Le cousin Jean-Claude est du type alcoolique, sans aucune tendance à l’anonyme. Il serait capable, au bas mot, de hurler sur tous les toits qu’il est le plus grand buveur de ce pays, tout cela avec fierté et une certaine classe propre à ceux de cette espèce. Les yeux déjà mouillés par des larmes ou ce fameux alcool, je l’avais connu, jeune, plongé dans ce réconfort illusoire. Aujourd’hui, cela ne semblait plus être une consolation mais une source d’ennuis plus burlesques que véritablement gênants.
Ses yeux sont encore dans le vague ; instinctivement je me dis que la tante Roseraie a limité les détails en m'en parlant. Il ne s’est pas habillé pour l’occasion, on pourrait même croire qu’il s’est crotté plus encore. Je me dis, avec une réelle ironie, que certaines choses ne se sont visiblement pas arrangées depuis la dernière fois. Il me rend triste. Suzanne répond à ma détresse et me sert plus encore la main. Elle veut me rassurer, m’aider à surmonter l’épreuve. Elle veut me prouver son amour comme nul ne l'a fait jusqu’à maintenant. Elle est là et sa présence est déjà un aveu absolu d’un sentiment indescriptible.
Lorsque j'étais bien plus jeune et que je voyais mon cousin Jean-Claude, il me faisait rire avec ses pitreries et la manière qu'il avait de parler. Avec les années et les quelques expériences que j'avais dans les pattes, il fut apparenté, dans mon esprit, à la folie, la décrépitude et une certaine forme perverse de dédain. C'était sa manière de parler et de présenter les choses qui colorait légèrement les conversations. De même, ce qui paraissait être, durant les premières années de mon enfance, un instrument de clown, devint très rapidement la caractéristique d'un homme sans avenir. Le cousin Jean-Claude a le verre à la main et sans le verre, il tomberait, voilà ce que disait mon père.
Emily avait toujours eu pitié de lui parce qu'il aurait pu devenir un grand homme mais que les événements avaient détruit tout ce qui faisait de lui l'être charmant – et nostalgique à l'occasion – dont parlaient autrefois mes parents. L'alcool tue plus sûrement qu'il n'y paraît. Dès l'instant fatidique où l'on plonge dans ces mers âcres et sulfureuses, la tragédie commence.
Il se pourrait que cette histoire en soit une conséquence...
J'étais plus critique que ma sœur, parce que je pensais sincèrement que les malheurs ne justifiaient pas une telle déchéance. À mes yeux, le cousin Jean-Claude se complaisait dans cet alcoolisme. Il n'avait jamais essayé d'en sortir.
Mes critiques, il ne les avait jamais écoutées.
Il me répondait sans problème et avec hargne.
« V'là la pépite d'la famille. J'pensais raiment qu't'aurait pas les couilles de r'venir, lâche comme t'es ! Vous m'faites pitié, ton sourire et toi ! J'vais t'apprendre à rigoler, moi... »
Typique. Formidable.
« Salut, cousin. »
Tous me regardent, surpris. Peut-être se rappellent-ils de la dernière conversation que nous avions eue ? Discussion ayant vite tourné vers le duel mortel. Ou alors, il s'agit de ce « salut » qui leur paraît trop familier.
« T'fais quoi, 'aintenant ? T'jours dans les études ?
- Je suis professeur.
- J'sens qu'tu vas t'la péter, hein ?
- Pas spécialement. Enfin, je suis assez fier, oui. Mais...
- 'près c'que t'as fais à la famille, t'peux bien essayer d'faire bonne figure. On sait c'que t'es !
- Jean-Claude ! admoneste ma mère. »
Mélanie et Fanny me fixent toutes deux. Elles semblent être entrées dans un nouvel univers, vacillant entre un imaginaire ancien et un présent sans conséquence, vision d'un avenir qui allait en avoir. Je n'en doutais pas.
« Oh, t'me prends pour quoi, cousine ? Chui invité pour m'prendre des fions dans la tronche ? Si c'est qu'ça qu'vous voulez faire, j'peux me décarrer de c'bordel.
- Tu es dans le péché, tu le sais ? tente Fabien.
- T'peux pas la fermer, 'spèce d'cul béni ? T'sais, Nico, j'pensais qu'c'était des ch'tiottes jolies jolies, 'errière la porte... quand j't'ai vu, j'ai pensé à Em... Emily. Elle, l'était belle, elle. Jolie, jolie.
- Oui, elle l'était, avoué-je.
- Elle le s'ra à jamais, tu m'diras... tout ça pa'que t'a fait le con. »
Le silence est pesant. Tous me regardent tandis que Fanny baisse la tête. Même Fabien ne la rassure pas et reste là, à m'observer.
Suzanne ne me serre plus la main. Elle doit se poser des questions suite aux mots de mon cousin. Je la sens s'éloigner.
