Partie trois

Le lendemain, aux aurores, je vagabondais dans la forêt. Le ciel pleurait sur les arbres et une légère brume dissimulait leurs troncs. Je progressais lentement, silencieusement sur le sentier, à l'affût du moindre mouvement. Pendant longtemps, seul les écorces craquelaient, seuls les chouettes insomniaques hululaient, seuls les renards m'observaient. Mais une fois assez profondément enfoui dans le bois, les empreintes que je guettais sont apparues sur le chemin. Les soi-disant suspects de notre affaire ne devaient plus être très loin.

En suivant les traces laissées par les loups, j'ai découvert une tanière, dissimulée sous un rocher. À plat ventre, caché derrière les grosses racines d'un pin sylvestre, j'ai attendu. Ce matin-là, la brise était fraîche et je sentais bien que mon manteau ne suffisait pas. Si je tremblais, j'évitais néanmoins de claquer des dents : les bêtes ne devaient pas me repérer.

Oui, père, j'ai bien dit les bêtes. L'habitat que je venais de dénicher abritait une petite meute. Pourtant, au début, je suis resté longtemps là, fixant l'entrée, sans rien voir. La distance qui me séparait de l'ouverture étroite m'empêchait de déceler le moindre mouvement. J'ai dû attendre jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que la lassitude entame ma volonté. Mais bien souvent, c'est quand tout semble perdu que les miracles se produisent.

Alors que je m'apprêtais à me relever pour m'en aller, persuadé que la tanière devait être vide, un loup s'est approché du foyer, tenant dans sa gueule un gros lièvre aux yeux vitreux. Tout de suite, je me suis figé. Il ne m'a pas repéré, pas encore...

À vue d’œil, je dirais que ce canidé mesurait soixante-quinze centimètres au garrot. S'il se révélait un peu plus petit que la moyenne, ses muscles étaient puissants et ses jarrets solides. Cet examen m'a donné des frissons. S'il me remarquait, si son espèce s'attaquait réellement aux hommes, il pouvait bondir sur moi et m'arracher la clavicule sans difficulté. Prudence, donc !

Mais la bête était attirée par bien autre chose. Après avoir déposé sa proie devant l'entrée de la grotte, il a attendu, puis il a poussé un petit hurlement. J'ai froncé les sourcils. Appelait-il l'un des siens ?

Eh bien oui, père. Quelques instants après, une toute petite tête est apparue à l'entrée de la grotte, puis une deuxième. Ainsi j'avais affaire à une mère et à sa progéniture. Depuis combien de temps se trouvaient-ils ici ? Difficile à dire... En tout cas, j'ai trouvé cette tanière anormalement proche du village. C'est inquiétant, très inquiétant... Dans son carnet, l'aïeul avait écrit que ce territoire sylvestre était immense et que jamais il n'était parvenu à atteindre la lisière opposée, même en marchant pendant plusieurs jours. Alors pourquoi s'installer dans un territoire si près du monde des hommes ? Une meute comme celle-ci serait bien plus en sécurité au Nord, dans les profondeurs de ce labyrinthe...

J'ai interrompu brusquement mes réflexions, car j'ai senti un regard posé sur moi. Doucement, j'ai relevé la tête. Alors que les petits se rassasiaient, leur mère, figée, me fixait, intriguée. Moi aussi, je me suis arrêté, hypnotisé par ses iris jaunes. Me voilà repéré ! ai-je pensé. Maintenant, que comptait-elle faire ? Allait-elle m'attaquer comme elle s'en était peut-être prise à la petite Jonna ?

Bien au contraire, père, bien au contraire... Elle a simplement détourné le regard et pris le dîner dans sa gueule pour le traîner à l'intérieur de la tanière. Ses petits l'ont suivie sans se poser de question, se chamaillant pour savoir qui poursuivrait son repas en premier.

Je pensais que je ne les reverrais plus, mais la mère est ressortie quelques instants après, toujours à l'affût. Elle s'est de nouveau arrêtée pour me regarder, mais sans chercher à se rapprocher davantage. Avait-elle peur ? Non, je ne crois pas. Se méfiait-elle ? Sans doute.

À mon grand étonnement, elle est repartie vers le Nord, à l'opposé du village. Devais-je la suivre ou rebrousser chemin ? Je dois dire que ma curiosité n'était pas encore assouvie. Alors doucement, silencieusement, je me suis levé et j'ai marché dans ses empreintes.

