Il en tomba amoureux immédiatement, pour des tas de mauvaises raisons.

Peut-être était-ce ce halo de soleil qui faisait briller les piécettes qui parsemaient sa robe blanche. Peut-être était-ce parce qu'elle n'avait l'air ni d'une guerrière ni d'une victime, avec son regard gris qui le regardait bien en face, sans crainte ni maternalisme mielleux comme le faisait si souvent les brunes.

Ses courts cheveux châtaigne étaient couverts d'un voile blanc qui la protégeait du soleil avant de couler sur ses épaules et sa gorge décolletée. Elle avait un visage doux et de gros seins. Fasciné, il regarda sa respiration qui les soulevaient en distendant le tissus. Il y avait quelque chose chez elle d'à la fois pur et luxurieux.

Peut-être était-ce juste qu'il était un adolescent inexpérimenté et qu'il ne savait pas encore faire de différence entre amour et désir ? Elle était belle et blanche comme une icône et son visage, dans son esprit, ne pouvait être que le miroir de son âme immaculée.

— Tout va bien ?

— Euh, oui pardon. Je crois que je suis resté trop longtemps au soleil.

Sa jambe apparaissait sous les voiles de sa robe, ornée de bracelets tintinnabulants. Le chameau remonta la tête, détournant le regard de Balthazar des courbes des cuisses de la jeune fille ; ses gros yeux doux le fixèrent jusqu’à ce qu’il rougisse.

— Tu devrais te mettre à l'ombre pour ne pas être étourdi. Tu veux que j'aille te chercher quelque chose de sucré pour te remonter ?

— Ça ira, je vous remercie.

— Bon, dis le moi si je peux t’aider...

— Non, non, ça ira... Enfin je...

Sa voix se coinça dans sa gorge et la fille pencha la tête sur le côté avec curiosité. Il s'humecta nerveusement les lèvres. Demande lui une mèche de cheveux. Demande lui une mèche de cheveux, maintenant.

Mais un bruit le détourna de cette pensée.

Un homme était apparut derrière eux et se raclait ostensiblement la gorge. Balthazar le dévisagea avec surprise, car pour la première fois, il voyait un homme porter une broigne parmi les brunes. C'était un soldat d'âge moyen, aux traits réguliers, avec des lunettes et des joues mangés d'un début de barbe qui se finissait en bouc sous sa bouche rieuse. Mais surtout, sa peau était blanche et c'était la première fois que l’adolescent voyait un pâle.

— Dame Portail, Dédale vous cherche.

Le sang de Balthazar se glaça. Cette créature de stupre et de lumière était la haute prêtresse de la naissance. Il remercia le ciel d'avoir fermé sa bouche à temps. Aurait-elle pu le faire fouetter pour une telle demande ? Ou pire, fait découper en morceaux et donner à manger à ses chiens ?

La jeune fille soupira et tapota les flancs de sa monture de ses talons nus ; les grelots à ses chevilles tintèrent et le chameau fit demi-tour nonchalamment.

— Que lui arrive-t-il encore ?

— La scribe que vous aviez choisi pour copier le livre s'est blessée. Il vous en faut une autre.

Cette nouvelle eut l'air d'ennuyer la prêtresse et elle se mordilla le pouce.

— C'est très fâcheux, nous ne pouvons pas repousser davantage l'écriture du livre.

— Nous n'avons pas de remplaçante ?

— Pas de cette qualité.

Balthazar buvait la conversation avec avidité, quand lui vint une idée.

— Je vous demande pardon, Amy kabira ?

La prêtresse et l'homme se tournèrent vers lui, légèrement surpris d'être interrompu par un garçon si jeune. Il savait que c'était une prise de risque stupide ; il savait également qu'il n'y aurait pas de meilleure occasion.

— Je sais très bien écrire. Je sais peindre aussi. Si je peux vous être d'une quelconque utilité, ce serait un honneur.

Il n'y avait que deux choses pour lesquelles il était vraiment doué : la course et la calligraphie. Sa pratique de l'arc, de la hache et de l'équitation était correcte, mais il ne s'y distinguait pas particulièrement.

L'homme le détailla des pieds à la tête. Son air supérieur le hérissa.

— On ne demande pas de savoir écrire son alphabet, jeune homme.

— Je me doute bien. Je suis meilleur que ça. Donnez-moi une chance de vous montrer mes talents.

