Peine perdue (nouvelle, partie 2/4)

Verus avait toujours éprouvé des difficultés à la prendre au sérieux. C’était plus fort que lui : Domitia Hilarion n’avait pas le physique de sa guilde. Ancienne instructrice d’éducation physique, elle n’avait jamais donné le sein, ni même enfanté… si bien qu’elle avait conservé, à quarante ans passés, une taille de guêpe. Pour se faire élire, néanmoins, elle avait dû adhérer à une des deux hanses féminines. Tétanisé, Verus sonda son regard embué : non, elle ne plaisantait pas. Après avoir étouffé un juron, il posa une question dont il redoutait déjà la réponse :

« Ils vous ont prévenue ?

— Une de mes collègues garde l’aînée d’Hadrien Nabor… Elle m’a rapporté des bruits de couloir inquiétants. Mais j’ai refusé d’y croire… Une grande réunion s’est déroulée dans l’hôtel particulier des Nabor, hier soir. J’ai bien essayé de les contacter… en vain.

— Ils s’opposeront à la Motion 76-B ? Vous en êtes certaine ?

— Non, ils vont voter blanc par “devoir de réserve morale.” Mais c’est tout comme. On n’aura jamais la majorité, sans eux. C’est fini. »

Avec ces poules mouillées, près de cent-cinquante voix venaient de s’envoler… voire davantage, car leur trahison inciterait, par ricochet, d’autres sénateurs à se débiner. Les phalanges de Verus broyaient le pommeau ouvragé sur sa canne. S’il ne faisait pas attention, elle allait éclater ! Gros, il n’en était pas moins fort. Ses narines de taureau refluèrent d’une expiration sonore. Petrus, à ses côtés, lui jetait un regard inquiet. Il avait de quoi.

Le Parti Concordiste pouvait bien envoyer sur les roses Domitia Hilarion… Lui, Verus Prétextat, on l’écouterait.

« Convoque-moi Nabor, ordonna-t-il en silence à son assistant. Dans mon bureau. Immédiatement.

— Le chef de l’opposition n’a pas à…

— On s’en fiche, l’arrêta Verus d’un sec tourniquet de la main. Tu emploieras très exactement ce terme. “Convoquer”, c’est clair ? Pendant ce temps, moi… j’irai chercher la Sceau. »

Malgré son ignorance de la langue des signes, Hilarion comprit que Verus passait à l’action. Tout en se levant, elle s’affola :

« La colère est mauvaise conseillère. Peut-être faudrait-il… Temporiser, essayer de cadrer ce qu’en dira la presse…

— C’est exactement ce que vous allez faire, lui répliqua Verus. Restez là pour tenir le fort, d’accord ? Si ces fichus journaleux demandent ce qui se passe, dites-leur que les Concordistes ont un imprévu à régler… Qu’ils arriveront en retard. N’annulez rien, niez tout. Je vais vous le ramener par la peau du cul, moi, le Parti Concordiste ! Vous allez voir. »

Sans attendre sa réponse, Verus fit volteface.

Une énergie furibonde venait de le réveiller. Cette fois-ci, Petrus dut courir après lui…

Ils se séparèrent rapidement : quelques galeries plus loin, Verus débarquait dans le bureau de Cômilde Sceau. L’autre sénatrice, la mère-maquerelle qui officiait à l’autre bout de l’assemblée… Sa guilde et celle des nourrices, de peur d’offenser les bonnes mœurs, ne se côtoyaient jamais. Ce qui n’empêchait pas l’ancienne catin et Domitia Hilarion, axes opposés du pouvoir féminin, d’ourdir divers complots par l’intermédiaire de Verus. Ainsi il pouvait compter sur l’autre moitié des habitants d’Arapède, celle qui n’avait droit qu’à deux corporations, deux élues… mais qui en influençait bien d’autres, à sa manière. Ce monde-là, ses confrères le négligeaient souvent à leurs dépens.