Mon guide s'est enfoncé un peu plus profondément dans les bois. J'ignore pendant combien de temps, mais j'ai bien vu que nous bifurquions petit à petit au Nord-Est. Parfois, la louve s'arrêtait. Parfois, la louve se retournait. Parfois, la louve me regardait. Quel animal intriguant ! C'est comme si elle m'attendait... Je crois, père, que nous avons tort de sous-estimer l'intelligence des bêtes. Je sais... Je sais... Vous ne voulez pas l'entendre. Pourtant, leur absence de parole ne signifie pas que nous ne pouvons pas communiquer avec eux, ni même que nous devons ignorer leur existence. Parce que oui, père, j'ai bien assez sillonné les bois pour vous dire qu'ils sont tous là, à nous observer, même quand nous nous croyons seuls.

Nous avons marché longtemps, la louve et l'homme l'un derrière l'autre. Où m'emmenait-elle ? Comment savait-elle qu'elle pouvait me faire confiance ? Je n'en avais aucune idée, mais son attitude m'a fait penser à certaines de mes lectures. Sais-tu, père, que dans certaines régions du monde, les hommes vénèrent les animaux et pensent savoir entretenir une relation privilégiée avec eux ? Oui, je sais ce que vous pensez. Vous pensez que ce sont des balivernes. Mais le monde est vaste, père, et notre village si petit...

Peu à peu, je commençais à reconnaître les lieux. Nous nous sommes approchés de la clairière. Voilà bien longtemps qu'on l'avait abandonnée, laissée à la merci de la nature, là d'où elle venait réellement. La dernière fois que je m'y suis rendu, des plantes sauvages avaient poussé sur les roches nues et la petite cabane des carriers, livrée à elle-même, était devenue le grattoir favori des cerfs de passage. Les animaux en avaient fait leur maison, le cœur insoupçonné des bois.

Mais bien avant d'y arriver, j'ai froncé les sourcils. Autour de moi, les hautes herbes tremblaient, perturbées par le mouvement hâtif de petites bêtes. Des lièvres, beaucoup de lièvres en plein exode. Certains sautaient assez hauts pour se laisser apercevoir. J'ai discerné la peur dans leurs grands yeux.

Ils fuyaient, père, tous !

La louve s'est elle aussi arrêtée pour les regarder. Une fois les rongeurs éloignés, elle a posé sur moi en regard entendu, comme si je devais commencer à comprendre quelque chose d'important. Nous avons ensuite poursuivi notre chemin, toujours vers la clairière.

Mais une fois arrivé à destination, je n'ai rien reconnu de tout ce que je t'ai décrit auparavant sur ce lieu. Oui, père, tu sais très bien de quoi je parle ! La clairière était entièrement nettoyée : les plantes avaient été arrachées et la cabane remise à neuf. Des ouvriers se trouvaient là : que des villageois qui travaillaient pour la seule personne pouvant leur offrir un gagne-pain.

Vos ouvriers, père !

Ils s'affairaient dans tous les sens, mais pas pour récolter la pierre. Non... Les arbres, voilà ce qu'ils étaient venus chercher. Clac ! Clac ! Clac ! Armés d'une hache, ils s'attaquaient aux troncs des conifères alentours. Certains membres de ce peuple sylvestre étaient tombés, vaincus, et les hommes s'acharnaient sur leurs carcasses. Clac ! Clac ! Clac ! Une fois réduit en planche, vos employés empilaient le reste de leurs corps les uns sur les autres, là où autrefois on entassait les pierres.

Alors que j'assistais à ce massacre, impuissant, la louve était restée en arrière, bien dissimulée sous l'ombre de la lisière forestière. Elle guettait la moindre de mes réactions. Je me suis retourné pour lui faire face, père, et savez-vous ce qu'elle semblait me dire ? « Regarde, mon frère, regarde ce que les tiens sont en train de faire à notre maison ! » Alors tout est devenu clair : la raison pour laquelle les loups se sont rapprochés de nos foyers, la raison pour laquelle les lièvres se sont enfuis, c'est parce que nous étions en train de les chasser de leur demeure.

Mais pour quoi agir ainsi, père, pourquoi ?

