Il subsiste entre nous un néant que je ne parviens pas à réduire. La tante Roseraie s'est éclipsée, on pourrait croire qu'elle est parvenue, tardivement, à comprendre qu'elle est une sorcière et que d'un coup, d'un seul, elle a réussi à transplaner. Merci, merci, ce fut un coup de chance, un coup du sort !
Suzanne est juste derrière moi et je me rassure en la sachant proche. Fanny se tient désormais à la porte qui sépare la salle et le long couloir.
« Tu es venu. »
Elle ne s'attendait pas à me voir. Certainement pensait-elle que je resterais dans ma maison, loin, sans même donner de nouvelles. Je vois dans ses yeux une peur que je ne connais que trop bien : celle d'un passé révolu qui pourrait bien renaître ici. Elle paraît avoir du mal à respirer ; je m'approche d'elle mais elle recule. Seulement un homme, visiblement plus âgé que moi, fait barrage sans le vouloir. Elle est condamnée à la vision qui semble lui revenir.
Deux pieds qui ne touchent plus le sol, la fin d'une figure paternelle et le début d'une conscience d'un nouveau monde, adulte et triste. Une corde tendue entre deux espaces. Un cri. Mon silence.
« Tu es Nicolas, je l'ai deviné : vous avez le même nez. Je suis Fabien, son fiancé et futur mari. Fanny a dû te parler de moi. »
Elle l'observe comme si sa voix n'avait rien de réel, comme si sa présence n'était pas dans l'ordre du possible. Néanmoins il a ses deux mains sur ses épaules et ses doigts – longs et squelettiques – l'entoureraient presque. Ses yeux sont grands et son sourire aussi large que les portes d'une église. Il bave la pureté à en noyer ses invités.
« La lettre faisait mention d'un mariage, oui... et de deux petits démons, dis-je.
- Tu m'avais dit que ton frère avait de l'humour, mais cela dépasse toute prévision. »
Il sourit, probablement très fier de son sens de la répartie. Fanny m'observe toujours comme un fantôme. À ce niveau-là, elle a sans doute gagné le gros lot… Elle est la première à me voir mort avant que je ne puisse y penser moi-même.
« Je suis contrent que tu sois venu. Sammy était toujours en train de dire « tonton, tonton ».
- Oui, Fanny me l'a dit. Mais quelle étrange habitude pour un enfant de parler d'un homme qu'il ne connaît pas, fais-je remarquer.
- Fanny parle beaucoup de toi. En bien qui plus est, dit-il, avec une pointe d'agacement.
- C'est vrai ? lui demandé-je, surpris.
- Oui, répond-t-elle, à mi-voix.
- Elle m'a aussi raconté ton histoire... c'est tragique. Mais la foi peut amener au pardon.
- J'ai un grand respect pour la vertu et l'amour inspirés par la religion, mais personnellement, je ne crois pas en tout cela, lui dis-je.
- Il est triste de vivre sans aucune possibilité de pardon.
- Le pardon est un concept humain né de la faute, la faute est un concept inventé par l'homme pour qualifier l'erreur.
- La faute première est apparue lorsque l'homme a croqué dans la pomme, selon la Bible. Tout cela pour spécifier que ce qui est défendu peut devenir dangereux, explique Fabien.
- C'est une métaphore, elle ne supprime en rien les faits. Si la folie de l'homme est avérée, il n'y a aucun mot qui pourra justifier le meurtre, l'abandon ou le suicide. Le pardon est un manière polie de dire aux hommes qu'ils peuvent vivre avec leur faute.
- Les concepts existaient avant la Bible, les hommes aussi. Pourtant le pardon de Dieu est un don qu'on ne peut refuser, assène Fabien.
- Les dons n'existent que pour créer, parfois pour dominer ou, à mon sens, ils apparaissent chez des êtres doués d'un courage plus grand que tous les autres. Le pardon n'est donc pas un don, mais un choix. Si Dieu existe, il laisse donc le choix d'être pardonné ou non. La Bible offre un espoir à ceux qui en recherchent un et qui ne parviennent pas à le faire naître d'eux-mêmes.
- Alors par choix, tu préfères ne pas être pardonné ? s'offusque Fabien.
- Ça n'a rien à voir, je ne crois pas en Dieu.
- Et si le monde vient à être englouti à cause de toute cette indifférence ?
- Dieu est un concept. Qu'il soit réel ou non, il en est un. Un concept ne peut ressentir d'amertume ou de rancœur. Ce qu'il fait, il le fait. Il a fait l'homme et je ne crois pas que ce dernier ait besoin de la colère de Dieu pour créer sa fin. Non, si Dieu veut être aimé pour être aimé, alors ce n'est pas un dieu.