Il aurait donné n'importe quoi pour impressionner la prêtresse. Celle-ci fit un signe de tête à l'homme qui haussa les épaules. Il marcha jusqu'aux premiers stands pour demander une plume, du parchemin et de l'encre et leur fit signe quand il eut réuni les trois éléments.

Balthazar s'installa sur un étal, entre des morceaux de viandes séchées et des brioches fourrées aux dattes. Il trempa sa plume dans l'encrier et s'appliqua comme il put pour écrire le nom des trois prêtresses. Il tendit le vélin à Portail qui l'étudia de près avant de lui rendre :

— Tu as aussi dit que tu savais dessiner ?

Il acquiesça et d'un long trait d'encre, reproduit son profil sur le parchemin, avant de s'attaquer au drapé de ses vêtements, puis au chameau, par petits traits. Cette fois, Portail descendit de l'animal pour l'observer finir. Il était troublé par sa présence derrière son épaule. Il finit par lui tendre le dessin. Comme la première fois, elle l'observa longuement avant de le tendre à son compagnon :

— Qu'est-ce que tu en penses ?

A nouveau, Balthazar se sentit dérouté. La haute prêtresse de la Naissance demandait à un homme son avis. A un pâle, par dessus le marché ! Quel était le lien qui l'unissait à cet homme ?

Le guerrier eut un petit sourire :

— Je pense que ce serait idiot de ne pas lui laisser une chance. Pardon d'avoir douté de tes capacités, mon garçon. Ton trait est remarquablement sûr.

Portail croisa les bras :

— C'est un travail qui demandera beaucoup de temps et d'implication. Si nous te choisissons, tu seras grassement payé, mais ne manqueras-tu pas à ta famille ?

Balthazar avait peaufiné son mensonge :

— Mon village a été attaqué par les Euphrates. Mes parents, mes frères et mes sœurs sont morts. J'ai été recueilli chez des cousines où je rends de menus services, mais pour eux, je suis surtout une bouche supplémentaire à nourrir. Je suppose que je devrais aller les prévenir que je ne reviendrais pas, mais il ne me faudrait qu'un jour ou deux pour ça.

La prêtresse et le guerrier échangèrent un regard. La jeune fille finit par ranger le dessin dans les plis de sa robe.

— Très bien. Tu te présenteras à la porte de mon temple, dans deux jours. Mon bras droit s'occupera de toi.

Elle indiqua l'homme du menton et remonta sur son chameau tandis que Balthazar papillotait des paupières :

— Quel nom devrais-je demander ?

Ils étaient déjà en train de s'éloigner quand le pâle se retourna à moitié :

— Tu peux m'appeler Andr.

*

— Tu ne devrais pas faire ça.

La porte des jardins s'était refermée sur eux et Lù enlevait le voile qui couvrait ses cheveux d'un geste indolent. Elle jeta un coup d'oeil perplexe à son compagnon, celui qui se faisait appeler Andr.

— Faire quoi, Berry ?

L'homme avait l'air plus amusé que moralisateur.

— Ne m'appelle pas comme ça ici. Tu crois que je n'ai pas remarqué ton petit numéro d'ingénue ? Le pauvre garçon est cuit comme un pourceau.

— Quel mal y a-t-il à ça ? Il est trop mignon.

— Il est trop jeune pour avoir du recul. Quand il aura finit de s'astiquer en pensant à toi, il sera si vidé qu’il ne t’en restera que la peau. Résultat, tu auras encore besoin d'un nouveau scribe.

Lù rit avant de le réprimander :

— Tu es trop vulgaire ! Ça n'a pas d'importance de toute façon, laisse-le s’astiquer si ça lui fait plaisir. Allons, viens ! Nous ne devrions pas faire attendre Dédale plus longtemps.

Ils traversèrent côte à côte les immenses jardins, avant de pénétrer dans une salle couverte aux murs de terre cuite, orné de mosaïques.

La grande prêtresse de la Vie se tenait là, debout devant une immense carte de la côte, épinglée sur la table.  Quand ils entrèrent, ses yeux se levèrent rapidement vers Lù avant de glisser sur celui qui se faisait appeler Andr. Des yeux froids à la couleur indéfinissables. Elle s’inclina brièvement avant d’ajouter :

— Portail.

Lù lui rendit son salut solennel et s'approcha jusqu'à poser ses poignets sur la table. Sur la carte étaient posées de petites statuettes qui représentaient les différentes factions ennemies.

