À dix-huit ans, les gens me prenaient soit pour un fou, soit pour un génie. Je n'aimais ni la première ni la seconde dénomination. Pour moi, la première signifiait la destruction par ma propre ignorance et mon refus de comprendre, et la seconde la destruction parce que je serais parvenu à sur-comprendre et sur-analyser. D'un côté j'aimais davantage la première car le monde me semblait de moins en moins compréhensible à mesure que j'essayais de le saisir. Mais la seconde avait cela de beau qu'elle me comparait à ce que la doxa voit comme supérieur à elle. Seulement, je sais aujourd'hui n'être ni inférieur, ni supérieur.
Le problème venait de ma mère, qui avait une vision de moi qui me poussa à croire qu'il y avait des niveaux dans l'humanité, et que j'étais au-dessus du lot.
Je me souviens d'un jour particulier. J'avais invité, pour mes quatorze ans, des amis du lycée. Nous nous amusions sans mal jusqu'à ce que ma mère arrive ; elle voulait me parler :
« Ils sont en quelle classe ?
- En première littéraire, tout comme moi.
- Tu les entends ? Ils ont l'air si... normaux.
- Comment ça ? avais-je demandé, sans comprendre.
- Pourquoi tu traînes avec eux ? Tu veux paraître idiot ? »
Elle fit un scandale devant mon père par la suite. Elle monta sur ses grands chevaux et assura – à qui voulait l'entendre – que son fils était « un génie » et qu'il était bien supérieur « à ces glandus qui ne savent pas ce qu'est une métaphore filée et ne se souviennent pas comment écrire Méditerranée. Tu vois ce gamin, Robert, il traîne avec des cons et il va en devenir un ! Treize ans et déjà au lycée, tandis qu'ils en ont tous dix-sept, voilà ce qu'il est, notre fils, un bon dieu de génie ! »
Lors d'une conversation, qui eût lieu peu avant son suicide, mon père m'expliqua pourquoi je devais parfois être « fou ». Pourquoi ce côté déluré me permettrait de vivre sur Terre. Son message fut certainement le plus beau et le plus triste que j'ai entendu et la preuve irréfutable que mon père possédait cette bravoure propre aux individus silencieux : celui d'ouvrir les yeux et de comprendre le monde.
Ce que les personnes qui me connaissaient appelaient « folie » se référait à ces moments pendants lesquels j'aimais hurler mon bonheur de vivre et imaginer des choses rocambolesques. J'avais toujours eu tendance à exploser littéralement, par simple plaisir de sentir mes cordes vocales emplir les environs et mes poumons se vider avec force et douleur. C'est peut-être un peu idiot – surtout maintenant, à plus de vingt ans – et c'est en grande partie pour cela que Mélanie me décrivit très tôt comme un fou. Quand elle me disait cela – comme un reproche – je répliquais toujours que le monde était sûrement gouverné par la folie ; cette réponse la désespérait plus encore.
Seule Emily savait me décrire comme j'aimais : entre folie et génie, entre imagination et calcul ; aujourd’hui, Suzanne y parvient.
Cependant, lorsque j'étais jeune, étant donné que j'aimais la première dénomination, j'apprenais à réellement apprécier Mélanie pour ce qu'elle me disait. Pourtant, l'expérience m'apprit que la folie, quand elle était vue par quelqu'un comme elle, s'apparentait à de la névrose, voire de la psychose. Elle me diabolisa très tôt, prétendant que j'inventais un monde qui ne correspondait pas au nôtre et que tout cela tournait autour de cauchemars – dont je ne me rappelais jamais – qui la réveillaient de nombreuses nuits. Mais cette réalité ne me fit pas peur et, quelques mois avant 1996, je lui demandai sa main. Elle accepta avec joie. Plus qu'avec joie, d'ailleurs, avec gourmandise.
Et la gourmandise reste un péché.
Nous décidâmes de nous marier à la chaleur du mois de mai, entourés par la famille. Nous annonçâmes notre union durant la Noël 1995. Tous furent heureux.
Mélanie avait conquis ma famille. Toute ? Non ! À l'ouest, un petit groupuscule résistait encore et toujours à l'envahisseur. Mélanie le savait et elle attaquait sur tous les fronts. Néanmoins il est des pouvoirs que l'on ne peut briser, et celui de l'amour est tel qu'il ramasse tous les autres sentiments. Peut-être est-ce pour cela qu'elle optât ensuite pour la haine ? Mon père ne sut que dire et il resta là, sans broncher, à nous observer. Emily, elle, avait l'âme qui bouillonnait. Entrée en ébullition, elle devenait effroyable. Elle m'en voulait d'avoir brisé un lien puissant et de le justifier par l'amour d'une autre. Elle me prit à parti et, les yeux dans les yeux, me dit quelque chose qui marquât mon esprit à jamais :
« Nous avons appris tous les deux à nous aimer et à aimer autrui. Même papa, si silencieux, a réussi à nous faire comprendre qu'il existe autant de vérités et de pensées qu'il y a de femmes et d'hommes. C'était pas grand-chose, Coco, c'était même un peu débile... mais c'est à lui qu'on doit ça. Ce qu'il a dit d'important, c'est qu'il regrettait d'aimer maman... tu te souviens pourquoi ? Évidemment que tu te souviens pourquoi ! Parce qu'elle voulait des enfants et que lui n'en voulait qu'un. Par amour, il lui en a donné trois. Et il nous a dit qu'elle n'était pas plus heureuse, qu'elle l'était peut-être moins. Tu sais ce que j'ai deviné ? Tu es comme papa, tu ne veux pas d'enfants. Tu souhaites simplement aimer et tu ne veux pas condamner les tiens à vivre ici. Mélanie n'est pas comme ça... et pourtant tu la vénères. Tu ne l'aimes pas, Coco, tu la vénères ! Parce qu'elle te voit comme quelqu'un de normal, parce qu'elle te décrit comme simplement déluré. Elle devrait t'aimer pour ce que tu es, pas pour ce qu'elle croit connaître. Par vénération, tu lui feras des enfants, par vénération, tu te sacrifieras... Si tu as des enfants, tu seras comme papa : silencieux, voire pire, haineux... »
Je savais que la plupart des reproches qu'elle me faisait naissait de sa colère, je savais aussi qu'elle ne voulait pas dire vénération, car je n'ai jamais vénéré Mélanie. Au mieux je l'ai adorée. Il est vrai que notre amour fut un mensonge, mais pas autant que ce qu'Emily pensait. Il existe des folies qu'on ne comprend que plus tard, celle-ci en fut une.