- Si Dieu est un concept, alors la Bible n'est qu'un conte qui énumère les principes d'un concept. Ce serait idiot, commence de s'énerver Fabien.
- Pourquoi ? La vie n'est qu'un mot. Et tout ce que nous faisons n'est qu'énumérations de mots. Chaque mot est un concept et l'humanité elle-même en est un créé par l'homme pour justifier sa pensée et sa supposée supériorité. Désolé, je respecte tout à fait ton choix, mais ce n'est pas le mien. »
Ses doigts semblent s'être resserrés sur les épaules de Fanny. Ses yeux sont moins grands et son sourire plus forcé. Il ne m'aime pas.
Moi non plus.
Suzanne perçoit nos deux sentiments.
« Nico... tu n'as pas tellement changé... tu es beau et intelligent. »
Fanny dit cela comme on récite un poème, comme une évidence née de ma simple présence.
Elle tremble.
Juste derrière elle, un visage connu apparaît. Du sourire, ma mère passe au rictus, de la couleur, elle passe au noir et blanc, et cela sans filtre, avec grâce et rapidité, comme seuls les êtres désespérés peuvent le faire.
Fabien s'efface et laisse passer ma mère. Elle est douce avec Fanny comme avec une enfant. Puis elle vient vers moi et me dévisage. Quelque chose, en elle, paraît renaître, comme une image floue, indistincte et perturbée.
Le temps...
Sa main se tend vers mon visage et ses doigts effleurent à peine ma joue.
« Comme lui... tu es comme ton père. Ce regard. Cette certitude. Et la forme de son visage. Je le revois en toi. Quelle tristesse... »
Ma mère. Elle paraît être l'ange de la mort en cet instant. Même son affliction semble né de l'Enfer ; l'un des cercles m'engloutit et elle sourit. Oui, elle sourit comme ces enfants fiers d'avoir visé juste.
« Son père était un grand homme, j'espère qu'il a hérité plus que le simple physique, intervient Suzanne. »
Fabien, Fanny et ma mère se tournent vers elle. Qui est cette jeune dame ? Pourquoi l'a-t-il amenée ? Qu'est-ce qui lui prend de parler ? Suzanne est un puits de questions pour eux.
« Et qui êtes-vous ? »
Ce n'est pas ma mère, pas Fanny ni Fabien qui vient de parler. Cette voix pleine de rancœur et d'aigreur est celle de Mélanie. Loïc est juste derrière, du haut de ses huit ans, et il me regarde d'un œil plein de colère. Je ne peux m'empêcher de le fixer : ma surprise est totale. Ce garçon me ressemble comme deux gouttes d'eau, son visage est rondouillard, son nez pas très joli. Seulement ce sont ses yeux qui me perturbent le plus : ils sont froids, cyniques, puissants. J'ai l'impression que s'il en avait le pouvoir, il me foudroierait maintenant, sans préambule. Je le sais désormais, Loïc est aussi intelligent que moi, vacillant entre cette folie et ce génie que certains décrivaient en moi.
« Suzanne est ma fiancée, parviens-je à répondre. »
Le silence est lourd et la tension apparaît. Si cela dure plus longtemps, quelqu'un mourra de vieillesse. Si rien ne se passe, un autre pourrait mourir d'anémie ou de famine. Mon cœur, quant à lui, ne se contient plus. Il se pourrait qu'il me sorte de la poitrine et atterrisse au centre des pommes de terre, nouvelle présentation de la vanité. Cœur en fin de vie et patate de supermarché ou encore Cœur d'homme sur son lit de treufles.
Point final.
Fanny est la première à répondre, qui plus est en souriant :
« Je suis contente que tout aille bien et que tu construises ta vie. Seulement, tu aurais dû me prévenir. Il manque un couvert.
- Quand il y a pour neuf, il y a pour dix, lance la tante Roseraie, ayant finalement renoncé à transplaner. »
Je prends la main de Suzanne. J'ai envie de me serrer contre elle et de fermer les yeux.
« Qu'est-ce qu'vous foutez tous vers la porte ! Y'a des poulettes pas trop moches à r'garder ? »
Le cousin de mon père, Jean-Claude, vient visiblement de quitter son verre du regard. Un drame pourrait survenir. Ma mère semble paniquer, se penche vers Fanny et chuchote :
« Les tapis, tu devrais enlever les tapis... »