— Quelles nouvelles ?

— Rien de réjouissant. Les sombres rassemblent leurs forces le long de nos frontières.

— Ça n'a rien d'étonnant, nous savions qu'elles le feraient.

— On a aussi vu des traces de campements euphrates ; un nouveau village a été incendié et ses femmes enlevées.

Lù pencha la tête d'un air grave :

— Ça aussi n'a rien d'une surprise. Aussi rageant que ce soit, traquer les euphrates n'est pas une priorité. Nous ne devons pas perdre d'énergie à les poursuivre et négliger la frontière. Le plus grand danger vient de l'empire sombre, pas d'un petit clan indépendant.

— Nous ne pouvons pas laisser faire sans réagir, nous aurions l’air faibles !

— C’est vrai. Nous devrions envoyer des maitres d'armes dans les villages. Les paysannes ne sont pas des soldates, mais quand ce sera la guerre, nous aurons besoin de tout le monde. Faisons dresser des palissades, creusons des tranchés, mettons en place des tours de garde. Et surtout, protégeons les sources et les oasis. Sans eau, aucune armée ne tient longtemps dans le désert et il faudrait trop de temps pour en faire venir d'en dehors des frontières.

Dédale écouta sans commenter. Elle réfléchissait. Dédale détestait Portail et celle-ci le savait et l'acceptait avec indifférence. Mais elles étaient toutes les deux consciente que leur collaboration était une nécessitée pour qu'elles arrivent chacune à leur fin.

— Tu es sûre de toi ?

L'aide de Portail avait déjà été payante en matière de stratégie. C'était grâce à ses conseils avisés que de petite cheffe de tribu, Dédale avait pu conquérir les autres clans et unifier toutes les brunes sous un même étendard, jusqu'à faire de leur territoire un pays capable de tenir tête à l'empire sombre. Et si pour ça, Portail devait lui faire renier ses anciennes idole pour instaurer sa déesse unique, alors elle le ferait. Elle accepterait dans la salle du conseil cet immonde homme pâle que Portail trainait partout, elle écouterait cette petite intrigante lui donner des conseils en matière de stratégie militaire et elle la laisserai même mettre ses doigts dans ce qu'il y avait de plus séculaire dans leurs traditions.

Car pour faire des brunes un grand peuple, Dédale ne reculerait devant rien.

*

Balthazar avait attendu que le soleil se couche pour sortir de Luminosa, puis il avait marché jusqu'au village le plus proche, où il avait volé un cheval.

Il avait chevauché pendant des heures et était arrivé au camp euphrate au milieu de la nuit, sa sueur glacée couvrant son corps grelottant. Il aurait aussi dû voler un manteau pour lutter contre les températures nocturnes du désert !

Les petites tentes en peau formaient un ensemble organisé, protégé des regards indiscrets par une importante formation rocheuse. A cette heure-ci, les foyers n'étaient plus qu'un tapis de braises et seul le veilleur était encore debout, appuyé sur sa lance à l'entrée.

— Tu rentres bien tard, Balthazar. Ibrahim va te mettre une bonne trempe, demain matin.

— J'ai été intercepté par des brunes.

— Hein ?

Le veilleur ouvrit de grands yeux :

— On est découvert ?

— Pas du tout, j'ai réussi à me faire passer pour l'un de leurs hommes. Mais elles m'ont trimballé jusqu'à Luminosa et j'ai mis un peu de temps pour me dépatouiller et revenir.

— Eh bien… Je suppose que l'on ne devrait pas te mettre une trempe pour ça. Bien joué.

— Et j'ai peut-être appris des choses intéressantes. Il faut que je parle à mon père. Tu pourras le prévenir de mon retour et lui demander une audience quand il se lèvera ?

Balthazar avait terminé son discours d'un ton léger, mais en réalité, il avait le ventre noué ; ses relations avec son pères n'étaient pas exactement problématiques, mais... il avait toujours pensé que celui-ci ne l'aimait pas.

Après que le veilleur eut promis, l'adolescent partit se coucher et se glissa dans la tente  qu'il partageait avec Aaron. Celui-ci dormait déjà, ses grosses lunettes posées à côté de sa natte. Balthazar s'allongea sur sa propre paillasse et se pelotonna dans une épaisse couverture pour oublier le froid glacial.

Pour ne pas penser à son entretient avec son père le lendemain, il laissa son esprit vagabonder vers la prêtresse de la naissance ; sa main se glissa lentement dans son pantalon.

