Chaque jour de semaine, en partant au travail, Verus Prétextat accomplissait son chemin de croix. D’ailleurs, c’était le nom de l’artère qui menait au Sénat : l’Allée des Crucifiés. Sitôt que le carrosse arrivait en vue du bâtiment, Verus en descendait puis faisait le reste du chemin à pied… Son médecin lui avait recommandé cet exercice quotidien. La consigne n’avait en rien diminué son embonpoint, mais il s’y astreignait quand même… par habitude, ou par entêtement. Vouté sur sa canne d’ébène, il crapahutait. Trois cent toises le séparaient de son bureau en ligne droite. L’essoufflement le forçait régulièrement à cracher ses poumons. À chaque pause, il épongeait son front d’un mouchoir en dentelle… Que pensaient les passants de ce cachalot en grande tenue qui se traînait péniblement, presque ventre à terre, et suait tout ce qu’il pouvait sur les pavés ? Verus n’en savait rien : les braves citoyens d’Arapède changeaient de trottoir dès qu’il arrivait à leur portée. On le craignait tant, en ville, qu’il s’y déplaçait le plus souvent sans gardes du corps.
De toute manière, l’endroit n’encourageait guère la conversation : juste au-dessus de Verus, les détenus de droit commun subissaient un tout autre genre de calvaire. C’était ici, toutes les dix toises, qu’Arapède exposait ses condamnés à mort : sur deux rangées de pylônes dédiés, qui servaient aussi de candélabres pour l’éclairage public, une centaine de prisonniers souffraient. L’agonie, en fonction de la résistance à la soif et au soleil, durait plus ou moins longtemps… Certains poussaient encore quelques râles ; mais seule l’odeur permettait de distinguer avec certitude les morts des vivants. Une curiosité touristique du meilleur goût, qui rappelait à chacun ce qu’on risquait à braver la Loi de la Cité. Verus Prétextat connaissait tous ces pauvres bougres, maintenant : c’étaient devenus ses compagnons de trajet. S’il avait eu moins de chance, durant sa jeunesse de coupe-jarret, il les aurait probablement rejoints au perchoir.
En dessous de chaque lanterne, un écriteau lapidaire annonçait leur nécrologie : « Marius Papinius, 52 ans – dettes non-payées », « Proserpina Gegania, 39 ans – recel de viande séchée au marché noir », « Lucius Bruttius, 11 ans – vol d’un sac de farine ».
Il y avait là aussi, bien sûr, quelques tueurs et violeurs… mais certains noms s’inscrivaient plus profondément dans la mémoire que d’autres. Verus ne levait jamais les yeux vers leurs visages, mais il entendait çà et là le vrombissement des mouches, les implorations déchirantes de quelques nouveaux-venus. Ce jour-là non plus, il ne s’arrêta pas pour leur tendre une gourde, ni leur parler… C’était un crime sévèrement puni ; les sénateurs n’échappaient pas à la règle.
Au terme de son insoutenable promenade de santé, il atteignit l’esplanade où se garaient d’autres diligences : l’Avenue du Sénat. On ne pouvait pas le rater : avec ses arcades dignes d’un aqueduc, ses murs plus épais que des murailles, c’était l’un des plus grands bâtiments au monde… Car Arapède, la « plus grande démocratie du monde », s’enorgueillissait d’y accueillir mille et un députés. Dans le jargon des hommes politiques, on le surnommait d’ailleurs le « Colisée » : c’était là qu’ils faisaient suer leurs méninges, dans de spectaculaires affrontements.
Quelques sénateurs, d’ailleurs, descendaient déjà de leur chaise à porteur pour la séance de midi : Verus n’était pas le seul à arriver en avance, aujourd’hui. Le vote qui s’annonçait ferait date dans l’Histoire : il fallait revêtir ses meilleurs effets, ne rien laisser au hasard… De nombreuses discussions se tiendraient à huis clos avant le décompte final des voix.
Exténué, Verus Prétextat salua les hallebardiers qui gardaient l’entrée monumentale ; ceux-ci ne vérifiaient jamais son identité. À soixante-deux ans, il pataugeait dans la moyenne d’âge des sénateurs ; pourtant, ses vingt ans d’expérience au poste faisaient de lui une sorte de doyen. Tout le monde le connaissait, et il connaissait tout le monde.