Avec la vieillesse, néanmoins, la belle gueule de Verus avait fondu comme une pièce montée au soleil : son charme n’opérait plus sur les rombières. Lorsqu’il annonça son lamentable échec, Cômilde Sceau l’assaillit d’injures :

« Bon à rien ! Tête d’nœud ! Sac à merd’ ! »

Verus, sa toque sénatoriale entre les mains, attendait sans broncher la fin de l’orage. À soixante-dix ans passés, la vieille Sceau ne cherchait plus à séduire quiconque. C’était une créature boutonneuse et bossue d’arthrite, plus chauve que la plupart de ses homologues masculins. Une énergie étonnante se dégageait pourtant de ses membres tatoués. Aux dires de Plinius Nabor, elle avait contracté tant de maladies vénériennes que la Faucheuse, en reniflant son odeur, s’était carapatée. Comme il s’agissait d’une métèque, on la disait aussi sorcière. Quelques décennies auparavant, ses yeux en amande et ses longs cheveux d’ébène avaient fait vibrer bien des cœurs… La mystérieuse créature, à la suite d’une ribambelle de mariages plus riches et scandaleux les uns que les autres, avait fini par extorquer au pouvoir sa citoyenneté, gravir les marches du pouvoir. Malgré ses efforts, Verus ne l’avait jamais effrayée. Elle lui baragouinait des mots meurtriers, avec un accent pluve tout aussi coupant :

« Vous d’v’nez sénil’, Prét’xtat ? C’mment ‘vez-vous pu laisser passer ça ?

— Un coup fourré pareil, ça ne peut émaner que de l’éminence grise du parti, supposa-t-il d’un ton contrit. Nabor a besoin d’un nouveau hochet, on dirait. Je l’ai peut-être… un peu négligé ?

— N’jamais montrer s’lune ‘vant qu’l’client ait payé, rouspéta Cômilde Sceau. J’croyais p’rtent v’l’avoir appris ! »

L’antique mégère, pour grossir le trait, se saisit d’un vase en émail aquarellé et le jeta au mur. Le récipient s’explosa contre la tête d’un chiot sur le papier-peint ; roses et débris retombèrent sur le plancher ciré, dans une trace aqueuse. Cômilde Sceau adorait les petites choses délicates : son repaire ressemblait davantage à une coquette mercerie qu’à l’antre d’un respectable sénateur ou d’une mondaine. Toutes ces babioles mettaient Verus mal à l’aise ; il craignait, dans un faux mouvement, de faire tomber d’une étagère quelque chose d’hors de prix et de mièvre.

Cette femme était bien la seule personne, ici, à oser l’affronter directement : le milieu de la prostitution, malgré sa légalité, avait toujours conservé quelques liens avec le crime organisé qui appréciait sa discrétion… La Sceau avait donc ses propres entrées chez les parrains de la pègre, suffisamment pour tenir la dragée haute à leur représentant désigné.

« Vous m’en voudrez plus tard, soupira Verus qui réenfilait sa toque. Essayons déjà de sauver les meubles, Madame Sceau… J’ai une idée.

— B’sser vot’ froc face à Plin’ Nabor et penser très fort à Arapède ? V’l’avez déjà essayé, c’plan ! S’est ‘crasé au sol.

— Il y a toujours un scénario alternatif, l’amadoua-t-il. Vous me prenez pour qui ? J’ai déjà réfléchi à une autre solution.

— Laquelle ?

— Si je te le disais, Cômilde… je devrais te tuer. »

La maquerelle avala sa salive tandis qu’elle digérait cette menace, ce tutoiement soudain et retrouvé. Le courant d’air qui traversait la pièce s’était déplacé, tout d’un coup. Ils avaient tous deux de puissants alliés, oui… Mais la Sceau ne s’était jamais salie les mains : tous les crimes qu’elle avait commandités s’étaient fait loin des yeux, loin du cœur, par des prestataires de service. Verus Prétextat lui-même avait tué pour elle, dans le temps… bien avant d’être nommé sénateur-au-mal.

Verus, ancien tire-laine, se glissait avec adresse entre les présentoirs à bibelot… en dépit de son volume. Les lèvres de Cômilde Sceau tressaillirent tandis qu’il se penchait vers son oreille, et lui murmurait :

« J’ai besoin de ton… buvard. En aurais-tu à disposition ?

— Hein, s’étouffa la prostituée sans la moindre trace d’accent. Maintenant ? Pourquoi ?

— Contente-toi de répondre. Je m’occupe du reste.

— Le buvard, s’horrifiait-elle. Il m’en reste un codex, mais…

— Parfait. File en chercher et dépose-le dans mon bureau, Cômilde.

— Verus, je n’aime pas ça. Vraiment. Hilarion a raison, tu te précipites…

— À situation désespérée, solutions… moins désespérantes ?