*

Avant d'entrer sous la tente, Balthazar humecta ses lèvres craquelées par le soleil. Comme toujours, il sentit son pouls accélérer imperceptiblement en croisant le regard de l'homme assis sur le fauteuil du chef.

Son père était âgé d'une soixantaine d'années, mais il ne les faisait pas. A première vue, on lui donnait une trentaine d'étés. Il n'était pas très grand, mais râblé et nerveux, avec un regard charbonneux et méfiant. Comme ses nombreux frères, Balthazar avait hérité de ses prunelles et de ses cheveux bouclés, toujours impeccablement noirs.

— Bonjour père.

Il rechercha le regard aiguisé sous les sourcils épais, mais comme d'habitude, celui-ci se fit fuyant. Le patriarche des Euphrates n'avait pas la réputation d'être un papa-gâteau, cependant, Balthazar avait la conviction depuis toujours que son géniteur ne l'aimait pas. Même Aaron, pourtant gauche et faiblard, avait le droit de temps en temps à une petite tape affectueuse sur l'épaule. Mais Balthazar n'avait même pas le souvenir que son père l'ait déjà touché, que ce soit des doigts ou des yeux.

— On m'a dit que tu souhaitais me parler, mon fils.

— Oui, suite à une rencontre fortuite avec des guerrières Brunes, il y a eu un quiproquos. Croyant que j’étais un des leurs, j'ai été emmené à Luminosa et j'ai pu approcher leur grande prêtresse de la naissance.

Le chef garda un silence pensif avant de hocher la tête doucement :

— Est-ce que tu as appris des choses intéressantes ?

— Elle recherchait un scribe et j'ai pu faire un essai qui lui semblait favorable. En me faisant engager, je travaillerai directement au sein de leur quartier général et pourrais réunir des informations utiles en vu d'une attaque.

— Il n'est pas dans nos projets à court terme de nous en prendre à Luminosa. La ville est trop bien protégée.

— Je comprends, mais je pourrai apprendre comment sont défendus les villages des environs, quels sont leurs effectifs et leur stratégies militaires habituelles...

— Et comment comptes-tu nous transmettre ces informations ?

— Je leur ai dit que nous avions attaqué mon village. Enfin, je veux dire, je me suis fait passer pour un villageois brun orphelin dont le village a été pillé par des euphrates. Je dirai que je dois revenir donner un coup de main de temps en temps à des cousins qui me sont venus en aide. C'est ce que j'ai donné comme prétexte pour rentrer hier. Ils m'ont donné deux jours pour revenir.

— Et si tu te fais prendre ?

— Alors, je les emmènerai à notre ancien camps et je ferais croire que vous êtes parti après ne pas avoir eu de mes nouvelles.

A nouveau, son père resta silencieux, avant d'ajouter :

— Je dois réfléchir. C'est très dangereux, mais cette situation peut nous être profitable, c'est vrai. Et comme tu n'as pas encore de place attitrée dans notre garde, pour le moment, tu ne manqueras pas.

Balthazar resta bien droit, ses pieds nus posés sur les peaux de chèvres et de moutons qui tapissaient le sol.

— Une chose encore, mon enfant. Tu ne connais pas le pouvoir terrible de la torture. Tu ne dois rien dire qui nous mette en danger aux brunes, même par mégarde. Promet-le !

— Je vous le promet, père.

A ces mots, le garçon eut l’impression qu’une main venait de se refermer sur son coeur et il ramena instinctivement sa main contre sa poitrine. Il secoua légèrement la tête, pour chasser la sensation.

— Tu peux disposer mon fils. Tu devrais aller nourrir nos prisonnières, Aaron est là-bas et si tu pars, il est bon que tu le tiennes au courant.

L'adolescent acquiesça avant de prendre congé. La tente des prisonnières de guerres était un peu excentrée par rapport au reste du camps. Balthazar détestait cet endroit. Après être allé parler à son père, c'était la deuxième épreuve de la journée. Prenant son courage à deux mains, il marcha jusqu'au pavillon tendu de peaux. Les deux pans de l'entrée avaient été rabattus pour permettre au soleil de pénétrer à l'intérieur et à l'air d'être renouvelé ce qui n'empêchait pas les effluves de peur, de sécrétions et d'excréments lui piquer le nez. Il ne pouvait pas entrer dans cet endroit sans imaginer dans le creux de son oreille le claquement brutal des chairs qui s'entrechoquent sans grâce dans des coïts non consentis. Balthazar ne comprenait pas très bien ce qui enthousiasmait Benjamin et Abel à l'idée de bientôt pouvoir fréquenter la tente.