« Bien, après toutes ces politesses, je ne crois pas qu'on va rester planter là comme des tomates, à attendre de pousser. »
La tante Roseraie, au côté de Suzanne, nous réveille de notre transe nostalgique.
Nous rentrons tous dans la salle et Mélanie se place à mes côtés, elle me regarde intensément.
« Tu as changé.
- Ça arrive à tout le monde.
- Encore une de tes réponses qui n'amènent à rien.
- Comment va Loïc, il y arrive ?
- Voilà que ça t'intéresse.
- Je m'y suis toujours intéressé, et tu le sais. »
Elle garde le silence.
Ce dernier présage une nouvelle attaque.
« Tu aurais dû venir. Téléphoner... voilà quelque chose de bien bête.
- Je n'avais pas le courage... à l'improviste, comme ça.
- C'est pas une question de courage : c'est ton fils.
- Ta lettre m'avait refroidie.
- Voilà... c'est ma faute maintenant.
- Non, tu avais raison... »
Elle me dévisage une nouvelle fois.
« Tu as changé.
- Hum... ça doit être ça.
- Tu es inquiétant, tu le sais ?
- C'est en parti cette inquiétude que je t'inspirais qui t'a fait partir, ainsi je peux aisément supposer qu'aujourd'hui encore j'ai la capacité de t'angoisser. J'ai toujours été flippant, comme disaient mes camarades au collège et au lycée...
- Pourquoi tu es venu ? demande-t-elle, avec une certaine hargne.
- Fanny m'a invité. Pour une histoire de pardon.
- Pour une histoire de pardon, répète-t-elle, offusquée. Tu sais très bien de quoi il s'agit. Cette dégoûtante attirance que tu as eue pour Emily, c'était impardonnable. J'ai accepté au début, mais après je ne pouvais plus te regarder ! Et ta nouvelle copine, elle, elle peut ?
- Elle accepte ce que j'ai fait... dis-je, incisif, en mordant dans un morceau de pizza.
- Mouais... ça l'a menée au suicide ces conneries, au suicide ! Est-ce que tu as réussi à t'en remettre, hein ?
- C'était ma petite sœur, tu sais...
- Justement, c'est ça qui va pas. Fanny veut te pardonner, très bien, mais perso, je ne le ferai pas. Tu mérites pas le sourire et la joie.
- Pourquoi aurais-je besoin de ton pardon ? Ce qui s'est passé a eu des conséquences désastreuses. Mais nous savons tous les deux qui sont les responsables. Tu n'es pas moins coupable que moi... »
Elle m'observe et je vois dans le vert de ses yeux une haine noire née des années auparavant. Aucun cataplasme n'avait pu la guérir et aucun lait de pavot ne pouvait endormir une telle rage. Je suis seul face à des ténèbres baptisées par son regard et ses mots.
« Pourquoi tu es ici ? Tu veux te venger ?
- Non. On me l'a demandé ; ne pas venir aurait été une erreur.
- Une erreur ?
- J'avais besoin de revoir la famille, expliqué-je.
- Pour la détruire ?
- Non... je ne veux pas...
- Alors pars. Loïc est très bien sans toi, m'ordonne-t-elle.
- Il paraît fatigué.
- Ouais, bon. Tu as raison, ça lui arrive de ne pas beaucoup dormir. D'avoir ces cauchemars de dingue, c'est vrai.
- Hum... comme papa.
- Et toi aussi ! Tu sembles l'oublier ! lance-t-elle, entre ses dents.
- Non, je sais que j'en fais. Seulement je ne m'en souviens jamais.
- Comment tu fais ? Loïc est fatigué, il ne dort presque pas les nuits.
- Mon père disait toujours qu'il y avait des gardiens du sommeil, quand on était petit. C'était une manière de dire que dormir était primordial... s'il ne dort pas, je peux le garder pour l'aider, dis-je gentiment.
- Certainement pas ! Toi et ta vision glauque du monde, vous allez rester aussi éloigné que possible de lui, dit-elle en chuchotant.
- Ne me dis pas que tu continues à poursuivre ce rêve ridicule d'une vie sans problème, sans tourment ? Tu te souviens de ce que je t'ai dit : un ciel sans nuage, ça n'existe pas. Et ce ne serait même pas intéressant. Comment tu peux encore le croire ?
- Comment j'ai pu t'aimer ? Hein ? me demande-t-elle, comme une sentence.
- Quand tu es sortie avec moi, je t'avais prévenue que je n'étais pas toujours drôle, répliqué-je.
- Eh bien je ne t'écoutais pas. Ce que je voulais, c'était de l'amour, un homme bon et calme, posé et intelligent, avec qui j'allais passer ma vie et avec qui j'allais éduquer nos enfants.
- La vie n'est pas un conte de fée et nos existences ne sont pas écrites à l'avance. Seules deux choses sont inéluctables dans nos lignes de vie : notre naissance et notre mort.