*

Le soir venu, j'ai franchis les portes du manoir et j'ai découvert ce hall bondé. L'ambiance y était très différente de ce qu'elle est ce soir : tous les notables avaient pris place autour de la longue table et buvaient vos paroles alors que vous faisiez les cent pas.

« C'est une grande opportunité pour notre village, messieurs ! avez-vous déclaré. En fournissant du bois à la compagnie de chemin de fer de notre pays, nous nous assurons qu'une gare sera construite chez nous. Imaginez un peu ! Avec cette gare, de nouveaux acheteurs seront intéressés par la laine de nos moutons, ou encore par le bois que nous pouvons fournir. Des familles lassées de la grande ville viendront chercher le calme de notre région et s'installeront ici. Alors de nouveaux commerces naîtront, les bancs de nos écoles se rempliront et nous n'aurons plus peur de voir nos enfants quitter la ville chercher du travail ailleurs ! »

Les autres ont marmonné des approbations, ce qui vous a valu un petit sourire en coin. Après ce que je venais de voir dans la forêt, après ce que je venais de comprendre, tout cela m'a donné la nausée. Mais comment vous en vouloir ? Il est vrai que le village se meurt, que les fils et les filles des anciens s'en vont vivre dans le Sud et que les bancs de l'école sont presque vides. Mais peut-être que les choses devaient se passer ainsi, père... car ce projet que tu complotais avec les autres ce soir-là se faisait aux dépens d'un autre monde vivant.

Ne pouvant pas en supporter davantage, j'ai traversé la pièce pour gravir l'escalier. Je voulais m'isoler dans la bibliothèque, poursuivre ma lecture des notes de mon aïeul et prendre du recul sur cette triste journée.

Mais Oswald, accoudé à la tête de l'escalier, m'a interpellé :

« Où étais-tu, petit frère ?

— Dans la forêt. J'ai été voir le projet de père à la clairière.

— Moi aussi, je suis allé dans les bois. »

Pas besoin de lui demander ce qu'il y cherchait...

Mon frère a soudain froncé les sourcils. Doucement, il s'est penché vers moi pour me renifler.

« Tu sens le chien mouillé, petit frère. »

Je me suis figé. Comment pouvait-il détecter l'odeur de la louve sur mes vêtements ? Je sais bien qu'Oswald était un chasseur né, mais pas au point d'avoir les mêmes capacités olfactives que ses proies... Après un rapide examen, je trouvais son état étrange : il avait les mains raides, crocheté comme des serres d'épervier, et ses vêtements étaient recouverts de boue, comme s'il avait passé sa journée à ramper dans les sentiers. Jamais il ne rentrait dans un tel état après une chasse.

En attendant, il fallait que je trouve une excuse.

« Tu dois faire erreur... C'est sûrement la fourrure que tu portes ! N'as-tu pas passé la journée dehors, sous ce crachin ? »

Oswald ne m'a pas répondu. Me regardant droit dans les yeux, il a attendu un signe de faiblesse de ma part, quelque chose qui ferait plier mes convictions. Seulement, rien ne s'est passé, alors il a lâché l'affaire.

J'ai gravi les escaliers, le cœur battant.

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Pouiny
Posté le 22/06/2023
"seuls les chouettes insomniaques hululaient" => il manque un e !

Aah, le capitalisme... les animaux sauvages obligés de se rapprocher des humains pour survivre, des ratons laveurs jusqu'aux ours, on est en plein dedans. Il va y avoir le covid dans ce village nordique x)

Intrigué par ce qui a été dit sur le grand frère ! Va-t-il être un "méchant" monolythique, ou semble -t-il antipathique juste parce qu'on est biaisé par le regard du conteur ? C'est vraiment prenant :3
Nathalie
Posté le 24/01/2023
Bonjour M. de Mont-Tombe

Petite correction :
Mais la bête est attiré par bien autre chose → « était » à la place de « est » et attirée (avec un « e »)
une toute petite tête est apparu à l'entrée → apparue
Ses petits l'ont suivi sans se poser de question → suivie
Nous nous sommes approché de la clairière. → approchés
Voilà bien longtemps qu'on l'avait abandonné, laissé à la merci de la nature, → « abandonnée » et « laissée »
Autour de moi, les hautes herbes tremblaient, perturbé par le mouvement hâtif de petites bêtes. → perturbées
nous n'auront plus peur de voir nos enfants → n’aurons

Je ne m'attendais pas à un sermon écologique. Pourquoi pas...
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