— Tu as conscience que ce type d’objet est… en partie magique ? Je ne suis même pas censée en posséder un exemplaire… Je l’ai volé à mon clan ! Tu impliques ma famille dans ces histoires. Si elle se retrouve en ligne de mire… »

La vieille intrigante, gênée, s’approcha du santon de Sainte-Marine qu’elle avait posé sur son guéridon et cala deux doigts des deux côtés de la figurine, pour lui boucher les oreilles. Cômilde, qui trempait dans le trafic d’objets enchantés depuis toujours, compensait ses péchés par une crainte religieuse des plus irritantes : une femme toutes en contradictions. La famille Sceau tout entière, de l’autre côté de la mer, aurait fini sur le gibet si ses activités occultes avaient été révélées au grand jour. La courtisane, un temps, avait envisagé de l’installer ici… mais y avait renoncé. Arapède aussi condamnait sévèrement les sorciers : ceux-ci venaient régulièrement remplir l’Allée des Crucifiés. La Sceau avait donc fait de la Motion 76-B son cheval de bataille, son obsession. Aujourd’hui, cependant, la gravité de ce projet insensé l’écrasait. Prétextat, avec douceur, posa une main sur son épaule squelettique et lui susurra :

« Ne t’inquiète pas. J’ai quelqu’un qui maquillera les traces…

— La sorcellerie est toujours interdite, persistait-elle. Et la République de Pluvède… Tu sais comment c’est, là-bas ! Si on découvre que nous avons usé d’un objet ensorcelé, surtout pour… un tel usage, nos carrières sont finies. C’est moi qui ai dénoncé cette affaire d’envoûtement ministériel, malmort ! Et c’est toi qui a exigé la destitution du gouvernement. On aura l’air de quoi si on se fait choper à commettre les mêmes crimes ?

— Cômilde, tu es une des rares personnes en qui j’ai réellement confiance. On s’entraidait avant même d’atterrir ici… J’ai toujours suivi tes consignes sans sourciller, non ?

— Parce que c’était dans ton intérêt.

— Alors dis-toi que je n’écarterais jamais un être aussi précieux que toi à la légère. Tu m’es trop précieuse.

— ’pargnez-moi vot’ n’méro d’gigolo, s’énerva-t-elle en reprenant ses affectations de danseuse exotique. On n’a pl’ l’âge… »

Elle avait retrouvé sa digne contenance. Décidée, elle fouilla alors dans la coiffe qui couvrait l’arrière de son crâne bubonneux et en sortit un minuscule trousseau de clefs métalliques. Celles-ci révélèrent ensuite un compartiment secret au sein des tiroirs de son bureau. La Sceau, de ses mains tordues et parcheminées, le tendit à Verus. Rassuré, il la salua d’une inclinaison de toque et fila.

« Plus que trois », songea-t-il.

La prochaine partie du plan serait sans doute la plus difficile.

Lorsqu’il revint dans sa loge, Prétextat retrouva Petrus en compagnie de l’illustre Plinius Nabor. Ils devisaient gaiement de paris hippiques. C’était sans doute le seul autre sénateur à maîtriser les rudiments de la langue silencienne. Petrus appréciait sûrement de bavarder avec un autre individu sur son lieu de travail, pour une fois… Il avait déjà rempli les flutes à rampagne. Deux salades au ris-de-vaux attendaient ces Messieurs sur un plateau d’argent, pour leur petit-déjeuner. Nabor représentait la richissime corporation des papetiers, industrie qui, depuis l’invention de l’imprimerie, s’était élevée aux sommets. Entre gros lards, lui et Verus se comprenaient ; aux temps de sa minceur, Plinius avait lui aussi enchaîné les conquêtes. Contrairement au sénateur-au-mal, néanmoins, il avait encore pour lui cette barbiche du plus bel effet, cette chevelure druidique qui lui descendait jusqu’aux épaules. Avec sa toge blanche, il dégageait l’assurance d’un vénérable philosophe.

« Merci de m’avoir invité, s’égaya celui-ci en découvrant Verus. C’est un trésor, ton petit ! Tu sais combien la cause des sourds me tient à cœur… »

Verus se retint à temps de jacter que Petrus n’était que muet : le malencontreux coup de pied d’un sergent de police, au cours d’une émeute paysanne, lui avait brisé les cordes vocales… Mais cela, personne au Sénat ne devait le savoir. Jaloux, Verus signala à Petrus qu’il devait les laisser en tête-à-tête puis le félicita :

« Tu agis vite et bien, mon garçon… Rappelle-moi ce que je te dois, lorsque je l’oublierai. À mon âge, la mémoire s’en va vite. »

Le jeune attaché lui rendit un regard impénétrable. Il n’avait jamais été très expressif… Une grande qualité, pour un voleur : ça, et son physique parfaitement quelconque. Sa seule erreur avait été de cambrioler l’hôtel particulier de Verus Prétextat, plutôt que d’un notable moins averti en la matière. Au lieu de le dénoncer à la police d’Arapède, il l’avait nommé attaché parlementaire. Petrus, fidèle comme une ombre, se mouvait avec à peu près autant de bruit. Comme tout le monde le croyait sourdingue, il lui arrivait aussi de capter certaines conversations intéressantes.