D’ailleurs, un importun le sollicitait déjà : Rufus Curio. C’était un des rares trentenaires de la maison. Ses cheveux d’or bouclés, ses fossettes adorables et sa démarche aérienne rappelaient douloureusement à Verus l’athlète fringuant qu’il avait été. Curio avait déjà enfilé la toge réglementaire sur son brocard. Avec sa mine d’angelot, on l’aurait plutôt vu représenter la prestigieuse corporation des barbiers, voire des danseurs… Malheureusement pour lui, il appartenait à une hanse beaucoup plus pauvre : celle des balayeurs. Deux ans plus tôt, il avait ciré les parquets du Sénat ; aujourd’hui, il les rayait de ses jolies dents… Néanmoins Curio, sitôt que les membres-électeurs de sa guilde l’auraient désavoué, achèverait son mandat et retournerait récurer les latrines d’Arapède avec ses anciens confrères.
« Monsieur Prétextat, l’accueillit-il de sa voix la plus enjôleuse. Me consentirez-vous le plaisir de vous accompagner jusqu’à votre bureau ?
— Mais bien volontiers. Vous êtes une crème, Monsieur Curio. »
Verus n’avait jamais pu encadrer ce lèche-boules, mais l’appui d’un bras secourable ne se refusait point. Sa « loge », comme il aimait à la désigner, se trouvait à l’autre bout du Colisée… et l’amour-propre, en politique, ne servait jamais à grand-chose.
« C’est un grand jour, minauda Curio à son bras. Vous devez être fier.
— Soulagé qu’on en finisse, plutôt… Un an d’amendements et de débats ! J’en ai ma claque.
— Vous et votre inénarrable timidité, fit mine de s’esclaffer Curio. Allons, à moi, vous pouvez le dire ! C’est votre consécration. Nous nous apprêtons tout de même à voter la Loi Prétextat…
— Je vous ai dit mille fois de ne pas l’appeler ainsi, s’énerva l’intéressé.
— Comme vous voudrez. Mais reconnaissez que “Motion B-76”, c’est un slogan moins vendeur. Il faut vivre avec son temps… Tous les sénateurs récemment élus ne vous apprécient pas autant que moi. »
Les yeux de Verus roulèrent dans leurs orbites. Ce petit con se croyait subtil, avec sa foutue clique de jeunes premiers… Pour ce qu’on leur avait lâché en termes de soutiens financiers et d’appuis dans l’opinion, ces arrivistes avaient intérêt à montrer la reconnaissance du ventre ! Verus s’efforça de garder à l’esprit les quarante voix puériles que ce fayot lui assurait. Un groupe parlementaire mineur, certes, mais qui lui serait indispensable ce midi. Parvenu au seuil du bureau, Curio continua à pépier ses banalités serviles pendant une éternité.
« À tout à l’heure dans l’hémicycle », finit par le couper Verus qui, en claquant la porte, faillit également lui hacher les doigts.
Ensuite il s’écroula dans son large fauteuil rembourré. Cette pièce, malgré sa semi-obscurité, n’avait rien de calme : son attaché parlementaire, papillon frénétique, s’y affairait déjà en tous sens. À en croire les tasses empilées et la paperasse qui recouvrait la moitié de la pièce, Petrus Auspex avait passé une nuit blanche. Verus n’eut pas le temps de saluer son poulain que celui-ci lui balançait déjà une liasse de rapports : et que l’ambassadeur de Pluvède demandait ceci, et que la Cour des Comptes exigeait cela, et gnagnagna… Quelle plaie ! Toute la cité-état d’Arapède ne parlait plus que de la Motion B-76. Petrus signait des mains à toute berzingue ; Verus n’arrivait plus à en placer une. Comme il sentait poindre dans son crâne la migraine, il finit par rappeler à l’ordre son assistant d’une brusque gesticulation :
« Tout ce qui n’implique pas directement un sénateur votant doit attendre, vu ? »
Pour vider son bureau quelques minutes, Verus sortit alors quelques écus de son aumônière puis formula, avec un visage plus doux :
« Va plutôt soudoyer quelques chroniqueurs mondains… Rappelle-leur de s’en tenir au programme… Je ne veux aucun coup d’éclat, Petrus, aucune surprise… »
Enfin seul dans sa loge, il poussa une longue expiration. Vingt ans plus tôt, cette pièce luxueuse l’avait mis mal à l’aise : ses boiseries, ses marbreries contrastaient avec le taudis où il avait grandi. Aujourd’hui, les meubles d’ébène doré s’étaient imprégnés de son odeur… Avec ses parchemins froissés, ses dossiers remplis à ras bord, le désordre industrieux de cet antre trahissait celui de sa vie.