Aaron était là, à nourrir la dizaine de prisonnières entravées à des poteaux qui occupaient l’espace. Quatre d'entre elles étaient enceintes de plusieurs mois ; les autres étaient fraiches des derniers raids qui avaient été pratiqués les dernières semaines. Son petit frère était en train de donner la becquée à la plus grande ; une créature dont les yeux en amande promettaient des tortures lentes et douloureuse. Elle n'avait pas encore l'aspect triste et décharné de celles qui avaient abandonné. Accrochées aux lobes de ses oreilles pendaient des grosses boucles d'oreilles tintinnabulantes ornées de topazes et Balthazar ne put s'empêcher de penser à Portail et aux grelots qui chantaient autour de ses chevilles.

— Coucou.

Son petit frère se tourna vers lui, surpris, avant de poser l'assiette.

— Ah ! Tu es là ! Enfin ! Je m’inquiétais… J'ai vu que tu étais rentré, mais je ne voulais pas te réveiller ce matin. Tu avais l'air si fatigué.

— Hum...

Balthazar récupéra l'assiette et reprit le travail qu’Aaron avait interrompu ; il se força à rester concentré pendant qu'il nourrissait la prisonnière. Ce serait bête d'y perdre un ou deux doigts.

— Alors ? Tu étais où ? Il t'es arrivé quoi ?

L'adolescent se tourna vers son frère. La nature ne l'avait pas vraiment gâté : en plus de sa constitution frêle, il était doté d'un énorme nez et ses yeux myopes étaient grossis par ses épaisses lunettes. Malgré tout, il était la personne auquel Balthazar tenait le plus au sein de son clan. Ce n'était pas seulement parce qu’il était son frère, car leur père avait un grand nombre d'enfants.

Il cessa d'hésiter et lui raconta tout.

*

— Qui ça ?

— Un adolescent. Il a demandé à vous parler, seigneur Andr.

Il fallut une poignée de secondes à Andiberry pour se souvenir de Balthazar et de la promesse de Lù de lui laisser une chance.

— Ah ! L'enlumineur. Oui, faites-le venir.

Il se leva de son bureau, pas fâché de se dégourdir les jambes. Il en avait marre de gribouiller des plans de batailles et des lignes de front. Depuis qu'ils étaient arrivés dans cette dimension, Lù le forçait à étudier tous les traités de stratégie militaire sur lesquels elle avait pu mettre la main. Il rangea le livre dans l'imposante malle de métal située dans le fond de sa chambre et celle-ci se referma automatiquement quand il rabattit le couvercle.

Il n'eut pas à attendre longtemps avant que la soldate ne vienne toquer à la porte et ne lui laisse la nouvelle recrue. L'adolescent laissa glisser son regard sur la chambre : il n'y avait là qu'un lit de bois très simple, une armoire, une malle, une icône d'Ilaaha et une table sur laquelle étaient déroulés de nombreux parchemins. Rien d'exceptionnel, mais Andiberry ne lui laissa pas le loisir de l'examiner de plus près.

L’homme se leva et détailla le garçon : il était plutôt beau malgré son nez aquilin, avec ses grands yeux bruns et une masse épaisse de cheveux noirs, bouclés. Il avait cette stature élancée et nerveuse qu'ont les adolescents au milieu de leur croissance et qui leur confère cette grâce que les adultes ne retrouvent jamais.

— Tu peux venir avec moi, mon garçon.

Celui-ci le suivit sans un mot, mais son visage se tournait de tous côtés pour détailler l'endroit où il se trouvait. Ils se situaient dans la partie arrière du temple de la naissance, là où étaient les appartement de Portail, Dédale et du conseil. C'était un enchainement de cours, de patios et de salles de pierres éclairées par des torches.

— Portail n'est pas là, si c'est elle que tu cherches avec autant d'empressement.

Le garçon rougit piteusement avant de maugréer :

— Pas vraiment, j'étais simplement curieux de cet endroit.

— Tu auras le temps de l'étudier. Si tu fais l'affaire, tu travailleras ici dorénavant. Viens, entre.