La porte se referma sur les deux politiciens, qui se dévisageaient désormais d’un bout à l’autre de la table. On aurait cru deux sodomites retraités, prêts à s’embrouiller dans un restaurant à la mode. Nabor, qui examinait son verre d’un air ennuyé, ouvrit le bal :

« C’est un bon millésime ?

— Clos-Rusé de l’An 302.

— Tudieu ! Tu n’aurais pas dû ouvrir un si bon rampagne pour moi… surtout si tu comptais fêter ta victoire ce midi. C’était un peu prématuré !

— Pas du tout, le nargua Verus qui se saisissait de son propre verre. Qu’on gagne ou qu’on perde, ce sera la fin de quelque chose. Autant la saluer en beauté. »

Le sénateur chenu renifla sa coupe dorée. Dans cette lumière tamisée, les bulles montaient vers lui comme des balles de pistolet. Il s’en amusa :

« Arsenic ?

— Ne sois pas ridicule, le tança Prétextat qui s’impatientait. La guilde des goûteurs teste tous les plats du sénat deux fois.

— Voyons, c’était une blague…

— Pas plus drôle que celle que ton parti vient de me faire. »

D’un soupir, Plinius Nabor reposa sa flute et croisa les bras. L’enfoiré !

D’un coup de poing sur la table, Verus en vint au fait :

« Tu as très mal choisi ton moment pour un caprice. Qu’est-ce que tu veux, encore ?

— Moi ? Rien du tout, se désola Nabor. Je sais bien que tu es déçu pour la motion, mais tout de même… Le reste du Parti Concordiste ne partage pas ta passion pour cette Loi, tu le sais ! Je t’avais averti qu’ils y allaient à reculons… Ce revirement de dernière minute est impoli, je l’admets… mais prévisible.

— Oh, pour l’amour du ciel ! Épargne-moi tes simagrées de pucelle, s’exaspérait Verus. Je te connais … Le chantage affectif au pire moment, c’est ta spécialité. Tu m’as mis la pression, eh bien ! Sers-moi la purée, maintenant. Mais sache que même les poches des parrains de la pègre ne sont pas inépuisables… La crise impacte tout le monde ! Comment tout cela va-t-il nous coûter ?

— Absolument rien, je te le répète. Ce n’est pas le problème. »

Ça, c’était une première. Interloqué, Verus sonda les yeux ridés de son interlocuteur. Celui-ci tapotait son verre d’un air embarrassé.

« Bon, ronchonna Verus. Explique-toi, tu as cinq minutes.

— C’est mon fils, Hadrien. Il s’est fait remarquer.

— Ah, rit Verus d’un air mauvais. Ça ! Lui et ses duels de cœur à la noix… Quel patricien a-t-il cocufié, cette fois-ci ?

— Pas remarqué comme ça, s’exaspéra Nabor qui n’aimait pas resasser cette vieille affaire honteuse. L’ambassadeur pluve va le soutenir pour la magistrature suprême… Il veut faire de lui le Doge d’Arapède.

— Hein, s’éberlua Verus. Mais Sextius Titien…

— Notre Altesse Sérénissime ? On vient de m’annoncer son cancer. Eh oui, Verus… Lui aussi, il vieillit. Il ne démissionnera que dans trois mois, histoire de mettre en ordre ses affaires et d’assurer une transition sereine au pouvoir. Mais dans les faits, Hadrien est déjà désigné.

— Mais enfin, le second-maître du Doge… Son chef de parti…

— Tu sais très bien qu’ils sont assignés à comparaître dans cette sinistre affaire d’envoûtement. Pour la République de Pluvède, c’est rédhibitoire. Ils avaient encore confiance en Sextius Titien, mais s’il part… Nos alliés pluves préfèrent encore passer le pouvoir à un autre camp politique plutôt qu’à des gens qui pratiquent la sorcellerie. C’est arrêté, Verus. Le Parti Concordiste va arriver au pouvoir. »

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