Verus ignorait tout de la pauvresse désœuvrée qui l’avait exposé dans les bas-fonds, soixante-deux ans plus tôt : la famille qui l’avait récupéré, beuglant dans ses langes, n’avait jamais eu d’autre ambition que de le faire trimer dès son plus jeune âge à l’orpaillage, dans les égouts d’Arapède… pour lui confisquer son salaire. Dès l’âge de huit ans, il avait donc fui ses tuteurs sans regret : les rues d’Arapède, sales et remplies de mendigots, s’étaient révélées hospitalières en comparaison. Par chance, il était tombé dans le giron d’une bande correcte : la Goupillière. Comme il avait appris très tôt à éviter les coups de ses parents adoptifs, à se faire discret pour ne pas subir leurs accès de colère, Verus s’était découvert des capacités pour la rapine. Et puisqu’il évaluait bien les risques, on lui avait demandé de diriger d’autres voleurs. Ainsi, il avait grimpé les échelons au sein de la Goupillière sans réel rival : ses petits camarades, moins vifs et moins malins, s’étaient rapidement retrouvés en haut de l’Allée des Crucifiés. À seize ans, on lui avait proposé des tâches plus dangereuses : il avait tabassé, mutilé, tué. Son écot avait augmenté en proportion. S’il n’avait pas été dénoncé par ses pairs, lors d’une malencontreuse descente de police, il aurait joui, actuellement, d’une confortable retraite d’assassin… Dans une villa, sous un pseudonyme, il aurait fondé une petite famille et profité de son argent blanchi. Néanmoins, la Cité, par le hasard d’un tirage au sort réglementaire, l’avait désigné parmi des milliers de prisonniers et sommé de faire un choix : la députation, ou la peine capitale.
Au terme de sa micro-sieste, Verus sentit disparaître de son front la barre de plomb qui l’avait fait tant souffrir. Il se dirigea alors vers l’armoire à glace, enfila sur son costume la toque en fourrure et la toge traditionnelle qu’on avait repassée pour lui… Contrairement aux étoles immaculées des autres sénateurs, celle-là était d’un noir de suie. Il occupait en effet une position unique au sein du Colisée : à lui revenait la lourde charge de représenter les détenus qui trimaient au bagne… mais aussi, de manière plus officieuse, les criminels qui agissaient encore dans l’ombre, à l’insu des autorités. Les Arapédois, pragmatiques, savaient qu’un pays ne pouvait se débarrasser complètement du crime. Plutôt que de nier son existence ou d’entamer une vaine croisade d’éradication, ils avaient créé, en sus des mille autres corporations, le poste de sénateur-au-mal. Celui-ci était accordé en échange d’une remise de peine. Après tout, chaque sénateur défendait une guilde : aubergistes, bouchoteurs, crédenciers… Puisque certains hommes faisaient carrière dans le crime, eux aussi avaient voix au Sénat d’Arapède. L’alternative aurait été de laisser la pègre aux immigrants, aux anarchistes ! Si la racaille ne respectait pas la Loi, elle pouvait néanmoins rester fidèle à la Nation. Ainsi, au fil des siècles, les sénateurs-au-mal successifs avaient servi d’entremetteurs entre les politiciens et les syndicats de truands… Les premiers fermaient les yeux sur certains règlements de compte ou trafics, tandis que les seconds dénonçaient à la justice les espions étrangers ou les agitateurs révolutionnaires. Une alliance rocambolesque ; pourtant, après vingt ans d’équilibrisme sur cette corde raide, Verus osait croire qu’il tenait fermement sa perche.
Trois coups secs le tirèrent de sa nostalgie ; il tourna sa tête vers la porte.