- Arrête, arrête ! s'énerve-t-elle. »
Elle fulmine. Je regarde une nouvelle fois Loïc et son regard, cerné de noir, me rend inquiet.
« Ces cauchemars pourraient le rendre fou, ou le tuer...
- Ton père n'est pas mort à cause des cauchemars, nous ne sommes pas dupes. Il est mort parce que tu n'as jamais cessé d'aller plus loin, de faire mieux, de donner plus d'amour... il en a eu marre, Nico, voilà tout, et puis il s'est suicidé parce que tu prenais la grosse tête : tu devenais insupportable. C'est con qu'un homme de sa trempe se suicide pour que tu ouvres les yeux, je dis pas, mais il a pas trouvé d'autres moyens pour être en paix. S'il avait eu l'occasion, je suis sûr qu'il t'aurait craché dessus, parce qu'il ne supportait pas l'image que tu lui renvoyais... dit-elle, entre ses dents.
- Il semblerait que vous connaissiez mon frère mieux que quiconque ici, dites-moi, intervint la tante Roseraie. Même moi, je n'aurais pu deviner tout cela. Et vous, ma chère Suzanne, est-ce que vous voulez nous parler de mon frère, afin que nous fassions la liste de toutes les élucubrations que des inconnus profèrent à son sujet ?
- Nico m'a juste dit qu'il était un père exceptionnel, répond Suzanne à contrecœur.
- Je disais juste qu'il était un homme formidable... commence Mélanie.
- Avec une sacrée trempe, certes, nous l'avons entendu. Ce n'est pas parce que je suis vieille que je n'entends rien, l'un n'entraîne pas toujours l'autre... et je ne pense pas que Suzanne soit sourde, sinon nos conversations auraient été de l'ordre du grotesque. Sachez, petite Mélanie chérie, que lorsqu'on s'appelait Robert, on ne se suicidait pas pour une simple histoire de jalousie – absolument imaginaire et inventée par des dindes et des dindons. Gavez-vous donc de pizza, au moins votre bouche servira à quelque chose... »
En colère, certainement prête à tout pour se venger, Mélanie partit en serrant les poings. La tante Roseraie sourit, avide de pouvoir une nouvelle fois agresser quelqu'un, écoutant, avec ses oreilles d'éléphant, toutes les conversations alentours.
« Tu vas bien ? me demande Suzanne.
- Je... ça me passe au-dessus... je crois. »
C'est faux, complètement faux. Je me sens affreusement mal, incapable de tenir debout. Et je ressens comme une boule au ventre, prête à exploser. Je respire difficilement. Afin de m'aider, Suzanne est proche de moi : sa main se veut réconfortante. Seulement je crois qu'elle doute, qu'elle se demande pourquoi le cousin Jean-Claude a parlé ainsi, pourquoi Mélanie est si dure avec moi.
Tout est trop petit ici. Les quatre enfants, dans la pièce, semblent tout emplir. Loïc – mais surtout son regard – paraît m'englober, comme s'il essayait de savoir ce qui caractérise son père. Il est là et moi je me sens écrasé sous le poids d'une erreur commise des années auparavant : je l'ai laissé partir. Je l'ai laissé avec sa mère. Une angoisse me vient : s'il est comme moi lorsque j'avais son âge, s'il est tout aussi intelligent, il pourrait se servir de ce qu'il entend à son avantage.
La fille de Fanny est en train de pleurer et bien que Fabien essaie de la calmer, je sens comme une fébrilité dans sa voix : sa colère envers moi resurgit sur elle, sa frustration de ne pouvoir la calmer immédiatement l'exaspère. J'aimerais aller vers elle pour la bercer, mais mes jambes sont flageolantes ; si j'avance, je vais tomber. Samuel observe sa petite sœur et je l'entends dire « tine... », pour Valentine. Il essaie de la calmer sans comprendre d'où vient le problème. Il n'a pas encore deux ans et paraît être un petit ange.
Le pire reste tout de même mon petit-frère. Il me semble faire parti d'une autre génération – celle de mon fils. Il m'observe comme on regarde un singe dans une cage : avec compassion et malice. Il sent que malgré son jeune âge, il est plus à son aise que moi. Il sent que la cage n'est pas visible pour lui. Ou en tout cas il n'en a pas encore conscience. Pour un enfant, il me semble intelligent. Trop intelligent. Il pourrait, par un seul mot – ces mots de l'enfance qui terrassent les adultes plus que tous les autres – m'anéantir.
Il tire la manche de notre mère et je l'entends dire :
« C'est lui qui est dépressif ? »
Il demande cela comme une évidence, comme si la question n'avait pas plus d'importance que celle qui consiste à savoir si deux plus deux font quatre. Il est un enfant et je suis un adulte. Il est innocent et je suis coupable. Il peut me détruire sans le vouloir tandis que moi, à cause de cette conscience du monde et cette culpabilité, j'ai fini par perdre cette capacité.
Je suis adulte : je détruis volontairement.