Ils pénétrèrent dans une grande salle, illuminée de ses seuls vitraux. De longues cordes avaient été tendues entre les murs, sur lesquelles des pinces tenaient des feuillets de papier aux textes enluminés.

Balthazar resta bouche bée devant les dorures et les arabesques qui ornaient chaques pages.

— C'est... C'est très beau...

— C'était le travail de la personne qui n'est plus en état de travailler et que tu vas devoir remplacer...

Andiberry s'appuya contre le mur et croisa les bras sur sa poitrine :

— Tu t'en sens capable ?

L'adolescent avait l'air d'avoir avalé une couleuvre ; il avala sa salive.

— Il va falloir, non ?

Il ne savait pas très bien s’il faisait preuve de cran ou d'arrogance.

— Je vais te montrer ta chambre.

Ils traversèrent à nouveau les jardins jusqu'à revenir sur leur pas, dans un patio regorgeant de fleurs au centre duquel trônait une fontaine. Trois porte donnaient sur cette cour et Andiberry montra celle qui se trouvait la plus à droite au jeune garçon :

— Tu occuperas cette pièce pendant toute la durée de ton travail.

Le garçon poussa la porte et contempla d'un air impassible la table, le lit et le coffre qui trônaient dans la pièce blanchie à la chaux.

— Tu travailleras dans la cour. Le patio te protègera du vent et du sable et la lumière sera meilleure que dans ta chambre. Quand aux autres portes, la première, tu las connais déjà : elle correspond à mes quartiers. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux venir me querrir à n'importe quel moment. La troisième porte est celle de Portail.

Tout en parlant, Andiberry observait le jeune enlumineur qui ne pu s’empêcher de jeter des regards furtif vers la porte . Il ne s'était donc pas trompé. A la fois amusé et agacé, il rajouta :

— Bien sûr, tu as l'interdiction de pénétrer dans ses appartements. De toute façon, ils sont fermés à clef.

Balthazar acquiesça lentement, puis il hésita et rajouta :

— Sir Andr ? Où se trouve Dame Portail ?

— Elle fait le tour des villages avoisinants, pour revoir la stratégie de défense et guérir les lépreux.

— Mais c'est une maladie très contagieuse !

— C'est pourquoi seule Portail peut s'occuper de cette tâche. On ne sait pas quand est-ce qu'elle rentrera. Est-ce que tu as des questions ?

— Quand est-ce que je dois commencer ?

— Aujourd'hui. Le temps presse.

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Nathalie
Posté le 15/11/2022
Bonjour Gueule de Loup

Voici mes corrections pour ce chapitre :

Ses amis n'avaient pas franchit quelques mètres qu'il les avait déjà rattrapé. → Ses amis n'avaient pas franchi quelques mètres qu'il les avait déjà rattrapés.
était suivi de tout un régiment → suivie
à célébrer quelque choses → chose
Le voyage l'avait aséché et affamé. → asséché
une éclaboussures à sa droite → éclaboussure
de bruyants bruits de bouches → bouche
il regarda sa respiration qui les soulevaient en distendant le tissus → il regarda sa respiration qui les soulevait en distendant le tissu
Un homme était apparut derrière eux → apparu
légèrement surpris d'être interrompu par un garçon si jeune → interrompus
A nouveau → À nouveau
A un pâle → À un
Je suppose que je devrais aller les prévenir que je ne reviendrais pas → reviendrai
Quand il aura finit de s'astiquer → fini
Mais elles étaient toutes les deux consciente que → conscientes
elle la laisserai même mettre ses doigts → laisserait
A cette heure-ci → À cette
Pour ne pas penser à son entretient avec son père → entretien
A première vue → À première
je travaillerai directement au sein de leur quartier général et pourrais réunir des informations utiles en vu d'une attaque. → pourrai
je les emmènerai à notre ancien camps et je ferais croire que vous êtes parti après ne pas avoir eu de mes nouvelles. → « camp » puis « ferai » puis » partis »
A nouveau → À nouveau
A ces mots → À ces mots
La tente des prisonnières de guerres était un peu excentrée par rapport au reste du camps. → « guerre » puis « camp »
Il t'es arrivé quoi → t’est
les arabesques qui ornaient chaques pages. → chaque page
Trois porte donnaient sur cette cour → portes
tu las connais déjà → tu la connais
le jeune enlumineur qui ne pu s’empêcher de jeter des regards furtif vers la porte → « put » puis « furtifs »
A la fois amusé → À la fois
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