Willy m'en veut. Il est rancunier et a tendance à ne plus m'approcher pendant deux ou trois jours quand je le laisse seul. Je ne pars pas longtemps, heureusement.
Suzanne a voulu conduire. Elle est du genre à aimer la route et elle pense que je ne vais pas être concentré ; elle doit avoir raison. Alors qu'elle démarre, le bruit du moteur me fait sursauter. Elle pose sa main sur la mienne et me sourit, histoire de me donner du courage, j'imagine.
Je n'ai pas dormi cette nuit. La perspective de tous les revoir me stressait, mais à quelques heures de cette réunion, je ne suis plus angoissé mais paniqué. Il faut que je garde mon calme, que je puise dans mes forces et mes espoirs. Je pense une nouvelle fois aux paroles de Gabriel et j'essaie de me rassurer. Suzanne sera là, selon lui. Je dois me reposer sur sa foi en moi. Mais si elle venait à me détester après avoir entendu tout ce que ma famille a à dire ? Si elle finissait par me haïr, tout comme eux ?
Je n'arrive pas à réfléchir.
La route s'égraine lentement, les paysages deviennent flous et les visages des passants s'unissent les uns aux autres ; deviendrais-je fou ? Des cadavres mouvants dansent autour de moi et un inconnu, au loin, siffle un air inquiétant. Je bouge et je suis immobile, tout est noir autour de moi et il me semble que l'univers est en mouvement sous mes pieds. Les immeubles tanguent comme des bateaux et des immensités sans couleur nagent dans les cieux, ces cieux d'un noir terrifiant et sinistre. Au centre, la crasse se cumule et déborde de bouches carrées : des larmes d'encre s'échappent des fenêtres et des portes.
Soudain, une lumière éclatante foudroie le monde. Un ange paraît être là.
Cependant, la glaciale nuit est encore présente. Tout est sombre. Lugubre. La route continue à défiler autour de moi, j'essaie de me tenir à la poignée de la porte ; il n'y a plus de voitures. Aucune. La terre est sale et autour de moi, il n'y a plus rien de vivant.
Ne reste que le sifflement lent de l'inconnu.
Là-bas, cet homme. L'être qui siffle. Le monde s'écroule mais il siffle. Il me paraît être la vision de cette humanité finissante. Il se retourne, me regarde, s'arrête et sourit. Il sourit à l'ange sans lumière, d'une part, et à moi, mort avant même d'avoir vécu. Et son sourire est immense, il avale tout.
Je hurle.
« Nico, Nico ? Tout va bien ?
- Excuse-moi...
- Tu dors mais tu ne te reposes pas. »
Nous restons silencieux. J'ai dormi deux heures et cela me semble n'avoir été qu'un instant. Suzanne est concentrée sur la route. Dans une heure, nous y serons. Dans une heure, les fondements d'une reconstruction difficile pourraient s'effondrer.
Après un moment, elle s'arrête.
« Souffle, il faut que tu sois bien. »
Elle sort un paquet de gâteaux et m'en tend un. Je mange machinalement ; je me sens comme au réveil après avoir passé une longue nuit. Je n'ose même pas me regarder dans le rétroviseur : peut-être que je pleure, peut-être que je souris.
« Pourquoi tu t'es arrêtée ?
- Pour que tu puisses te concentrer. Je t'ai jamais vu aussi tendu, tu veux quoi, que ta cervelle implose ? »
Elle sourit. Je mets ma tête dans mes mains et je pousse un cri : rien ne m'a jamais fait autant de bien. Rien.
« Tu sais... ça va aller, vraiment.
- Tu te moques de moi ?
- Non, sincèrement. Quoi ? Tu crois que les gens doivent nécessairement être héroïques ? Tu sais, si les personnes deviennent des héros, ce n'est pas par choix, mais c'est lié à l'époque. Un pouvoir les prive de liberté, appose des barrières autour d'eux, et les voilà devenus des soldats ; les soldats deviennent soit des héros, quand ils sont vertueux, soit des connards, quand ils ont peur. Si ce ne sont pas des soldats, ce sont des citoyens. Depuis 1945, on les place en deux catégories : les collabos ou les résistants. C'est con, parce que cela place ceux qui ne font rien dans la première catégorie, obligatoirement. Alors oui, les résistants étaient braves : ils explosaient des ponts et ils essayaient de tuer des allemands ; les collabos étaient peut-être des idiots, des dépourvus ou des tordus du ciboulot, mais à mon sens, un traître peut être brave. Seulement, les catégories, tu le sais, ce sont des conneries. Elles n'expliquent rien et ne servent qu'à faire chanter les imbéciles et à apprendre aux enfants à entrer dans des cases. Le courage naît chez certains êtres, quand ils se sentent faibles et qu'ils s'arrachent au ciment qu'ils ont coulé autour d'eux. Alors cette famille qui t'a désigné coupable, qui a voulu te détruire, que tu as tant écoutée, qui t'a persuadé que tu es un monstre... cette famille est le ciment. Tu es en train de surgir du néant et ça te fait peur. Bientôt, tu les verras et tu auras fait un grand pas. Allez ! Il faut faire face au nombre. Et il me semble qu'ils sont nombreux, ces couillons. »
Je ris. Cela fait du bien, de rire.
Elle me regarde et m'embrasse. J'ai la certitude qu'elle me transmet sa foi.
« Tu parles beaucoup, dis-moi... on a de la route, continue. »
Nous restons silencieux, comme si nous étions en route pour l'enterrement du siècle. Ne reste qu'une vague impression d'éternité à notre union, miroir inversé de mes relations familiales.
Je me sens comme étouffé, incertain de mes choix. Suzanne jette parfois un coup d’œil vers moi et sa main vient souvent frôler la mienne. Elle reste à mes côtés et essaie de me faire avancer. Seulement, je ne sais où peut me mener cette existence auprès de ma famille : cela ne me semble être qu'un parcours ridicule vers une destination indéterminée. Sans même une seule raison d'être ; ne subsiste, ni plus ni moins, qu'un gouffre entre passé et futur, gouffre que Suzanne comble par sa présence et ses mots.