Elle était courte, cette lettre. Et affreusement laide. La troisième phrase particulièrement... et elle révélait plutôt bien l'égocentrisme de ma femme. Sans s'en apercevoir, Mélanie avait laissé une de « ces putains de lettres ». Elle avait sacrifié Loïc et, peu importe les raisons, j'en pleure encore. Non, elle n'avait aucun droit. Et pourtant, qui sait comment elle fit, elle réussit à convaincre le juge que je ne devais pas avoir la garde : un rendez-vous chez le psychologue, qui me trouva tous les symptômes de la dépression et de la paranoïa, suffit à cet homme pour me condamner à la solitude.
Le divorce fut prononcé le vingt-sept janvier 2000. Loïc avait quatre ans, alors. Aujourd'hui, il en a sept. Je ne l'ai plus vu durant depuis.
Elle l'écarta de moi, l'arrachant à ma vue définitivement, profitant de mon incapacité à réagir. Je sais juste qu'il vit sans soucis, ne me réclamant pas. La seule fois que Mélanie répondit à mes appels, il n'avait pas voulu m'avoir au téléphone ; certainement a-t-il conscience de la douleur et du désespoir que je provoque chez tout le monde, il les fuit tous les deux, me fuyant par conséquence.
Je ris parfois de cette sorte d'ironie tragique qui m'est tombée dessus : il était évident qu'Emily m'aimait, pourtant je préférais rester aveugle face à ses signaux ; il était tout aussi évident que Mélanie ne m'aimait pas, pourtant je préférais rester aveugle face à tous les indices.
Tout s'est déchiré.
La lettre de mon père a tout détruit. La moindre pensée est devenue obsolète. Depuis, il ne subsiste qu'une risible vérité. C'est ainsi : Emily ne put vivre avec, Fanny préféra oublier cette lettre et moi je me torture encore l'esprit, m'approchant petit à petit d'un désir de mourir que je n'avais plus ressenti depuis cinq ans.
La lettre de mon père, la lettre d'Emily, la lettre de Mélanie et maintenant la lettre de Fanny.
L'immensité du monde, l'immensité de tous les choix précédents, les incalculables réussites et échecs survenus jusque-là. Toutes ces probabilités qui ont mené, incontestablement, à ma propre déchéance et à la certitude absolue que je ne pourrai jamais remonter le gouffre creusé par la lâcheté. Puisque tout ceci est né de la couardise des hommes, dont je suis le prototype, alors je ne peux que subir ce même effroi qui m'empêche de mourir.
Cette lettre n'avait pas l'air d'en être une. Elle fonctionnait comme le mot que nous laissions lorsqu'il fallait que l'autre fasse la lessive ou les courses. Elle n'avait rien d'un aveu et tout d'une condamnation. Un an après le suicide d'Emily, ma femme me reprochait ma tristesse et révélait au grand jour cette haine que ma petite sœur avait déjà repérée.
J'avais dix-sept ans quand j'ai rencontré Mélanie pour la première fois. Elle travaillait dans un magasin de vêtements pour très jeunes enfants. Nous nous sommes rencontrés lors de son vingt-et-unième anniversaire, dans un bar. Elle était belle et fraîche, elle paya même une tournée générale. Ses regards vers moi étaient fréquents et pour spécifier son intérêt, elle finit par m'offrir un verre. À moi seul.
Elle vint ensuite et me demanda comment j'avais fait pour entrer dans un bar et pourquoi un lycéen traînait avec des étudiants. Je lui avouais, non sans fierté, avoir dix-sept ans, être en deuxième année de licence et avoir menti sur mon âge à l'entrée du bar. C'était la première fois – et une des seules – que je faisais le beau devant une femme. Elle avait ri : c'était un son claironnant et charmant, qui donnait envie de l'embrasser. Mais j'avais compris qu'elle avait vingt-et-un an.
Quatre années nous séparent, et bien que je sois intelligent et que je paraisse – selon bien des personnes – très adulte, cette différence existe.
Elle me demanda soudain ce que je serais prêt à faire pour elle. Je me souviens de tout : je me suis alors levé, suis monté sur la table et mis à chanter. À tue-tête.
Elle riait. Tant et tant qu'elle attirait plus l'attention que moi. J'étais déjà amoureux ; je ne comprenais pas que l'alcool l'amenait à être délurée, je n'avais pas réagi qu'elle était la seule à avoir vu que j'étais jeune. En réalité, elle me l'avoua plus tard, elle l'avait supposé parce que je riais et que j'étais plus expansif que tous les autres. Ces indices auraient dû empêcher ce rapprochement. Seulement, j'étais jeune et cette jeunesse se dévoilait par cet amour inconditionnel que je lui avais porté des années durant.
Par jeu, nous nous sommes tournés autour durant huit courts mois. Nous nous promenions et discutions, apprenions à découvrir l'autre. Je sus, ainsi, qu'elle était très terre à terre et qu'elle imaginait déjà son avenir, comme dans ces dessins sur lesquels il faut suivre les chiffres un à un. Elle était ainsi : après le BTS, le travail, après le travail, le mari, après le mari, la maison, après la maison, les enfants, après les enfants, l'augmentation, les petits-enfants, la retraite, les vacances, la mort. Bien qu'y penser me trouble et me fait peur, à l'époque, j'étais impressionné par ce calcul de l'avenir.
L'amour a cela de terrible qu'il veut tout savoir, même la plus ridicule pensée… et ce qu'il a de plus terrifiant, c'est qu'il semble toujours tout justifier : ce qu'il y a de silence et ce qu'il y a de palabre.
Nous faisions en sorte de comprendre l'autre, nous faisions semblant de l'écouter.
Nous sortîmes ensemble. En mars 1994.
Je la présentais à ma famille : mon père la trouva timide mais responsable, deux mots que je ne savais pas comment prendre. Ma mère me dit, quant à elle, qu'elle était fraîche et jolie, ce qui signifiait parfaite, voire trop parfaite. Fanny la trouva rigolote : elle était encore jeune. Emily, elle, me la décrivit comme lourde et idiote. Sachant comment elle était, connaissant l'amour qu'elle me portait, je ne l'écoutais pas.
Mélanie me présenta à sa famille.
Pour cette dernière, quand je suis arrivé, j'étais en troisième année de licence et je venais d'avoir vingt ans ; en réalité j'avais fêté mes dix-huit ans.
Je me souviens encore de la réaction d'Emily lorsqu'elle apprit cela. Elle me reprocha d'être aveugle, de n'écouter que mon cœur. Pour elle, Mélanie ne m'aimait pas. Si elle m'avait aimé, elle n'aurait pas eu à mentir à ses parents.
« Tu ne comprends vraiment rien, Coco… cette femme te monte à la tête. Tu as sauté trois classes, tu es fichtrement intelligent. Tu vas avoir ta licence à dix-huit ans, à l'âge où beaucoup commencent à entrer à la fac ! Si tout se passe bien, à moins de vingt-cinq ans, tu auras passé ta thèse, comme tu dis. Je n'y comprends rien, moi, à tout ça, je sais juste que tu es un génie, un putain de génie. Elle va te détruire, brûler tes ambitions, manger ta vie... et toi tu vas devenir con. »
Entre la prédiction de son vivant et la prédiction qu'elle avait laissée dans sa lettre, c'est la deuxième qui primât. Mélanie me quitta, me condamna, et je pus ainsi continuer à vivre et à me diriger vers un rêve. Un rêve qui n'existait déjà plus, happé par la mort de mon père, annihilé par le suicide d'Emily.