« Monsieur le sénateur, signa Petrus Auspex dont le torse apparaissait dans l’interstice. Vous êtes bientôt prêt ? La collation du Parti Concordiste…
— Ah, soupira Verus avant de s’animer à son tour. Merci, je n’avais pas vu passer l’heure. »
Heureusement qu’il s’était habillé ! Il avait dû s’y reprendre plusieurs fois pour nouer sa toge correctement… Depuis sa prise de poids, c’était devenu un casse-tête géométrique. D’une grimace, Verus Prétextat se pinça sa bedaine. Il cherchait la trace d’un os ou d’un organe sous cette masse de chair. Avec son crâne dégarni, ses traits pâteux, le reflet dans l’armoire à glace lui renvoyait une triste image. Si on lui avait prédit, dans sa sportive et délinquante jeunesse, qu’il grossirait autant, jamais il ne l’aurait cru. Jusqu’à ses quarante balais, il avait sauté de toit en toit pour semer la maréchaussée… Son médecin lui affirmait, pour le réconforter, qu’il souffrait sans doute d’une tare héréditaire. Or Verus supputait que son obésité avait une autre origine : son mandat. Sitôt qu’il avait pris ses fonctions de sénateur-au-mal, il s’était mis à enfler lentement mais sûrement, comme un ballon… Les Dieux, d’une manière ou d’une autre, l’avaient jugé pour ses compromissions d’une cruelle manière.
La mort dans l’âme, il escalada de sa canne argentée les escaliers qui le menaient à la Chambre d’Onyx. À l’arrière, Petrus, toujours fébrile, accordait de mauvaise grâce son pas au rythme d’escargot cacochyme que lui imposait son maître. En chemin, un gratte-papier de la Gazette d’Arapède les alpagua :
« Prétextat ! Un mot sur la récente introduction du papier-toilette dans les latrines de l’assemblée ? »
Armé d’une plume d’aigle et d’une écritoire en bandoulière, Longinus Félix attendait une réponse… une bribe. La corporation des postiers, qu’il représentait, lui avait permis par tradition de décrocher le rôle de rapporteur du Sénat. Rapporteur à quatre chandelles, puisque ce grand échalas aux oreilles proéminentes exerçait aussi le rôle de journaliste. Ces dernières années, la presse avait monté en puissance au sein de sa guilde… au point que Félix avait tenté de faire sécession en fondant sa propre hanse. Verus, grâce aux votes de ses alliés concordistes, avait tué dans l’œuf ce projet : il avait déjà trop de guignols à gérer pour en supporter un mille-deuxième. Depuis, Longinus Félix le haïssait. Pour qu’il l’interrogeât sur un sujet aussi futile, Petrus avait donc dû faire un excellent travail. Ce dernier rendit à son patron un petit sourire satisfait. Pour la peine, Verus concéda à l’échotier une petite phrase accrocheuse :
« L’hygiène, notre meilleur export ! Il est normal que le Sénat encourage sa diffusion… Étonnant que votre journal ne se soit pas déjà amouraché de cette invention, d’ailleurs. Étaler des immondices sur une feuille, c’est pourtant votre rayon !
— Fascinant, prétendit rigoler Félix dont les esgourdes rougissaient à vue d’œil. Cette nouvelle technologie… L’utilisez-vous dans votre vie personnelle ?
— Bonne journée, Monsieur. »
Verus et Petrus repartirent.
En plus des bureaux sénatoriaux et de l’immense coupole de l’assemblée, le Colisée abritait quantités de salons de réception, d’amphithéâtres, d’alcôves : les différents groupes parlementaires se les disputaient au gré d’une guerre de territoire. La Chambre d’Onyx, qui comptait parmi les salles les plus prestigieuses, pouvait accueillir deux cent individus bien tassés. Or Verus découvrit avec stupéfaction, ce jour-là, une salle presque vide…
Sur l’immense rangée de sièges tapissés de soie, une femme en toge s’était assise. Il la reconnut aussitôt : il n’y en avait que deux d’autorisées à siéger au sénat… Car il fallait représenter d’une manière ou d’une autre la renommée corporation des nourrices, de même que celle des courtisanes, non moins influente. Cette disposition reproduisait fidèlement l’image binaire que les Arapédois se faisaient de la gent féminine.
« Bien le bonjour, lança Verus à sa consœur sénatrice. Vous au moins, Hilarion, vous êtes ponctuelle ! Ces messieurs du Parti Concordiste bayent encore aux corneilles…
— Ils ne viendront pas à la réunion, lui lâcha-t-elle d’un faible ruisseau de voix.
— Qu’est-ce que vous dites ? C’est impossible ! »